Mange, ceci est mon corps est une proposition. Une invite à entrer dans la transe. Au-delà de la compréhension, au-delà du rationnel. C’est un film hallucinatoire, hypnotique, un rêve éveillé où il faut fermer les yeux, les fermer très fort. Et laisser au vestiaire ses a priori. C’est une musique du regard et une danse du sensible. Un espace poétique où se laisser aller. L’approche est forcément aérienne, longue introduction où l’on surplombe la mer, puis les bidonvilles, puis une vallée desséchée, histoire de se laisser porter, avant d’atterrir dans une cérémonie vaudou. Nous sommes sur cette île de folie, Haïti, où se syncrétise et se résume le drame et le défi du monde.
Des enfants se dirigent en file vers une maison coloniale, en un temps qui s’étale, le temps de l’Histoire. Ils seront lavés et endimanchés pour le rituel du repas, mais le repas des enfants de la colonie est absent. « Et si on faisait semblant de manger ? » Cela ne les dispensera pas d’être conviés à remercier en boucle. Mais, ironie des Indépendances, lorsqu’ils ont enfin un gâteau à se partager, ils s’en emparent et le gâchent, se goinfrent et se l’envoient à la figure, dérisoire bagarre des repus. Plus tard, ils s’entretueront.
Des femmes créoles mixent comme des DJ une musique répétitive et obsessionnelle. Le mixage est récurrent : la tête noire se blanchit en plongeant dans le lait, un albinos apparaît. Le blanc est dans le noir. Mais le corps noir est, lui, mixé dans le lait blanc pour que le biberon soit tété par la femme blanche anthropophage. Le blanc mange le noir. Madame (Catherine Samie) porte le fardeau de l’homme blanc envers « ses enfants adorés et rétifs, qui prennent et ne donnent rien en retour ». Elle est l’abondance incomprise par ceux « qui lui crachent dessus dans leur ignorance ». Elle nourrit ce monde cannibale : « mange, ceci est mon corps ». Et elle se nourrit elle-même de la chair du peuple noir, au point de se voir en lui : « Je suis cette île et son peuple est moi ». Transsubstantiation : c’est bien au niveau du corps que se sont joué et se jouent encore les rapports entre nantis et damnés dans la grande Cène du monde.
La texture, la couleur de la peau, filmée au plus près, ne définissent pas la substance de la chair, commune à tous. L’apparence n’est pas l’homme. Elle est le lieu de l’inégalité, mais elle est aussi et surtout le lieu de la manipulation de l’image de soi. Là est la racine du mal, la raison de la perpétuation de l’exploitation : Patrick, le domestique noir, observe et convoite la jeune femme blanche (Sylvie Testud, admirable de subtilité) à travers une ouverture qui est aussi un miroir. Dans l’expérience de la recherche d’une conscience de soi, il faut négocier son image tant elle est empreinte de celle de l’autre. C’est un cercle infernal dans un film en boucle, une spirale sans fin, une pratique anxiogène et nécessaire, un doute permanent, une lenteur insoutenable pour un spectateur mis à mal comme l’est le citoyen d’un monde ravagé.
Mais, en Haïti comme ailleurs, ce monde vit : il se rassemble pour laver le linge au bord de la rivière ou autour des étals du marché, il se défonce et joue avec la mort au carnaval. Puisqu’on cherche le contact, puisqu’il y a du désir, il s’agirait de plonger dans ce monde des damnés pour pouvoir le sentir et le toucher. La jeune femme s’y emploie. Mais si c’est en touriste, cela revient à manger devant lui sur une scène de théâtre le repas auquel il n’a pas droit, scène cruelle et pathétique. Et si c’est pour croire encore pouvoir lui donner un sein vide, il continuera de crier et de souffrir.
Il ne reste qu’une seule voie, que Quay ne fait qu’effleurer tant elle se fait rare, en allongeant la jeune femme sur la plage : prendre conscience de l’Autre ramène à l’humilité, voire se reconnaître mortelle. Les enfants pourront alors, dans leur propre rituel, tourner autour de son corps en jouant leurs percussions, en une ultime relation sacrée.
Ce qui précède n’est que ma vision subjective. Jouant autant sur l’absence de dialogue que du dialogue entre les images, Quay livre un film surréaliste et lyrique ouvert à toute interprétation. Sa difficulté d’approche stimule et mobilise, mais en déroutera aussi plus d’un, comme les films de Buñuel, Kubrick, Godard, Pasolini, Herzog, Glauber Rocha, Fellini ou Lynch dont se réclame Quay. Le jeu en vaut pourtant la chandelle. Touki bouki n’était pas non plus aisé d’accès. Comme pour L’Evangile du cochon créole, ce court métrage foisonnant et déjanté qui l’a fait connaître, Michelange Quay puise dans la culture haïtienne de ses parents les ingrédients symboliques et narratifs d’un festin d’images et de sons qui ne peut laisser indifférent. Mange, ceci est mon corps laisse dans la mémoire et dans les tripes une trace indélébile. Il nous emmène aux tréfonds de l’inégalité du rapport entre les hommes, ces dualités primaires qu’il s’agit de dépasser. Car dans la grande créolisation, un lien corporel à la fois sanguinaire et sacré nous précède et nous transcende, même lorsque nous croyons nous séparer. Dans un monde qui cultive la paralysie de la dualité, Mange, ceci est mon corps offre de la complexité de ce rapport une expérience très physique et ô combien bénéfique.
///Article N° : 7807