L’Oiseau schizophone

De Frankétienne

Le pouvoir acoustique de Frankétienne
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Coup de cœur de l’écrivain djiboutien Abdourahman A. Waberi pour le Haïtien Frankétienne, à propos de L’Oiseau schizophone, que vient d’éditer Jean-Michel Place.

Il faut d’abord savoir gré aux courageuses éditions Jean-Michel Place d’avoir osé publier intégralement cet immense pavé de 812 pages en fac-similé (avec les dessins originaux de l’auteur) dans un Paris éditorial plutôt frileux et accoutumé aux romans-kleenex de 120 pages dépourvus de substantifique moelle épinière. On se demande même si lesdites éditions n’ont pas voulu se compliquer encore la tâche en commençant la publication de l’oeuvre de Frankétienne par le plus ardu de ses ouvrages !
Frankétienne est né en 1936 d’une mère paysanne noire et d’un père soldat américain inconnu. Cet enfant du viol est devenu, avec les ans, un écrivain autodidacte, prolixe, inventif, « hénaurme », à l’ambition démesurée. Ce qui éberlue ou agace beaucoup dans le petit cercle des écrivains haïtiens et/ou caraïbéens. On compte parmi ses fidèles admirateurs Raphaël Confiant qui lui a dédié son Eloge de la créolité. Pour l’ambition, jugez en plutôt : « J’ai écrit une oeuvre épique pour cinq siècles et pic à venir / Et après ? / II n’y aura plus de littérature. / Comment ? / Le livre n’aura été qu’une fleur éphémère de la pensée dans l’aventure humaine », présentation, p. 1).
Résumer cette oeuvre foisonnante n’est pas simple. L’intrigue, ou plutôt le prétexte, tient cependant en quelques lignes. Le reste semble être une succession d’états psychiques. L’écrivain Philémond Théophile, dit Prédilhomme, est jeté en prison ; il est jugé pour son « esthétique du chaos absolu » : « Votre théorie sur la lumière des catastrophes conduit inévitablement au sida culturel ». Ainsi, il est condamné par le régime zozobiste de la Mascarogne à rester nu dans une pièce noire avec pour seul viatique le dernier exemplaire de son livre sacrilège : Vous les [les feuilles]mâcherez. Vous les avalerez. Vous les vomirez avec les sécrétions de votre âme subversive et perverse. Et finalement vous en mourrez ». En attendant, voici notre écrivain jeté dans un exil intérieur qui n’est pas sans rappeler la condition indigente des écrivains restés au pays, comme Frankétienne, sous les dictatures des Duvalier père et fils. Ces derniers (outre l’auteur de Dezafi, citons Jean-Claude Fignolé et René Philoctète) ont fondé un mouvement littéraire appelé « spiralisme » qu’ils envisagent non point comme une école mais comme un état d’esprit et un cri polyphonique contre l’enfermement totalitaire imposé à leur « patrie-porcherie ». Ils produiront des livres baroques et échevelés qui rentrent difficilement dans le cadre étroit du genre romanesque.
« L’Univers est un divin collage » nous apprend Frankétienne en ouverture, ce programme, mieux, cet art poétique est déployé à grand renfort de moyens tout au long du roman. Délire verbal, « fréquence vibratoire de l’écriture quantique », « cinéma de voix en marche », « peinture brutale et baroque », logogrammes, poèmes-dessins, « chassé-croisé des sonorités », coq-à-l’âne savoureux, métamorphoses en tout genre, références au vaudou etc. la machine et la magie de Frankétienne s’ébranlent pour nous emporter dans un au-delà, un outre-monde où règnent « l’extase » et « le silence inextinguible ». Voilà l’invite pour un voyage aux « ultimes frontières de l’imaginaire ». On l’aura compris, L’Oiseau schizophone est un ovni littéraire. Pour les références, rabattons-nous encore une fois sur les dires de son auteur qui cite, notamment, James Joyce, le Joyce de Finnegans Wake, pour son talent à concasser les langues, qu’elles soient de bois, vertes, populaires ou empruntées. Nous avons cru déceler des cousinages avec des écrivains de la démesure comme Rabelais, de la limite comme Michaux ou du collage comme Dos Passos. Physiquement le livre ressemble aux tapuscrits d’Arno Schmidt. Il ne faudrait surtout pas sous-estimer la part très importante qui provient du créole haïtien puisque Frankétienne est aussi l’auteur du premier roman de la langue créole (Dézafi, 1975). Il écrit également pour le théâtre un créole proche des masses paysannes qui forment l’essentiel de la population insulaire. On risquerait de passer sous silence le Frankétienne poétique : cinq recueils sur un total de trente ouvrages sans compter ce qu’il appelle les « spirales » qui forment le gros du lot.
Enfin, la meilleure façon de faire sentir aux lecteurs toutes les qualités de roman peu ordinaire et surtout de sa langue chaotique, tour à tour lyrique, poétique, politique et scatologique, c’est de citer de longs extraits. Car il y a des pépites à toutes les pages. Des aphorismes à tout bout de champ. Des inventions à tire-larigot : « Elle dégoulottait de scandaleuses onomatopées, débobinait les interminables déblosailles quotidiennes, défilaunait toute la poésie de l’univers et les treize grands mystères de la vie dans une absolue totalité synchronique, passé présent futur confondus… ». On ne comprend pas toujours les mots comme dans cette phrase, et je pourrais en citer des milliers : « Parlumier nuride chidillant la vadilure du québard, l’ilburie d’un asiboutou lordiné de quirame et d’alguibar » (p.218-219). Mais on peut se laisser emporter par le souffle. Car plaisir il y a, pour qui sait patienter, et pour les yeux et pour l’oreille. En fait, L’Oiseau schizophone est à déguster patiemment, à raison de quelques pages par journée. Frankétienne n’a-t-il mis plus de sept années pour venir à bout de ce chantier ? C’est aussi un livre à mettre dans les mains des candidats à l’écriture. Ils y trouveront, à coup sûr, beaucoup de matériaux et y puiseront, si possible, des ressources d’humilité.

L’Oiseau schizophone, de Frankétienne, Ed. Jean-Michel Place, Paris, 1998, 812 pages, 190 FF.///Article N° : 797

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