Luc Saint-Eloy : respirer créole à Paris avec le Théâtre de l’Air Nouveau

Entretien de Stéphanie Bérard avec Luc Saint-Eloy

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Dramaturge, metteur en scène et comédien guadeloupéen, Luc Saint-Eloy œuvre à la reconnaissance et à la promotion de la littérature et de la culture antillaises à Paris, où il réside depuis maintenant près de trente ans. Directeur du TAN (Théâtre de l’Air Nouveau), compagnie fondée par Marie-Line Ampigny en 1983, il a monté entre autres Cric crac blogodo (1987), Trottoir Chagrin (1991), Bwa brilé (1996) ainsi que Chemin d’école (1997), pièce adaptée du roman de Patrick Chamoiseau, où la parole en créole et en français est rythmée par les battements de tambour. Luc Saint-Eloy met à l’honneur la culture antillaise dans un théâtre qu’il veut combatif, résistant au sein d’un contexte culturel français jugé parfois défavorable à l’épanouissement théâtral caribéen.

Est-il selon vous préférable de résider à Paris pour exercer son métier de metteur en scène et de comédien ?
Il fut un temps, on pouvait penser qu’il y avait sans doute intérêt à résider à Paris pour exercer nos métiers. C’est lié au mythe qu’on nous a bâti. Sans doute aussi parce que Paris a la réputation d’être « la » grande ville cosmopolite. On pensait qu’il était plus facile de pouvoir montrer son travail et faciliter ainsi d’éventuels achats de spectacles ou encore faciliter les tournées, et multiplier les chances de travailler. Nous sommes nombreux à y avoir cru. Quelle naïveté ! Si l’on compte le nombre de salles, et le nombre de spectacles qui s’y jouent. Où diable sommes-nous ? Il y a sans doute d’autres questions à se poser. Combien de fois, et pour combien de représentations ? Quand pouvons-nous assister au spectacle d’un metteur en scène des Antilles Guyane par an ? Cela se compte sur les doigts d’une seule main… et encore !!! Je crois que les avantages sont bien minces, s’il y en a, à résider à Paris. Puisque nos spectacles n’intéressent pas grand monde, en dehors de nos publics quand on arrive à bien communiquer. Et les difficultés pour les montrer restent nombreuses. Personnellement, je me suis souvent battu, pour que les inspecteurs de théâtre acceptent de se déplacer. Evidemment, on ne peut pas tout voir nous dit-on souvent. Si ma mémoire est bonne, cela m’est arrivé une fois en vingt ans… Il faut savoir également, que si un inspecteur n’a pas vu vos spectacles, c’est qu’il ne peut connaître votre compagnie. Et s’il ne connaît pas votre compagnie, il ne peut se prononcer sur les dossiers que vous présentez aux commissions de la DRAC. C’est assez curieux, mais vous pouvez tourner en rond ainsi pendant très longtemps. Si la culture est financée par l’Etat, il y a des raisons. Mais c’est notre argent parce que nous sommes des contribuables comme les autres. Sans aide à la production, il est impossible d’avoir de grands moyens pour créer. Sinon, on crée comme je l’ai fait en inventant toutes sortes de concepts pour rester présent et trouver des solutions de production. C’est une longue histoire.
Est-ce que la situation des professionnels du théâtre vivant en Martinique et en Guadeloupe est différente ?
Moi qui étais un des experts théâtre à la DRAC Guadeloupe, il me semble que les spectacles dans nos régions, sont vus plus fréquemment et qu’on peut plus facilement savoir qui fait quoi et dans quelles conditions les différents spectacles se créent. Si on se débrouille bien, les spectacles peuvent tourner dans les Caraïbes. Les tournées vont peut-être durer moins longtemps. Mais rien ne vous empêche de proposer vos spectacles dans l’hexagone. Mais à condition de faire partie de réseaux. Si possible. En Martinique, je crois que les spectacles peuvent tourner plus facilement dans les communes car il y a plus de lieux de représentation. Par exemple, il m’est arrivé de jouer trois semaines au Théâtre municipal de Fort-de-France, tout comme il m’est arrivé de jouer trois semaines dans un théâtre parisien. Je ne pense pas qu’il y ait un avantage quelconque à résider à Paris, sinon peut-être celui de rencontrer plus de spectateurs, ou de professionnels. Je n’en suis pas très sûr ! Paris manque de curiosité nous concernant. Il est difficile de répondre en deux mots à une telle question. Mais l’expérience me le prouve de plus en plus. Il est trop difficile de monter nos projets ici. Il n’y a pas assez de reconnaissance à notre niveau. C’est comme si je tentais de vous dire pourquoi nous sommes si absents du paysage national. Ce n’est plus à moi à répondre à ce genre de questions. Créons à l’endroit où nous résidons et battons-nous pour faire exister nos créations, surtout à l’heure d’internet. Si un spectacle intéresse ou si un comédien intéresse, l’océan n’est plus un obstacle. Il ne faut plus se raconter d’histoire. Le handicap reste le même : les moyens de production et de diffusion. Personnellement je ne donnerai à personne le conseil de partir ou de rester. Chacun doit vivre ses expériences et en tirer les conséquences ! J’ai fait ce que j’ai pu pour éclairer sur nos difficultés et nos réalités ici !
La langue créole et le tambour occupent une place primordiale dans votre théâtre, que ce soit avec « Bwa brilé » ou « Les enfants de la mémoire ». Pouvez-vous nous parler de ce lien privilégié que vous entretenez avec la culture créole ?
Le jeu en créole nous éloigne de tout ce que l’on avait abordé dans nos précédentes créations dramatiques. J’ai même le sentiment qu’on ne joue plus de la même manière. Le jeu en créole et en français est complètement différent. Depuis, j’ai toujours privilégié la présence du tambour sur le plateau, mais pas en tant qu’accessoire. Et le tambour vient rythmer toutes les émotions et il devient l’acteur principal. Cela me demande alors de mettre en scène les musiciens et d’en faire des partenaires-acteurs à part entière. Cela change leur rapport avec leur instrument. Je les glisse dans les différents partis pris au niveau des choix proposés aux comédiens. On a connu des moments intenses et rares. Et je puise dans notre histoire, dans nos douleurs. Le bouger, le parler, tout devient « Nous » et nouveau dans mon univers théâtral.
Peut-on définir le / les théâtres antillais aujourd’hui ?
Il faut déjà que le metteur en scène soit lui-même profondément et culturellement antillais. Qu’il soit lui-même hors domination. Qu’il soit déjà en totale réconciliation avec lui-même. Ce sont des traces que vous retrouvez dans les choix de création.
Quels sont les moteurs et les freins à la création théâtrale antillaise contemporaine ?
Les moteurs sont les moyens qu’on donne à un créateur. Pourriez-vous faire voler un oiseau si vous le privez de ses ailes ? Si vous n’êtes pas dans les bons réseaux, issus d’une même école, du même moule, si vous ne faites pas ce qu’on attend de vous, vous n’avez aucune chance d’exister. Pouvez-vous construire sans moyens, sans lieu, sans considération, sans encouragements. Finalement êtes-vous vraiment libre de créer ? Vous croyez que vous pouvez poursuivre vos ambitions si on ne reconnaît pas en vous le créateur que vous êtes ? N’êtes-vous pas un professionnel comme un autre quand vous avez tout sacrifié pour ce métier, et que vous vivez de ce métier ? Est-il si facile d’en vivre ? Cela tient encore du miracle d’être et de rester en état de bâtisseur lorsque vous avez à faire de la gestion humaine. Qu’est-ce que la mise en scène à votre avis si ce n’est d’aller fouiller dans l’être et chercher à comprendre la complexité humaine… Sans les réseaux, pas d’espace, pas de moyens, pas de diffusion, peu de considération. Pas facile de gagner et d’évoluer au milieu de donneurs de leçons. Vous vous demandez vous-même si vous êtes encore au temps béni des colonies. Que font des gens comme lui dans la culture ? Mais que font-ils donc chez nous, indigènes que nous sommes ? Qui les nomment à ces postes clés ? Voilà un des principaux freins. Ce mépris que nous essuyons et cet état d’esprit qu’il faut abolir ! Je ne généralise pas mais je vous donne un exemple précis. Et c’est du concret. Sommes-nous sur le même pied d’égalité dans ces domaines de la création ? J’en doute malheureusement ! Mais quand vous dites la réalité, vous devenez un danger qu’il faut écarter… Un médecin pourrait-il soigner correctement son patient s’il ne lui dit pas ce dont il souffre ?

Paris, septembre 2008///Article N° : 9349

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