Lussas 2023 / 1 : Voyage au lac, d’Emmanuelle Démoris

L'enfance face aux fantômes

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Les 35èmes Etats généraux du documentaire de Lussas, qui se sont déroulés du 20 au 26 août 2023 dans ce petit village d’Ardêche (France) ont tenu à présenter les trois parties de Voyage au lac, le nouvel opus documentaire d’Emmanuelle Démoris dont les plus de 12 heures de Mafrouza avaient profondément marqué en 2010. Une rencontre d’une après-midi complétait ces projections. Confrontant les migrants principalement africains d’un centre d’accueil aux habitants, Voyage au lac rend compte de l’état des choses dans un coin d’Europe.

Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? 

L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. 

Oui, pour le jeu divin de la création, o mes frères, il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner son propre monde. 

Friedrich Nietzsche, Les trois métamorphoses, in Ainsi parlait Zarathoustra

 

Après l’Egypte de Mafrouza, Emmanuelle Démoris voulait filmer cette fois notre vieille Europe fatiguée sans s’arrêter au désenchantement qui domine dans les médias. Son désir était de retrouver l’esprit « salutaire et stimulant » du Zarathoustra de Nietzsche : « son rire, sa rage et sa joie qui décapent les yeux« . Quelle surprise d’entendre aussi bien Franck le Camerounais que Maria Pace l’Italienne y faire référence. Ces personnes, dit-elle encore, « ont ce rire et cette capacité de dénaturaliser la réalité qu’elles traversent, d’en révéler l’étrangeté« .[1]

Et c’est vrai que le film est drôle, et nous montre de drôles de personnes ! Nous sommes au lac de Bolsena, le plus grand lac volcanique d’Europe, situé dans le Latium, en Italie centrale. A Bolsena même, des maçons préparent après leur travail la représentation du Mystère de Sainte-Christine qui consiste en une transe dionysiaque. De leur côté, des migrants africains sont regroupés dans un centre d’accueil après avoir traversé la mer via la Libye. Maria quant à elle guide les touristes dans les méandres de sa perception de l’Histoire locale. Cette articulation entre le local traditionnel et l’hypermondialisé structure les trois parties du film qui se déroulent sur les quatre saisons d’une année : A demain, Clameurs et Vers l’île. Chaque personne rencontrée a ses ancrages, ses interrogations, ses expériences de ce territoire de la vieille Europe qui s’entremêlent et se répondent. Il en ressort une extraordinaire vitalité autant qu’une redoutable lucidité face à la violence du monde. Tous ont leurs fantômes, protecteurs ou démons, échos de ces monstres que l’on appelle « grotesques » qui ornent les fresques du Palais, ou bien des mystères de l’île Bisentine au milieu du lac. C’est le vivre ensemble qui est en cause : l’écoute et le partage des fantômes de chacun, car c’est en accueillant et acceptant l’opacité de l’Autre tout en reconnaissant les similitudes (alter ego : autre semblable) que peuvent s’élaborer les solidarités.

Là est la belle actualité de ce film qui prend le temps de l’écoute et du partage, comme Emmanuelle Démoris l’avait fait dans Mafrouza, qui avait été tourné dans un quartier informel d’Alexandrie construit par ses habitants sur le site et les vestiges d’une nécropole gréco-romaine, résonance entre les morts d’autrefois et les vivants d’aujourd’hui. Le cycle de cinq films de Mafrouza dépassait les 12 heures, les trois parties de Voyage au lac se contentent de 10h45 ! Il faut ce temps laissé aux rencontres pour que se révèlent les tranquilles et joyeuses affirmations de soi que permet l’esprit d’enfance. Il faut voir les maçons de Bolsena jouer les diables qui se montent les uns sur les autres, sans peur du ridicule, torse nus avec leurs queues de diablotins, avec tout l’entrain de leur enfantillage qui s’appuie sur une tradition dont aucun ne saurait dire la trame exacte et qu’ils improvisent chaque année joyeusement.

Comme un écho tragique, le jeu des migrants africains qui répètent comme un exorcisme les douleurs subies en Libye en un théâtre spontané n’est pas plus sérieux, même s’il nous révèle les drames sempiternellement répétés dans ces entrepôts sauvages où les brigands cherchent jusqu’à la torture à leur extorquer des fonds transférés par leurs familles pour les sauver. C’est le scandale d’une Europe qui confie à un pays voyou la gestion du contrôle de l’immigration, que mettait également en lumière Le Chant des vivants de Cécile Allegra (2021).

Diables ou migrants voyageurs, tous résistent par le rire (celui de Sulayman !) et le jeu au désenchantement. Là est la raison de l’existence de ce film. Mais ce qu’arrivent à jouer les migrants, les Européens n’y arrivent pas : l’inversion des rôles ne fonctionne pas lorsqu’il s’agit d’improviser des contrôles au faciès. On ne sait pas interpréter ce qu’on ne connaît pas. La scène est symbolique tant elle précise les assignations raciales. Ayant vécu la Libye et la mer, les migrants sont des survivants. Les bateaux précédents ont chaviré. Lorsque l’un d’entre eux se noie dans le lac, le traumatisme resurgit. Le rituel des funérailles ressoude un tant soit peu les collectivités tandis que la caméra se fait discrète, respectueuse, à distance, sans pathos.

Des personnages sont suivis de près, sans hiérarchie ni dramatisation, mais le groupe des migrants existe en tant que tel, en tant que peuple. A la suite de Foucault et Rancière, « exposer les peuples, ce serait alors faire figurer les sans-parts et sans-noms au rang de sujets politiques à part entière« , écrit Georges Didi-Huberman.[2] Le film est alors un lieu du commun et non un lieu commun[3], tant il montre avec tous ses protagonistes comment une terre devient commune mais aussi, à l’exemple de l’île, comment les pouvoirs de l’argent en limite les accès (elle ne se visite plus aujourd’hui que par visites guidées coûtant 45 € !).

Il est clair que le facteur temps joue un grand rôle : en s’attardant sur des personnages et des groupes en situation, Emmanuelle Démoris capte la complexité de ce qui est en train de se vivre. Si le premier film, A demain, permet de faire connaissance avec les lieux et les personnes en mettant en exergue la capacité de bonheur qu’elles développent, le deuxième, Clameurs, accentue leur participation dans la fabrique du film (Franck va tenir la perche son) tout en explorant la façon donc chacun intègre dans sa vie le passé de cette terre et/ou sa propre inscription dans l’Histoire. Avec le troisième film, Vers l’île, des Etats du Pape et de la Renaissance à la Libye, ce passé traverse le présent. Ces histoires s’entremêlent pour construire de nouveaux imaginaires permettant de mieux s’ancrer dans notre monde. L’île est dès lors le coeur mystérieux de cette terre, un oasis où le temps s’arrête pour envisager l’avenir.

C’est là que les vivants se rappellent des morts, comme le jardinier esseulé de l’île qui les imagine aux fenêtres alors qu’il arrose les plantes, et qu’un sens se construit à la faveur des récits qu’ils en tirent. A la différence d’un romantisme des ruines qui fige le passé, la tradition est réinventée pour répondre aux besoins du présent. Alors même que le Palais s’avère être lui-même la manipulation iconographique d’un Prince fantasmant son histoire familiale, la guide Maria modifie son récit en fonction de son public. De même, la représentation médiévale des diables en tableau vivant ne cesse d’évoluer en fonction du groupe qui la prend ludiquement en charge. Elle est nouvelle à chaque fois et c’est cette liberté qui intéresse davantage la réalisatrice que le spectacle lui-même, d’autant que la prise de décision y est éminemment collective. Tout reste ouvert sans cesse et la caméra encourage cette perception en captant les ressentis et les apports de chacun plutôt qu’un tout homogène.

Comme le soulignait l’historien médiéviste Pierre-Olivier Dittmar lors de la longue et passionnante rencontre qui a clôturé le cycle, il y a là une approche novatrice du folklore : corrompu par le romantisme, le fascisme et les obsessions identitaires de l’extrême-droite, les expressions populaires, les pratiques vernaculaires, sont suspectées et devenues infréquentables pour les chercheurs et les artistes. Ce passé ne trouve plus de médiation. Voyage au lac constitue dès lors une tentative de réappropriation microhistorique de ce passé occulté, urgent pour notre époque où il se trouve touristifié, commercialisé. Allant jusqu’à subtiliser un morceau de relique, Maria Pace se construit dans sa quête de protection un rapport intime à l’Histoire, un gai savoir qui lui donne force et confiance, comme le soulignait Christophe Postic en parlant de ce que lui apporte le film dans son ensemble. Il s’agit là, pour les Africains autant que pour ceux qui manipulent les récits, de savoir oublier comme le préconise Nietzsche. Il s’agit dès lors de sortir des discours préfabriqués comme le notait Ludovic Lamant, pour que le fardeau de l’Histoire s’allège : sortir du rapport de cause à effet induit par ce que Deleuze appelait « le démon des origines », pour insuffler davantage de vie au présent.

Le film est effectivement truffé de moments où l’on danse car c’est avec les corps que l’on peut sublimer les normes, que l’on peut dépasser les frustrations (« la Gambie me manque »), que l’on peut saisir les dialectes (le « parler » de Bolsena, les appropriations linguistiques africaines). Zarathoustra, qui « s’avance comme un danseur« , ne dit-il pas : « Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante » ? C’est là que le film se fait euphorisant, revigorant, engageant. « Je ne pourrais croire qu’en un Dieu qui saurait danser« , dit encore Zarathoustra. C’est là aussi qu’il se fait politique car ce sont les corps qui participent. Là encore, la temporalité de l’expression est nécessaire : il faut que l’oeil écoute (Claudel), et donc un montage idoine. Franck refuse d’être un sujet, donc l’objet d’un discours qui donnerait aux gens « des raisons de se plaindre ou d’être content« . Il veut échapper au récit définitif qui serait celui des mensonges étatiques (« liberté, égalité / mais en réalité / contrôle d’identité » improvise-t-il), et préfère participer au film tel qu’il le sent, en preneur de son ou en photographe de ces ciels « qui n’appartiennent à personne« .

Ludovic Lamant a commencé son intervention en indiquant qu’Emmanuelle Démoris aimait citer Franju : « Mon but c’est la réalité et la tendresse« . Et c’est vrai que son film est émouvant. Il aide à se penser soi-même au présent. Il n’est pas sur le monde, il est dans le monde, à l’écoute des irréductibles idiosyncrasies de chacun, pour reprendre l’expression de l’historienne de l’art Catherine David dans son intervention : le hiatus dynamique qui relie les expériences particulières croisant un monde globalisé. L’ordinaire, le quotidien brûle d’actualité, comme chez les surréalistes ou chez Georges Perec. La sincérité, la simplicité, le dépouillement et bien sûr le temps passé sont des portes pour entrer en correspondance avec ces vécus. Ce qui semble disparate devient familier, alors même que les paysages et le lac restaurent une permanence.

On sent à chaque instant combien cette pratique immersive procède d’une démarche non-directive, non-interventionniste, accompagnatrice des personnes filmées. « Je fais bouillir dans ma marmite tout ce qui est hasard« , dit Zarathoustra. Cela passe par l’esprit d’enfance, cet enfant qui aime la vie pour elle-même, et ne lui attribue pas encore un but moral, religieux ou métaphysique. C’est la troisième métamorphose du prologue de Zarathoustra : le lion devient enfant. Il s’agit donc de désacraliser le réel : rien de tout cela n’est définitif, générique ou absolu, rien de tout cela n’a prétention à la totalité. C’est au contraire, à la différence des réassignations identitaires actuelles, la saisie d’imaginaires singuliers à la faveur d’une attention particulière, l’oeil d’une cinéaste. C’est aussi la saisie des bruits du monde, ces clameurs qui interrogent notre temps et voudraient changer nos perspectives, si nous voulons bien écouter les fantômes de nos semblables que ce film nous apprend à entendre avec l’esprit d’un jeu d’enfant.

 

[1] https://blogs.mediapart.fr/cinema-du-reel/blog/240323/entretien-avec-emmanuelle-demoris-realisatrice-de-voyage-au-lac

[2] Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants – L’œil de l’Histoire, 4, Ed. de Minuit, 2012, p. 108.

[3] Ibid, p. 159.


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