La troisième édition du Festival du film africain de Louxor qui s’est déroulée du 16 au 24 mars 2014 confirme ce que nous avions pu noter sur la deuxième (cf. [article n°11420]) : une volonté et un potentiel énormes, mais aussi la persistance de problèmes à résoudre (public, animation, et surtout sélection).
En dépit de la crise égyptienne qui vide dramatiquement le pays de ses touristes, à commencer par cette ville qui vit essentiellement de sa proximité du temple de Karnak et de la vallée de Rois (1), le festival du film africain de Louxor a pu trouver les 700 000 US$ de budget nécessaires pour en confirmer et développer l’ampleur. Destiné à être une plaque tournante entre le monde arabe et le monde noir, le festival a posé cette année la première pierre d’un marché dénommé Etisal. Avec l’ambition de faire venir les producteurs et les acheteurs à l’avenir et de jouer un rôle proche des festivals du Golfe en termes de coproductions et de commercialisation, il s’agissait cette année d’en définir les contours avec un certain nombre de professionnels connaisseurs des problématiques des cinémas d’Afrique. Un fonds doté de 60 000 $, que les organisateurs espèrent pouvoir pousser à 100 000 $, va soutenir la production de courts métrages africains (définis comme étant d’Afrique noire, le mot africain signifiant ici l’Afrique subsaharienne tandis que le festival accueille les films de toute l’Afrique
).
Grosse machine cherchant une aura médiatique pour mettre les cinémas d’Afrique en lumière, le festival a rendu hommage cette année lors de l’inauguration au beau milieu du temple de Louxor illuminé à l’acteur américain Dany Glover, au cinéaste de Guinée-Bissau Flora Gomes, et au célèbre acteur égyptien Mahmoud Abdel-Aziz. Dans la bonne logique centraliste égyptienne, le festival est à Louxor une pièce rapportée : tout vient du Caire, les bénévoles ainsi que la logistique qui arrive dans sept gros camions. Les publications du festival sont de même imprimées au Caire. Le festival fait en effet un gros effort à ce niveau, si bien qu’ont pu être présentés cette année un livre en arabe sur les cinémas d’Afrique du professeur Farouk Abdul Khaliq, la traduction en français de la Chronologie du cinéma égyptien du professeur Ali Abu Shadi et la nouvelle traduction en arabe de la première moitié de mon livre Les Cinémas d’Afrique des années 2000 : perspectives critiques, la traduction présentée en 2013 n’ayant pas la qualité nécessaire.
L’aspect formation est également largement développé. Le cinéaste éthiopien Haïle Gerima est revenu cette année pour animer un atelier de réalisation, tandis que l’écrivaine et réalisatrice zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga dirigeait un atelier de scénario et qu’un atelier de cinéma d’animation était animé par Shawikar Khalifa et Ashraf al-Mahdi. J’eus l’occasion d’animer cette année encore un atelier sur la critique de cinéma avec des journalistes égyptiens triés sur le volet, qui fut très fécond en analyses des films du festival.
Les efforts du festival pour attirer le public local ne fonctionnent que si les films sont présentés en arabe, si bien que les immenses salles de spectacle de la ville de Louxor ne rassemblaient pratiquement que les invités du festival aux projections, ce qui est frustrant pour des réalisateurs qui font de longs voyages pour venir présenter leurs films. Mieux vaudrait rassembler tout le festival en des séances uniques plutôt qu’une large programmation dans différentes salles, au moins le matin sinon toute la journée, pour assurer une présence et une qualité de débat. Là aussi, des professionnels de l’animation de débat seraient bienvenus et des traducteurs adaptés pour jongler entre l’arabe, l’anglais et le français.
La très forte proportion de films réalisés par des Occidentaux sur l’Afrique dans la programmation en a étonné plus d’un, y compris dans les jurys qui rassemblaient des personnalités proéminentes des cinémas d’Afrique. Il est en effet étonnant dans un « festival de cinéma africain » que ce soit le cas pour six des quatorze fictions en compétition et pour neuf des douze documentaires en compétition, comme s’il manquait de bons films en Afrique.
La qualité de l’accueil d’une équipe engagée relativise les imperfections, mais le festival devrait corriger ces derniers points pour ne pas troubler son image auprès de la profession.
Découvertes et déceptions
Concentré sur le travail de l’atelier, je n’ai pu voir que quelques films de la compétition. Deux films se détachaient par leur heureuse radicalité : C’est eux les chiens du Marocain Hicham Lasri (cf. [critique dans l’article n°11520 sur Cannes 2013]) et Bastardo du Tunisien Nejib Belkadhi, connu pour son excellent VHS – Kahloucha, auquel nous consacrons une critique à part (cf. [critique n°12144]).
Il était émouvant de retrouver Sana Na N’Hada qui présentait un second long métrage vingt après son premier Xime (cf. notre entretien). Il avait un scénario de prêt pour poursuivre sa démarche filmique, mais a été victime des affres politiques de la Guinée Bissau qui n’a connu que six années de tranquillité en quarante ans d’indépendance. Il a cependant poursuivi bon an mal an un travail documentaire qu’il va poursuivre après ce film sur les traditions des différents peuples de Guinée Bissau. Kadjike (qui veut dire le bois sacré) est proche de ce souci tant dans sa structure que dans son récit. S’appuyant au départ sur une légende de l’archipel des Bissagos, il oppose la détermination d’un jeune à défendre le mode de vie et les traditions de son peuple proche de la nature contre des trafiquants de drogue qui dilapident les richesses de la forêt. Il dénonce au passage la trahison de celui qui, attiré par l’argent facile, vend les terres appartenant à la communauté ou bien de celui qui suit les mirages de la ville pour être finalement confronté à ses trafics. Le tout est traité dans un style contemplatif où prime le rapport à la nature et à l’ordre des choses, tandis que la dimension documentaire prend le dessus et emporte l’adhésion.
Documentaire également, la démarche de The Kampala Story, coréalisé par le Danois Kasper Bisgaard et l’Ougandais Donald Mugisha. Ce court film (62 minutes) écrit en cinq jours et tourné en onze n’a coûté que 15 000 US$. Il est assez proche de ce qu’avait pu faire avec un petit budget le Sud-Africain Darrell J. Roodt dans Zimbabwe sur le thème des femmes de ménage qui vont chercher du travail en Afrique du Sud et se font harceler par leur patron. Il combine en effet avec un certain bonheur la simplicité de l’histoire et celle de son esthétique. La jeune Apio doit aller à Kampala tenter de retrouver son père qui reste injoignable pour réunir l’argent nécessaire aux soins de sa mère enceinte et malade. Mais le père est en prison
Rien d’original dans la mise en scène ou le cadre mais aucune recherche d’effets, une musique minimale qui ne vient pas contredire l’émotion des scènes, un personnage fragile mais déterminé qui trouve le courage de dénouer la situation
Par sa sincérité et son détachement autant que par son choix du suspens, le film se détache du programme de sensibilisation aux nouvelles technologies qui a permis son financement (les téléphones portables permettent de transmettre de l’argent aisément). Il n’est cependant pas dépourvu d’ambiguïtés. La médecine traditionnelle y est décrite comme inefficace, si bien qu’Apio devra entamer son long voyage pour acheter les médicaments « modernes » mais onéreux. Le rôle d’Apio, confrontée au désir d’un moto-taximan qui l’aide puis la rejette quand elle n’accède pas à ses attentes, ne fonctionne que parce qu’elle est mignonne
Il n’empêche que son visage souriant en gros plan à la fin du film conquiert le spectateur
Son épopée lui aura ouvert l’esprit puisqu’elle convaincra ensuite son père de l’envoyer à l’école, ce que le film a fait en réalité puisque cela lui a payé ses études.
C’est bien sûr lorsque l’intention prend le dessus sur la complexité qu’un film pose problème. C’est le cas d’Imbabazi, le pardon du Rwandais Joël Kikereza, qui a étonnamment reçu du jury présidé par Souleymane Cissé le grand prix du festival, le Nile Grand Award. Entièrement construit pour soutenir un message de tolérance, le récit prêche la réconciliation par le pardon. Sans doute faut-il un peu plus que cette affirmation pour convaincre les Rwandais confrontés au retour des génocidaires de vivre ensemble. S’il pointe bien la parole comme condition essentielle de la réconciliation (que les bourreaux avouent leurs crimes), il le fait en dehors de tout processus collectif (à la différence des gachachas, tribunaux populaires organisés dans chaque village pour relayer une justice rwandaise dépassée par le nombre), comme le produit d’une illumination individuelle : Manzi, qui a dirigé une équipe de tueurs, sort de quinze ans de prison comme touché par la grâce, se met à parler sur les marchés et ouvre un bureau pour que les témoignages soient recueillis. Sa « conversion » rédemptrice est l’objet d’une ellipse, comme s’il était évident qu’un assassin finisse par regretter ses crimes. Son équipe de tueurs est décrite comme un gang d’excités, toujours montrés comme une masse, comme dans les films hollywoodiens sur le sujet (Hôtel Rwanda, Shooting dogs). La constitution et l’entraînement de milices endoctrinées et préparées à perpétrer l’Itsembabwoko sont bien évoqués, ainsi que l’élaboration de listes de Tutsis à éliminer, mais tout ça en dehors de toute complexité et de contexte politique, comme s’ils versaient soudain dans le camp des méchants. Plus intéressant est le fait qu’aussi bien le père que le quartier de Manzi perpétue le racisme qui a fondé le drame, mais l’utilisation de l’expression « guerre civile tribale » dans le synopsis du film fait froid dans le dos, tant ces termes réduisent le génocide à un comportement de sauvages – justement cette perception méprisante qui a empêché le reste du monde d’intervenir au plus vite. Outre la platitude de l’image et du jeu d’acteur, un cadrage de téléfilm et une mise en scène quasi-inexistante, le scénario appuie le pardon de Karemera, qui a quand même vu sa femme violée et tuée, et son père assassiné devant lui, sur l’exemple de la réconciliation forcée de deux gamins après une altercation au foot
Alors que de grands films comme Sometimes in April de Raoul Peck restaurent la complexité et évitent la naïveté d’un pardon de pacotille (cf. [critique n°4516]), il est quand même grave d’arriver aujourd’hui à une telle régression.
Un tel film nous appelle à nous demander qui parle dans le film, si ce n’est l’idéologie qui le sous-tend, en l’occurrence un pardon chrétien ramené à une réconciliation enfantine. Même frustration face à Dust and Fortunes de Justice Chapwanya Mokoena, où Michael, un jeune handicapé passionné de foot, arrive à mobiliser une équipe et faire venir la meilleure équipe du pays en match amical. Ici encore, aucune contradiction : tout le film se résout à la démonstration de l’idée inscrite en insert au départ que « les grands rêves des grands rêveurs se réalisent toujours ». Il suffira donc que Michael croie que sa détermination sera forcément couronnée de succès. S’il lui vient à douter, un coach lui-même ancien joueur professionnel lui souffle qu’il faut y croire pour que ça vienne ! Ici aussi, l’exemple des tendres enfants l’emporte puisque le charme de sa sur aura raison des réticences du meilleur joueur lorsqu’elle lui donne l’exemple d’un groupe d’enfants qui doivent rester unis pour triompher. Le mépris de Michael envers son père (« la vérité fait mal ») mais aussi les moqueries du chef du village tracent une ligne de partage entre la bêtise du père et la suffisance des autres, si bien que cette galaxie de personnages n’apparaît que comme une mauvaise farce. Une musique omniprésente et une caméra distante oblitèrent toute chance de communier avec les joueurs pendant le match final, tandis que les raccords du film ne sont assurés que par des soleils couchants… On reste atterrés par cette constellation de bons sentiments dont on ne peut s’expliquer la sélection en compétition dans un tel festival.
La pauvreté de la sélection des films d’Afrique noire remet en effet en cause la pertinence d’un festival qui cherche justement à en magnifier l’apport. Durban poison du Sud-africain Andrew Worsdale venait quelque peu relever le niveau mais se donne davantage comme un film noir que comme une tentative d’introspection post-apartheid sur la violence à l’uvre dans la société. Effectivement, les codes du film noir sont présents : ambiance glauque et pessimiste voire cynique, style ténébreux dans les bas-fonds (en l’occurrence le milieu trash marginal des Blancs sud-africains vivant dans des camps de roulottes dépareillées), histoire marquée par des flash-backs ponctués par les reconstitutions ou interrogatoires d’un policier enquêteur, personnages douteux et femme fatale entraînant l’homme vers sa destruction. Il y a un côté Bonnie and Clyde (1967) dans cette histoire rondement menée d’un couple de marginaux blancs amenés à tuer quatre personnes dans leur cavale, mais alors que le film d’Arthur Penn fut un film culte car il rendait compte d’une jeunesse en rupture avec la violence exercée dans et par la société américaine jusqu’au Viêt-Nam, Durban poison se refuse à dépasser le simple exercice de style désabusé, si bien que son côté déjanté n’est qu’apparence et que ce couple n’aspire en fait qu’à une vie de famille conservatrice autour de son enfant. C’est le fait qu’il ne peut y parvenir et se trouve victime de ses propres démons qui semble intéressant, comme un blocage général dans une société. Mais on est loin du décapage radical qu’apportait par exemple Michael Raeburn dans Triomf, qui mettait en scène une famille de trashs blancs parfaitement folle (cf. [critique n°9472]). Ce n’est pas vraiment dans Durban poison que la société sud-africaine pourra trouver dans ses marges une féconde remise en cause. Sans doute cela tient-il à sa volonté de coller au film noir en mettant en parallèle le récit en live du couple et l’enquête policière.
Les films égyptiens trouvent naturellement davantage leur public à Louxor. Ce fut le cas de Doaa Aziza, le long métrage documentaire de Saad Hendawy qui a reçu le Nile Grand Award. Tourné sur deux époques, 2005 et 2012, il suit deux femmes d’origine égyptienne partageant le même devenir professionnel (présentatrice à la télévision) mais partagées entre la France et l’Egypte. Sa force est de leur donner le temps d’installer leur courage, de rendre compte des pressions de leur environnement familial et culturel, ainsi que de la douleur inhérente tant au partage d’identité qu’à un choix professionnel éloignant d’une vie affective équilibrée. Mais l’émotion qu’il construit reste limitée par le fait que cela ne passe que par un flot de paroles, au détriment de respirations plus senties que des images touristiques de Paris ou du Caire. L’intérêt du film est davantage dans l’affirmation d’une identité transnationale où l’on n’est plus d’ici ou d’ailleurs mais des deux à la fois, et que cette incertitude peut être revendiquée comme une nouvelle définition de soi, assumée non comme une perte mais comme une richesse.
C’est peut-être dans cet esprit que le festival a multiplié les films sur l’Afrique réalisé par des Occidentaux ou bien à deux mains. Mais il n’en demeure pas moins que nombreuses sont aujourd’hui les oeuvres africaines qui explorent ce nouvel être au monde, caractéristique du positionnement des films des années 2000, et qu’il est dommage en pareil lieu de ne pas les mettre en avant.
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