Même pas faim

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En exclusivité pour Africultures, une nouvelle de l’auteure Aminata Aidara. Un texte qui décrit, sans les nommer, des journées à jamais gravées dans l’esprit des parisien.ne.s. Même pas faim : point de vue aux marges du récit national.

J -1

Ce matin j’ai passé des heures au coin de la rue, juste à coté du magasin des fleurs. J’aime bien cet endroit, même si le miroir qu’ils ont mis, dès que je le regarde, me renvoie une image assez étrange de moi-même. Je ne suis plus la personne que j’étais autrefois. Mon visage a perdu l’aspect rêveur et la rondeur enfantine que je lui connaissais. Il est plus mince. Maigre, j’oserais dire. Les yeux noisette foncée se sont faits plus grands et allarmés. Je suis devenue plus forte et plus faible à la fois, parmi les roses, les orchidées et les tulipes. Ça arrive. La vendeuse m’aime bien et me donne toujours quelque chose au moment de sa pause dejeuner. Aujourd’hui, par contre, elle était prise par une espèce de dispute et m’a complètement oubliée. Elle a elévé seule son enfant, une adolescente actuellement en pleine révolte existentielle. La gamine veut quitter l’école pour partir faire une année de bénévolat en Afrique. Ça m’a amusée. Pourquoi elle ne commence pas par m’aider, moi, d’origine africaine, juste à coté d’elle si le destin des Africains la trouble tant ? Sa mère lui a dit; “Il faut savoir rêver à petite échelle, Pauline. Manifeste contre le nucléaire, bats-toi pour les droits humains. Donne-toi un objectif ici, quelque chose d’immédiat… Là où tu es, ma chérie”. “T’es pathétique maman. Je ne sais même pas comment tu fais pour bouffer ton sandwich à l’aise quand il y a plein de gens, sur la planète, qui crèvent la dalle”. “Ah bon ? Et c’est toi qui vas me l’apprendre ?” a demandé la vendeuse de fleurs, la bouche pleine. Puis elle a continué: “Commence à faire le tri des poubelles et ce sera déjà ça. Un engagement réel dans cette marée de foutaises que tu racontes depuis quelques jours. Ah lala, mais on arrive où là? A l’éloge de l’ascétisme? Qu’est-ce que je dois faire pour aider les démunis de la terre, hein ? Manger cinq-cent grammes de pâtes en moins par repas? Ce serait une insulte à leur égard ! Il faut savourer les chances qu’on a et, à l’occasion, les partager bien sûr, mais avec qui nous est proche”. Je me suis donc rapprochée, pour tester l’actualité de ses propos. Mais rien à faire, personne ne faisait attention à moi. “Je ne voulais pas dire que tu dois t’enlever le pain de la bouche, je voulais juste dire que le système doit être changé à la racine…” a murmuré la gamine. Sa mère a repris le dessus: “Va faire du bénévolat, pour commencer, dans les quartiers sensibles d’ici. Après on en parlera, de ton voyage. Et lundi j’ai rendez-vous avec le proviseur. Demain t’as intérêt à te présenter en cours”. Fille d’un quartier sensible et fille d’Africains, je me suis demandée pourquoi je n’incarnais pas le symbole dont elles parlaient, pourquoi elles ne me voyaient pas. Affamée.

J1

Aujourd’hui j’ai entendu une fille dire tout bas « Ce n’est pas possible, pas nous ». Elle avait les cheveux roux et des petits yeux bleus, tels des fleurs du crépuscule. Ses mains étaient rouges aussi, et elle joignait ses doigts sur son nez, comme pour prier. Elle m’a lancé un regard rapide, sans me voir, mais j’en ai l’habitude. J’ai donc continué à la fixer. « Viens, on sort d’ici bordel de merde ! » lui a dit un mec qui pouvait être un ami proche comme son copain. En même temps, il entraînait son pouce sur l’écran d’un smartphone géant et regardait autour de lui, les sourcils froissés. Les gens allaient dans tous les sens.« Oui, il faut partir, on prend un taxi et… On fait comment pour rentrer à la maison ? » Elle a hésité une seconde pour dire, les joues en larmes : « Oh putain, tout sera bloqué par là-bas, c’est sûr ! » puis elle s’est essuyé les yeux avec des mouvements rapides et violents. « On s’en fout, on essaie quand même ! Au pire on se fait amener en banlieue, chez tes parents », « Ça va nous coûter la peau du cul, Eddy !». « On a pas le choix. Soit la peau du cul soit la peau tout court ». Ils sont partis en courant. On aurait dit que quelque chose les avait électrocutés. Je suis retournée à mes affaires. Encore un peu de temps au chaud. Mais non, au final. Un mec qui travaille ici est venu me dire qu’il fallait partir plus tôt, aujourd’hui, et sans broncher. J’ai vu la panique dans son regard. Si je protestais il était prêt à me battre, voilà ce que j’ai lu sur son visage. J’ai donc obéi. Les rues étaient tourbillonnantes. Moi aussi je courais, sans raison, tel un fantôme qui cherche à être vu. Je voulais me sentir en péril comme les autres, de tout mon cœur : je n’y arrivais pas. J’aurais voulu courir jusqu’à m’éloigner de cette ville maudite. Mais pour aller où ? Affamée de liberté.

J2

J’ai dû changer d’endroit où m’abriter. Le mien ils l’ont fermé, pour le moment. Ici où je suis maintenant il y a deux distributeurs, dont un cassé, et on dirait que tout le monde s’en fout. Pas facile une journée comme celle-ci. Il y a très peu de gens, et mon chapeau n’héberge rien d’autre que l’air stagnant. J’ai vu un seul enfant de toute la journée. Il tenait la main de sa mère et me regardait. Il l’a vraiment fait. Il m’a vue et observée. On aurait dit mon frère quand il était petit : les cheveux en miettes de boucles, frisés au point d’être presque rasta, les yeux énormes et gourmands. Sa mère le traînait comme on porte une croix, avec peine, et de temps en temps elle le secouait, en tchippant. D’un coup l’enfant a crié : « Je veux donner l’argent à la dame ! De l’argent pour la dame, maman ! » Il avait la bouche ouverte dans une grimace qui mimait le pleur.  « Donne-lui et après c’est fini, tu as compris ? Mamie nous attend et tu arrêtes avec tes caprices Thierno ! Je t’ai déjà dit qu’il faut faire très vite aujourd’hui !». Il s’est approché de moi. Au lieu de mettre la pièce de deux euros dans le chapeau, il me l’a posée dans le creux de la main que je lui tendais. Puis il m’a chuchoté : « Il ne faut pas rester tout le temps ici, madame, c’est dangereux ». « T’as raison mon p’tit. Je vais bientôt partir » je lui ai répondu, avec un clin d’œil. Il a acquiescé d’un signe de la tête et est parti en courant. Lui aussi. Tout le monde court, comme hier. Les gens sortent des trains et se lancent vers la sortie ou d’autres correspondances, les pas qui effleurent le sol, pris dans le piège d’un parcours de survie. Aujourd’hui, moi seule ne le fais pas. Moi et les autres auxquels on m’associe, des personnes que je n’ai pas envie de fréquenter. D’ailleurs, pourquoi je devrais ? Pour me faire traîner encore plus vers le bas ? Nous ne sommes pas les mêmes, comme on pourrait le croire. Les miens je les ai perdus sur la route. Et pourtant ils sont là : moi je les observe et eux ne me reconnaissent pas. Affamée d’égalité.

J3

On m’a fait tourner l’info qu’aujourd’hui, à la statue, il y avait moyen de remplir le chapeau. Je m’y suis rendue, mais j’ai regretté. Trop de fleurs, trop de chandelles, trop de pleurs. Je ne verse plus de larmes depuis que je me suis retrouvée comme ça, alors pourquoi risquer de vider le sac ? C’est dangereux : je pourrais me noyer dans une détresse sans fin, ample et ruineuse. Alors j’ai marché le long du canal. « Le spectacle de ce soir est annulé, Jérémie, et de toute façon je n’allais pas y aller… Mais comment pourquoi ?… Mouais, il faut continuer à vivre ? Méga LOL … Oui, mais laisse-moi reprendre le souffle… Et oh…Attends, attends : ok nous avons perdu personne dans notre entourage, mais réfléchis une seconde… Attends, laisse-moi parler !… Jérémie, tu sais quoi ? Tu commence à me gaver-là. Allez, on se capte à l’occaz’ ! ». Le mec a raccroché et s’est allumé une clope. Il m’a lancé un regard furax. J’ai soutenu ses yeux sur les miens, comme un brasier. Même si dedans il y avait de la haine et du désespoir c’était tout de même une façon de s’approcher de moi. Avant, quand il m’arrivait ce genre de trucs, je m’asseyais à coté de la personne et cherchais à entamer une conversation. Je commençais par lui demander une cigarette. Maintenant c’est fini. J’ai l’habitude d’être là sans être là. Et les clopes je les ramasse : moins de malaise à gober. Un ado en skate a risqué de me faire basculer vers l’eau du canal avec une galipette mal placée. Il s’est retourné dans la foulé et m’a crié : « Excusez-moi madame ! ». Il était sapé de la tête aux pieds comme un skater mais il avait l’aspect physique d’un prince du désert : il lui manquait juste un turban pour figurer dans Les milles et une nuits. Des jeunes filles aux yeux bridés l’ont regardé avec admiration et puis, entre elles : « Dommage qu’il soit si pressé… Il ressemble au petit frère de Lehna tu ne trouves pas ? », « Oh Mei…Toujours avec tes ressemblances ! Oui, un peu… Wesh je ne t’ai pas dit ! Tu sais que son copain à elle, Alexandre, avait les billets pour aller au concert ? », « Merde ! », « Mais il était en retard et a préféré aller boire un verre… », « Il a eu grave de la chance ! Et il est allé où alors ? », « Bah loin, ché même pas». Discours épuisé, elles se sont remises très vite sur leurs portables, pour des conversations parallèles. Ensemble et seules à la fois. Comme mon frère et moi, auparavant : il y a des décennies, des siècles. Nous étions ensemble et seuls à la fois, tels des gens de la même famille. Où est-il maintenant ? Je suis la seule à savoir qu’il aurait pu être un des assassins ? Qu’il avait tellement soif de trouver un sens à sa vie qu’il était prêt à tout pour y arriver ? J’ai vu des militaires avancer, mitraillette à la main, et regarder les autres gens et moi avec un visage dur, fermé. Ils étaient très jeunes. J’ai continué mon monologue intérieur : Est-il dans la cellule d’une prison parisienne ? A la campagne, dans un lieu paumé où il est en train de se reconstruire ? A l’étranger ? Pourquoi après avoir fugué, les deux, ensemble et seuls à la fois, nous nous sommes perdus de vue ? Affamée de fraternité.

J4

Ce soir j’ai fait un rêve. C’était avant qu’un jeune de je ne sais quelle asso’ me propose un sandwich et une couverture, à mon endroit habituel. J’ai rêvé que j’étais morte, ou évanouie, je ne sais pas. Avant, j’avais voulu montrer mon âme, au-delà de mes entrailles, mais cet effort m’avait rendu décharnée, le ventre hagard. Et la ville était pleine de mon lait, en flaques, le lait que j’aurais donné à un enfant. Puis cet enfant, que je n’arrivais pas à voir, s’est mis à pleurer, et il pleurait, pleurait, pleurait beaucoup. En fait il s’agissait de la voix aigüe du jeune bénévole, un nouveau, qui m’annonçait l’heure du dîner. C’était un autre, une matricule universitaire envahie par un communisme messianique, qui d’habitude me fournissait le repas. Bien sûr, avec un contour de prêches révolutionnaires. Ce nouveau m’a dit qu’il se demandait s’il allait rentrer ou pas dans son pays, dans les prochains jours. « En même temps là-bas aussi je vis dans une capitale. Peut être que ça ne changerait pas grande chose, au final. J’ai l’impression que ça va arriver partout maintenant ». Il s’est recueilli près de moi, comme s’il voulait du réconfort. Ça m’a étonné qu’il ne m’en donne pas. Par contre il m’a demandé, en renversant la situation, si ma famille me manquait. J’ai répondu que non, la seule chose qui me manquait c’était ma liberté. Il est resté à coté de moi sans comprendre, en regardant les lumières des lanternes d’un air abasourdi. A l’improviste j’ai ajouté que même quand j’étais avec ma famille, je n’avais pas de liberté. Alors autant être seule pour mieux la rechercher. Il m’a soupçonnée du regard, en pesant mes mots dans sa tête pleine de méfiance. J’ai pensé que ce n’était pas grave. Même les voisins d’autrefois ne comprenaient pas la prison aux portes ouvertes qu’était le « chez nous » composé de ma mère, mon père, mon petit frère et moi. Aucun cri, aucun coup. Mais un mépris grandissant et glacial qui nous figeait les mouvements, le rire dans la gorge, la force de respirer. Et ainsi de suite. Dieu nous jugeait, nous : enfants indignes et sales, pécheurs à jamais. La bouche pleine de savons que nous frottions nous même sur les lèvres, il fallait baisser la tête et écouter. La honte sur nous, qui ne savions pas nous tenir à l’église, qui avions des notes moyennes. Et plus tard, quand nous désertions les retrouvailles du dimanche et les cours : pas de dîner, plus de déjeuner. A crever de faim. L’enseignement que nos parents nous donnaient était le pincement brûlant de l’estomac, leçon qu’ils croyaient aller nous redresser, nous sauver de notre quartier dévasté. Un mouvement du jeune m’a fait sursauter. « Oh, désolé, tu dois être sensible… », « A quoi ? » je lui ai demandé en ré-émergeant de mes souvenirs. « Aux gestes rapides… J’imagine tu dois avoir… Reçu des coups». J’ai esquissé un sourire qui était comme une petite larme, au coin de la bouche. « Je n’ai rien reçu du tout. Au contraire » et j’ai pensé que la privation a été ma seule éducation, à la maison comme dans la rue. Affamée à nouveau.

J5

Les personnes que j’ai côtoyées ce matin mangeaient des baguettes au beurre, du fromage, des concombres au vinaigre et du jambon cru. Ils étaient assis sur des tables minuscules et leur journal, ouvert, était devenu la nappe qu’ils n’avaient pas. Ceux qui avaient fini leur repas, fixaient leurs journaux à la table avec des tasses vides, histoire de ne pas permettre au vent d’emporter les informations qu’ils lisaient. Pour dissuader la faim j’ai pensé que j’aime le vent. J’ai toujours eu l’impression qu’il ne fait que parcourir les pages de la vie en trimballant avec lui des prophéties, des histoires. Il nous rafraichit la mémoire et cherche à nous révéler des choses. C’est comme un ami que j’ignore, mais qui revient toujours. Pour ça je l’aime. Il ne me lâche pas. Descendue à “mon nouvel endroit” j’ai décidé subitement de changer de station. Je me suis posée dans un coin plus tranquille. Sur la ligne 2, tout de même, mais plus calme. Là où j’étais ces derniers jours je ne faisais que me demander où ils allaient, si rapides, si essoufflés, ces gens. Ils se précipitaient, à la fois absents et présents, vers leur destination, comme si c’était un but ultime. Le mouvement de leurs jambes était frénétique et avoir un instant de paix devenait un désir irréalisable. Le cauchemar qui a terni la ville s’est désormais collé à leurs chevilles. Voilà pourquoi j’ai anticipé mon départ. Dans le parcours souterrain pour arriver où je suis en ce moment, j’ai eu droit à l’écoute d’un texte SLAM craché avec beaucoup de passion par un type de mon âge. Mieux conservé que moi, sûrement. Mais autant à la rue, je pense. Pour ne pas croiser ses yeux, dont j’ai pressenti la force d’aimant, je me suis concentrée sur ses boucles ocres et ses vêtements verts. On aurait dit un arbre. Sa voix était si terrienne en plus. Une voix en bronze qui criait:

«Ces gens étaient jeunes, je ne les ai jamais connus mais leur image est lourde ! / Et dans quelques années on ne s’en souviendra plus, tellement la vie est absurde ! / Maintenant on sait qu’ils ont existé, pour ça je chante leurs rires et leurs cris ! / Pour montrer que c’est possible d’aimer des ombres : on l’est nous tous aussi ! »

Demain l’ombre que je suis va aller à la bibliothèque centrale. J’en ai besoin. Mes os commencent à être de plus en plus froids. Affamée de chaleur.

J6

Cette après-midi je l’ai revu. Et comme le mercredi matin c’est le moment où je prends ma douche à l’affreux endroit mis à disposition par la ville, j’ai eu le courage – ou l’affront devrais-je dire – de le regarder. Je ne me souviens pas de ce qu’il a dit avant, mais un bout de son SLAM résonne encore dans mes oreilles :

« Mais qui es-tu? Toi qui écoutes cette histoire sans frissonner, car t’es déjà ailleurs ! / Toi qui as voulu m’amener là où la misère n’est pas un exotisme, mais une méchante lueur ! / Toi qui es fait de cette couleur noire que j’aime tant, la couleur de l’oubli ! / Comme mon regard qui a effacé les erreurs du passé et toute sorte de secrets inouïs ! »

Ses yeux couleur safran m’ont transpercé la poitrine. Ça m’a fait mal. Est-il possible qu’il m’ait regardé de cette façon, celle-là, oui, de ma vie d’avant ? Ou suis-je tout simplement en train de devenir folle ? Depuis, les mots de ce type habitent ma tête, comme une rengaine qui cherche à m’enchanter. Qu’elle se taise, s’il vous plaît. C’est pour cela qu’au lieu de me rendre à la bibliothèque centrale je l’ai dépassé et j’ai marché le long du fleuve. J’ai senti l’air gelé, emmitouflée dans la seule certitude de mes pas. Puisque ma vie, globalement, va je ne sais pas où : elle rebondit avec les conversations fragiles des passants, d’un immeuble à l’autre, de la rue au ciel.Le ciel qui est si grand et muet. Loin du cœur et jamais joignable par la pensée, ce ciel enveloppe le monde de mots. Ils tombent silencieux et invisibles, attendent d’être retrouvés, cueillis, compris. Ils restent, hermétiques, dans les fonds du fleuve et se cachent entre les feuilles. Moi aussi je suis cachée. Quelqu’un s’est peut-être demandé si j’étais bien vivante, ces jours-ci ? Est-ce que j’ai reçu des appels sur mon portable ? Ah non, c’est vrai que j’ai pas de téléphone. Voilà comment je me cache. Il ya quelques années, mes copines du lycée m’appelaient l’antilope aux yeux étincelants, la fille aux cheveux touffus qui savait courir là où elles traînent, sauter où elles hésitaient, mais aussi fuir là où elles restaient. Et d’ailleurs, depuis, je n’ai fait que fuir. Me faufiler comme ces mots qui se cumulent là où ils ne seront jamais ramenés en vie, où l’œil ne peut et ne veut pas voir – là où il n’ose pas regarder. D’immenses cimetières de mots enterrés nous encerclent : ils espèrent l’arrivée de quelqu’un capable de les recueillir et conserver. Quelqu’un capable de les prononcer. Mais est-ce que ce serait, au fond, une bonne idée ? J’ai si peur d’écouter à nouveau le type de ce matin ! Et en même temps j’en crève d’envie. Je pense à tout ça depuis ma promenade glaciale, là où j’ai marché jusqu’à avoir mal aux pieds. Affamée de mots.

J7

Aujourd’hui j’ai fait une heure de file devant la grande bibliothèque du centre. Et je peux le dire, désormais : Le Grand Froid est arrivé. Avec les extrémités de mon corps blessées par les piques aiguës de la gelée, j’ai pu écouter une jeune étudiante avec un rouge à lèvre couleur cerise et un mascara trop dense, qui lui collait les cils en grumeaux, dire, de telle sorte que tout le monde puisse l’entendre : « Tu sais, moi ce soir là j’étais dans un bar dans le sud de la ville et tout d’un coup les gens ont commencé à regarder leur portable et le mec du comptoir a allumé la télé. J’ai compris très vite hein. Quel massacre ! », « Moi c’est le jour où Thierry m’a quittée. Du coup j’ai éteint mon portable en pleine aprèm, j’ai pris un comprimé eh hop, au lit. Dans la nuit j’ai eu tellement de messages ! Un truc de ouf ! Au début, à force de ‘ça va ?’ j’ai cru que tout le monde était au courant de ma rupture. Puis j’ai regardé les infos et j’ai compris…» lui a répondu son amie à la peau mate et aux longs cheveux lisses et noir de jais. Elle était tellement petite que je ne l’avais même pas vue avant qu’elle parle. « Ah oui ? Ben, écoute, cette date elle restera doublement gravée dans ton esprit alors. De toute façon Thierry ne te méritait pas. Tu sais que ma belle sœur a accouché ce soir-là ? Mon neveu devra prier pour avoir une bonne étoile qui veille sur lui… C’est chaud d’arriver au monde un jour pareil ». « Ouais, c’est pas gagné » a confirmé sa copine. La fille maquillée s’est regardée rapidement dans un petit miroir sorti de la poche de sa doudoune. J’aurais aimé avoir la même : elle avait l’air tellement chaude ! J’ai pensé qu’il faudrait décidément aller faire un tour dans le squat où je me fournis l’hiver. « En fait le truc incroyable », a tout de suite repris la jeune en rangeant son miroir « c’est que ce soir-là des inconnus m’ont dit d’aller avec eux, dans leur voiture, et qu’ils allaient s’éloigner des zones dangereuses. Il y avait des filles et des mecs, hein ? Faut pas croire ! Une solidarité improvisée qui m’a émue…Sérieux ! », « Oui, même les jours d’après. Moi aussi, je te jure. Je passais mon temps à m’échanger des regards avec des gens… de mon âge surtout. On se disait bonjour et tout… », « Soledad ! En fait tu voulais déjà pécho ou quoi ? » lui a demandé son amie en la prenant sous son bras. C’est beau l’amitié. Je n’avais aucune place dans tout cela, mais j’ai failli applaudir. Affamé d’échanges.

J8

Ils sont arrivés dans un autre continent, celui que je n’ai jamais connu, mais d’où viennent mes parents. J’aurais aimé un jour connaitre ce pays dont les moutons sont, à ce qu’il parait, aussi nombreux que les baobabs, les cousins et les cousines. J’avais vu des photos de famille, à vrai dire : les arbres secs, brulés par le soleil, les feuilles étonnement vivantes, vertes, grandes et lissées par je ne sais quel miracle. En tout cas cette phrase, « ils sont arrivés », je l’ai entendue aujourd’hui. J’étais devant les centaines de roses que remplissait le trottoir d’un des bars qui ont été touchés. C’était un vieil homme à l’avoir prononcée. Il était avec un autre comme lui et ils regardaient autours d’eux d’un air proche de la dépression. On dirait qu’ils avaient déjà trop vécu pour supporter ça aussi. Les mains blanches comme la neige derrière les dos courbés, les bérets qui protégeaient leurs crans dégarnis, on aurait dit des jumeaux, ou des âmes sœurs. Il y en a un qui m’a donné cinquante centimes en esquivant mon regard. Moi aussi, avec ma demande muette, j’étais de trop. Je me suis éloignée. J’ai pris la rue qui monte et regagné ma ligne 2. « Ils sont arrivés » ça m’a semblé, tout d’un coup, une phrase qui n’avait aucun sens. Qui, « ils » ? Il y a-t-il des maquettes d’hommes et femmes qui se propagent un peu partout ? Ou c’est le début de la Terreur ? Les terrasses un peu plus vides. Les sourires un peu plus fragiles. Les yeux en fissure face à un homme barbu, une femme voilée. Et quoi encore ? Et personne le sait que ça aurait pu être mon frère ? Exaspéré du vide du vent qui sifflait à ses oreilles ? J’ai pu ressentir sa haine, mais jamais je ne l’ai partagée. Qui sait pourquoi. Rentrée dans les souterrains qui m’abritent plus que tout, le voilà. Le type que j’avais envie et à la fois peur de revoir. Cette fois-ci il est descendu du train et a continué son SLAM juste en face de moi.

“Non je ne me fatigue pas de tout ça, mais je contracte ma mâchoire !/ La pauvreté rend l’homme seul, à la recherche du propre “je”  “moi” et “avoir” ! / Mais nous aussi, les gens de la rue, nous crions même pas peur et même pas mal ! / Pour s’unir à vous dans un partage humain nécessaire et primordial ! / Nous sommes des héros métropolitains, il n’y a pas que de la lâcheté ! / Qui t’as dit que nos histoires ne sont pas des rêves qui ont mal tourné ?”

Tout d’un coup, il s’est tu. Il a remercié une dame avec une barrette en forme de fleur pour le billet qu’elle lui tendait. Il a fourré l’argent dans sa poche. Et il a pris une direction opposée à la mienne.Mais si je fermais mes yeux, je voyais distinctement sa silhouette qui s’approchait de moi. A nouveau ce regard safran à me blesser. Je détournais le visage. Il feignait de ne pas s’apercevoir de mon hostilité brûlante et me demandait : « T’as un programme pour la soirée ? ». Machinalement je répondais : « Oui. Manger ». Il me tendait la main. Je la prenais. Dans le creux de la mienne il y avait de la joie, dans mes doigts des espoirs.

Assez. Je me suis levée. Mais l’ombre ne me lâchait pas. Elle me disait : « Viens on sort d’ici on va se faire un sandwich. Et on parle un peu. On en a besoin non ? » Je soufflais un « Oui » faible comme mes jambes. Affamée de quoi aujourd’hui ? De rien, j’aurais répondu. Même pas faim.

///Article N° : 13823

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