Mémorial ACTe à Pointe à Pitre

Retour sur la création de ce centre caribéen d'expressions et de mémoire de la traite et de l'esclavage

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La création d’un Mémorial dédié à la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière est une idée qui ne date pas d’hier en Guadeloupe. Le Comité International des Peuples Noirs (CIPN)(1) est le premier à la formuler le 27 mai 1998, lors du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage sur l’île. Après avoir porté ce projet seule durant des années, l’association le transmet à la Région Guadeloupe qui décide alors de l’édifier et d’en faire un projet institutionnel. Ainsi, le 27 mai 2008, était posée la première pierre du Mémorial ACTe, centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage sur le site de Darboussier, à Pointe-à-Pitre. En mars 2013 débutait sa construction qui vient de s’achever. C’est en présence du Président de la République française et de Chefs d’Etats caribéens et africains qu’il sera inauguré, le 10 mai prochain, avant son ouverture officielle le 7 juillet. Retour sur ce Mémorial ACTe, un projet culturel d’envergure qui est au cœur de nombreux débats.

Spectaculaire, majestueux, fondamental, trois termes qui reviennent souvent lorsque l’on interroge sur le Mémorial ACTe, centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage. Situé sur le site de Darboussier au cœur de la capitale guadeloupéenne, Pointe-à-Pitre, les dimensions de cet édifice sont éloquentes. Totalisant pour l’ensemble de ses bâtiments une surface de 7800 m2 sur une emprise de 1,2 hectare au nord-ouest du site, le Mémorial ACTe impressionne. Tout comme sa passerelle de 11, 5 mètres de hauteur et de 275 mètres de long qui reliera le monument à son jardin-panorama s’étalant, lui, sur environ 2,2 hectares au sud-est du site et baptisé « Morne Mémoire ». Dans ce projet d’envergure, le choix du site de Darboussier n’est pas anodin. En ce lieu, se trouvait Darboussier, usine-phare de la révolution industrielle en Guadeloupe, dans laquelle tout Guadeloupéen a un parent, un ami ou une connaissance qui y a travaillé. Un lieu chargé de mémoire et hautement symbolique.

« Un lieu de réconciliation »

Dans cette œuvre architecturale, qui prend la forme de racines d’argent sur une boîte noire, prendront place un espace de recherches généalogiques, une boutique, des restaurants, une médiathèque et une bibliothèque de recherches ainsi qu’une salle des congrès et des arts vivants. Des arts contemporains qui seront aussi visibles avec une salle d’exposition temporaire de 800 m2 qui leur sera consacré. Mais le lieu focal de ce Mémorial ACTe est l’espace abritant l’exposition permanente de 1700 m2 dédiée à l’histoire de l’esclavage de l’Antiquité à nos jours.
Cette configuration architecturale fait écho à l’enjeu majeur de ce projet à savoir : la commémoration et ainsi une meilleure connaissance de cette histoire de l’esclavage et de la traite négrière dans ses dimensions guadeloupéennes, caribéennes, mondiales et plurimillénaires. Un enjeu qui inscrit le MACTe (surnom donné au Mémorial ACTe) dans un réseau régional et international en liaison avec d’autres lieux d’exposition et de mémoire présents dans le monde. « Ce mémorial pourrait servir à ce que nous appelons la révolution mémorielle antillaise, déclare Serge Romana, président du CM98, l’une des associations qui soutient ce projet. Il pourrait servir à inverser le stigmate de l’esclave. » Pour Pierre Reinette, directeur exécutif du MACTe: « Cette histoire de l’esclavage n’est pas bien connue ici car elle n’a pas été enseignée à l’école même si quelques progrès ont été faits. Il s’agit donc de combler des trous ou des troubles de mémoire pour que demain les Guadeloupéens soient plus apaisés par rapport à ça ». « C’est toute notre histoire entre ombre et lumière. On l’a fait principalement pour la réconciliation », affirme Victorin Lurel, ancien Ministre des Outre-mer (de 2012 à 2014) et actuel Président de la Région Guadeloupe. C’est ce qui explique aussi cette volonté d’ouverture sur le monde par l’intermédiaire des arts contemporains. Mais au-delà de cet enjeu culturel majeur, des enjeux sociaux et économiques entourent la construction de ce monument. Comme le souligne, Bruno Airaud, directeur général du cabinet BICFL(3), lors de la soirée de présentation du MACTe, le 16 avril dernier, au Ministère des Outre-mer : « C’est un instrument de redéploiement touristique et de développement économique puisque plusieurs entreprises et des centaines d’ouvriers ont travaillé sur ce chantier ». « De plus, ce Mémorial induira le recrutement de près de 70 personnes. Et c’est aussi une sorte de renaissance pour le quartier de Darboussier car on le renouvelle », ajoute Victorin Lurel.

Source de multiples interrogations
Pourtant, tous ces arguments avancés n’ont pas empêché de susciter plusieurs interrogations autour de ce projet. À commencer par son coût de 80 millions d’euros « financé avec plus de 50 millions de subventions et non à hauteur d’impôts », précise Lurel. Mais pour une partie de la population, le chômage ou encore la crise économique sont plus importants. Certains estiment que quelques priorités ont été supprimées. Un point que réfute la Région Guadeloupe.
Cependant, ce questionnement n’est pas le seul ayant lieu. À quelques semaines de l’inauguration de l’édifice, le 10 mai, le Comité International des Peuples Noirs (CIPN), a annoncé, dans un courrier adressé au Président de la République, son refus de participer à la cérémonie officielle. Cette décision peut surprendre, d’autant que l’idée originelle de ce Mémorial, formulée dès mai 1998, vient de cette association. « François Hollande a déclaré qu’il était opposé aux réparations autres que mémorielles, indique l’indépendantiste Luc Reinette, fondateur du CIPN mais aussi membre du comité scientifique du MACTe. Nous ne pouvons pas réconcilier sans en amont réparer. Si ce Mémorial est une œuvre extraordinaire au niveau architectural, en aucun cas la réconciliation ne peut se faire à partir simplement et seulement du Mémorial ACTe en lui-même. Ce Mémorial est un hommage posthume à nos ancêtres africains martyrs et entre dans le cadre d’une autoréparation car il y a des choses qui ne peuvent être réparées que par nous-même, en particulier la mémoire. Mais ce monument en lui seul ne peut être une réparation. » Un débat des réparations dans lequel ne s’inscrit pas le MACTe. Comme l’explique son directeur exécutif : « cette thématique n’est pas présente dans le projet du Mémorial en tant que tel. Mais le Président Lurel a déjà fait savoir que c’est un débat qui est inévitable car il est réel sur le plan international, notamment au niveau de l’ONU et des Etats de la Caraïbe. Cependant, ce n’est pas un thème de réflexion ou d’action du MACTe aujourd’hui ».

Quel est l’outil le plus adapté pour exposer l’histoire de l’esclavage ?
Au sein du monde de la recherche, c’est sur la configuration du MACTe que certains s’interrogent. C’est le cas de Christine Chivallon(4) : « On est dans un espace de l’hyper modernité, un espace où on veut tout mettre : le loisir, la culture, le commerce, la transaction financière, l’architecture qui déconnecte dans l’axe des repères. On ne sait plus si on est dans un Mémorial. » Quel est alors l’outil le plus adapté pour exposer sur l’histoire de l’esclavage ? « On n’est pas encore arrivé à trouver un monument ou un lieu muséographique et patrimonial qui en parle véritablement, émotionnellement. [ …] Ce qui m’intéresse c’est le message porté par le Mémorial. Mais il est submergé par divers enjeux qui empêchent, selon moi, de travailler sur ce que l’on va dire et qu’est-ce que l’on va faire. Au final, ce sont toutes les polémiques qu’il y a autour qui parlent de ce passé et à une façon de se positionner par rapport à lui », ajoute-t-elle. Il faut dire que le message porté par le MACTe est l’objet d’attentions surtout chez les indépendantistes. Comme en témoigne la récente création d’un comité de vigilance : « Le contenu en termes d’exposition permanente nous convient. Maintenant, nous sommes vigilants car nous ne sommes que des hommes, ce qui signifie que le discours peut être correct mais il peut aussi dévier, affirme Luc Reinette. C’est justement par rapport à ces déviances potentielles, éventuelles que nous avons décidé de mettre en place ce comité composé de différents membres d’associations qui tournent autour de notre histoire et de l’Afrique. Le but est que dans le temps nous puissions garantir que le discours qui doit être un discours conforme à la vérité ne soit pas déformé. » Un des exemples de cette déviance, selon eux, est celui disant que les Africains ont vendu des Africains. Un argument « qui est utilisé pour diminuer la responsabilité des Occidentaux dans la traite négrière, l’esclavage et la colonisation et qui sous-entend que quelque part nous sommes responsables, poursuit-il. Nous mettons les choses au point pour dire qu’il y a bien eu effectivement de façon marginale un trafic. Certains rois africains ont vendu leurs captifs. Cependant cela est marginal par rapport à l’essentiel ». Cette importance accordée au passé et à la manière de l’écrire est révélatrice des enjeux entourant leurs actions : « Avec ce Mémorial, nous écrivons pour la première fois notre histoire qui a été jusqu’ici écrite par les colonisateurs. [ …] Quand on dit mémoire, on dit identité car nous nous battons contre l’assimilation que la France a mis en place, a tenté de mettre en place en Guadeloupe. Pour nous, l’assimilation est aussi un crime contre l’humanité. [ …] Tout commence par l’identité. A partir du moment où les Guadeloupéens comprendront qu’ils ont une identité propre qui n’a rien à voir avec l’identité française, ils seront partis pour l’émancipation politique pour que nous puissions de nouveau être fiers de nous-mêmes ».
Tous ces débats soulevés par le Mémorial ACTe, attestent, pour le philosophe Jacky Dahomay, de « l’absence de problématique claire dans le rapport au passé. Cela n’a pas été résolu chez nous. » Selon lui, le cœur du problème est là et non dans la construction du Mémorial en lui-même sur lequel il « n’a pas d’avis tranché. Même s’il pense que c’est un bon projet à la base car il faut des lieux de mémoires. Néanmoins, ce Mémorial s’étant construit dans une problématique mémorielle qui assez confuse, il en portera les contradictions ». Dans ce rapport au passé esclavagiste, selon le philosophe, c’est « l’étape du délitement du politique » qui domine actuellement sur l’île. « Dans ce cas, la mémoire de l’esclavage change totalement, elle prend l’allure d’une crispation identitaire qui n’arrive pas à se projeter dans le futur, qui ressasse constamment le passé, explique-t-il. On tombe dans ce que l’on appelle le présentisme. Il y a une confusion entre la mémoire et le présent. » « Les conflits autour du Mémorial ACTe sont des conflits politiciens, ajoute-t-il. En 2009, nous avons connu un grand mouvement social qui est le LKP, suivi par 70% de la population. Ce mouvement LKP a conduit à une demande de plus d’intégration dans le même temps où les dirigeants étaient indépendantistes. Cependant la population a toujours dit « On ne vous suit pas sur ce terrain de l’indépendance  » [ …] Le plus grand mouvement social qu’ils ont mené a conduit paradoxalement Lurel au pouvoir. Autour du MACTe, il y a quelque chose de très politicien. [ …] Pour gagner les élections contre Lurel, ces indépendantistes ont décidé maintenant de mener leur campagne d’une autre manière en introduisant une exacerbation de la mémoire. »
Quelle solution alors pour définir une problématique mémorielle claire ? Pour Jacky Dahomay la réponse est claire : « Il ne faut pas laisser la question mémorielle seulement dans les mains des politiques qui ont tendance à l’instrumentaliser. Il faut que dans la société civile, il y ait des discussions, des réflexions sur notre histoire et ce qu’on veut faire avec ».

Une émergence récente de la mémoire de l’esclavage
Si ce Mémorial ACTe, pour Myriam Cottias, historienne et présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, « permet d’inscrire cette histoire de l’esclavage et de la traite dans l’espace français », il n’est pas le premier lieu de mémoire dédié à cette thématique en France. On en compte 15 autres sur le territoire français(5). En 2012 était ainsi inauguré le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, premier port négrier durant l’ère coloniale. Un édifice qui lui aussi a suscité maintes discussions autour de « son coût, de la vision de son parcours méditatif jugée trop moralisatrice. D’autres auraient préféré la construction d’un vrai musée sur la question de la traite négrière. Des associations exigent aussi que la municipalité aille plus loin en débaptisant des rues qui portent le nom d’armateurs négriers. »(6) D’autres villes réfléchissent à la construction de mémoriaux. A l’instar de Bordeaux, seconde cité négrière de France, où des associations et des militants tels que Karfa Diallo œuvrent depuis plus d’une dizaine d’années pour la construction d’un « Mémorial de la Traite des Noirs à Bordeaux ». Une démarche semée d’embûches tant cette mémoire de l’esclavage a encore du mal à être acceptée et reconnue dans cette ville. Une mémoire qui a véritablement émergé il n’y a même pas vingt ans dans l’espace public français. « Un élément qui est très important est le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, explique Myriam Cottias. Il va conduire à une réflexion sur les relations de la France avec cette histoire de l’esclavage et avec l’histoire des ultra-marins. Ça c’est une première prise de conscience. Il va y en avoir une autre, qui vient de la part des associations ultra-marines, notamment en France hexagonale, où il va y avoir une grande marche, le 23 mai 1998, qui réclame une participation et une citoyenneté plus effective pour les ultra-marins ». Pour Serge Romana, dont l’association, CM 98, est née avec ce célèbre événement du 23 mai de 1998 : « cette marche a contribué de façon décisive à l’adoption de la Loi Taubira en 2001. » Autre fait majeur qui va faire en sorte que cette histoire apparaisse au grand jour et soit reconnue.
Une émergence qui va conduire à l’apparition de mémoriaux tels que le Mémorial ACTe, « quelque chose d’inimaginable il y a 30/40 ans », selon Serge Romana. Car si ce Mémorial ACTe fait jaillir maints questionnements, son plus grand mérite est de parler de cette mémoire et cette histoire de l’esclavage, encore peu ou pas assez connue. Une histoire, qui comme le révèle les divers débats qu’il suscite dans l’Hexagone et aux Antilles, est complexe et sur laquelle il reste beaucoup à dire et à faire.

(1)Cette association a été fondée par Luc Reinette en 1992. Son mot d’ordre est celui des 3R : Reconnaissance du crime de l’esclavage, Réparation du crime et Réconciliation. Ces réparations doivent se faire sur les plans financiers, de l’éducation mais aussi par la restitution d’objets qui ont été pris en Afrique, etc.
(2)La scénographie et muséographie de cette exposition permanente propose au visiteur un parcours qui tourne autour de 6 archipels et de 41 îles. Ces archipels sont : Les Amériques ; Vers l’esclavage et la traite négrière ; Le temps de l’esclavage ; Le temps de l’abolition ; Post-abolition et ségrégation et Aujourd’hui.
(3) Le cabinet BICFL a été en charge de la conception-programmation du Mémorial ACTe.
(4) Christine Chivallon est géographe, anthropologue, directrice de recherche au CNRS, section « Espaces, territoires et sociétés » dans l’équipe Les Afriques dans le Monde. Elle enseigne à l’Institut de Sciences Politiques de Bordeaux.
(5)http://memorial.nantes.fr/pour-en-savoir-plus/liens-utiles/memoriaux/, http://memorial.nantes.fr/pour-en-savoir-plus/liens-utiles/musees Ce chiffre comptabilise les musées et les mémoriaux.
(6)Un extrait de l’article de Slate Afrique intitulé Nantes, l’ancienne cité négrière fait la paix avec son passé, http://www.slateafrique.com/84805/nantes-l%E2%80%99ancienne-cite-negriere-esclavage
Au moment de l’inauguration approchant de ce Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, plusieurs organisations de la société civile -l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe, le collectif LAKOU-LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon), la Fondation Frantz-Fanon et le Collectif de l’Ouest de Sainte-Rose et Environs (COSE) -lancent une action en justice contre l’Etat français pour obtenir une réparation collective en faveur des descendants d’esclaves et des Kalinas. A lire sur Altermondes ///Article N° : 12946

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