Milk, Coffee and Sugar, entre Paris et le Burundi

Entretien de Julien Le Gros avec Gaël Faye et Edgar Sekloka du groupe "Milk Coffee Sugar"

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Ils seront parmi les révélations du prochain Printemps de Bourges. Milk Coffee and Sugar, alias Edgar Sekloka et Gaël Faye, délivre un rap jazzy, caustique et empreint de cultures africaine. Le duo rentre du Burundi où il vient de travailler sur le premier album solo de Gaël.

Pouvez-vous vous présenter ?
Edgar : Je suis Franco-camerounais. En tout cas j’aime à le dire même si je ne suis que Français. J’ai fait des études de théâtre. J’ai fait aussi pas mal de petits boulots. J’ai surtout fait beaucoup de musique. J’ai rencontré Gaël au sein d’un collectif de slam qui s’appelle « Chant d’encre ». On a monté notre groupe « Milk Coffee Sugar » depuis deux ans et demi. Avec MC’S on a notre propre home studio et fait beaucoup de maquettes. J’ai aussi écrit de petites pièces de théâtre et un roman. Seul le roman a été publié.
Gaël : Je suis né à Bujumbura, d’un père français et d’une mère rwandaise. J’ai grandi au Burundi. J’en suis parti en 1995 parce qu’il y avait la guerre. J’ai débarqué à Paris un jour d’hiver, aéroport Charles-de-Gaulle. J’ai commencé à écrire des textes. Au début c’était des petits textes sur des bouts de papier. C’est devenu du rap. J’ai fait un parcours scolaire qui n’a rien à voir avec ce que je fais aujourd’hui : dans la finance. Mon ambition a toujours été d’écrire. On a sorti l’album, essayé de faire des concerts.
Pourquoi ce nom : Milk Coffee and sugar ?
Gaël : MC’s : maître de cérémonie. Edgar a sorti son roman qui s’appelle « Coffee ». Son nom de scène c’est Suga. On a fait un jeu de mots : Milk Coffee sugar, pour poser une ambiance.
Quels sont vos thèmes de prédilection ?
Gaël : On aborde différents sujets tels que le métissage culturel dans lequel on vit. Un métissage qui fait aussi un métissage musical. Par extension on touche à des problèmes plus globaux comme le café, la mondialisation, les rapports Nord-Sud…
Vous vous êtes rencontrés sur un événement qui portait sur le génocide rwandais ?
Gaël : C’était un travail collectif, en 2004. On voulait marquer les dix ans du génocide des Tutsis au Rwanda. Nous avions fait quelque chose qui ne s’était jamais fait véritablement sur le sujet : une pièce en slam. Pièce de théâtre avec une succession de textes de slam avec une cohérence pour un spectacle. C’est à travers ce collectif « Chant d’encre » que l’on s’est rencontré. Le collectif continue à exister. Chacun fait ses projets mais il arrive qu’on fasse des scènes ensemble.
Le roman d’Edgar : « Coffee » a été sélectionné pour le prix RFO. Peux-tu en parler ?
Edgar : C’est l’histoire d’un gamin qu’on voit grandir. On le suit de sa conception au décès de ses parents. Il s’auto éduque parce que sa mère est alcoolique, son père est démissionnaire et tout le temps au boulot. Pour ne pas reproduire ça, il va aller à l’encontre de ces exemples. Malheureusement, comme c’est souvent le cas il va reproduire quand même. Le roman raconte ce parcours. On assiste à différentes étapes de sa vie, à sa fermeture au monde. Cela traite en définitive de la non-ouverture au monde que les gens peuvent avoir.
Le genre du roman et l’écriture musicale sont des univers différents. Comment les concilies-tu ?
Edgar : Dans les deux il y a des mots, du texte. La forme diffère. Avec Gaël, quand on réfléchit à des textes ou à des nouvelles, car on écrit quelques nouvelles, ou des pièces de théâtre, cela nous inspire. Ensuite on décide de choisir la forme la plus adéquate à l’humeur, au sujet que l’on a envie de traiter. J’ai toujours écrit quelques nouvelles, depuis qu’on fait du rap, et même avant. Les mots nous animent. Si on peut, on le fait ! J’ai eu la chance de rencontrer cet éditeur qui m’a mis le pied à l’étrier. Sans cela, comme beaucoup de gens, j’aurai plein de romans dans les tiroirs. Je ne peux pas dire que j’ai pensé à une forme. J’ai écrit et il s’avère que c’était de la prose. Il s’avère que c’était une histoire. Mais quand on regarde notre album il y a aussi des histoires, parfois même de la prose, sauf qu’on les met en musique.
Vos textes évoquent le métissage, les problèmes sociaux. Comment vous appropriez-vous ces thèmes ?
Gaël : Comme dans beaucoup de pratiques artistiques on s’inspire de nos vies. Ce qui enrichit tout cela, ce sont des rencontres, des lectures, des spectacles, des albums qui nous plaisent, des discours politiques, de l’actualité… On aborde les sujets que plein d’autres vont aborder mais ce qui en fait l’originalité c’est que ça passe par nos propres expériences, le prisme de notre propre vécu. Cela donne une vue bien spécifique sur des sujets déjà traités.
Avez-vous des exemples concrets de ce vécu qui a nourri vos textes ?
Gaël : Au niveau du travail j’ai vécu l’expérience, un peu banale, d’être dans un système néolibéral, capitaliste, qui n’a que les mots rentabilité ou rendement à la bouche. C’est quelque chose de très ordinaire. Après la question est : que fait-on de cette expérience ? Est-ce qu’on la vit, est-ce qu’on s’y accoutume ? Est-ce qu’on se révolte en créant ou en descendant dans la rue ? Est-ce qu’on déserte totalement ce monde en se marginalisant ? Je pense qu’on a un peu de tout ça en nous. On s’est marginalisé. On s’est révolté à travers notre musique. Pour autant, on ne peut pas prétendre être des révolutionnaires qui changent les choses. Quelque part, ce n’est pas qu’on s’habitue à ce monde-là, mais le système néolibéral est si puissant que, malgré nous, on en fait partie. On en est des acteurs.
L’engagement de vos textes se ressent particulièrement dans le titre « Alien » sur les émeutes de banlieue, avec la voix du sociologue Pierre Bourdieu.
Gaël : Ce morceau a été écrit en réponse à « Banlieusard » de Kery James. Quand on met la voix de Bourdieu c’est presque ironique. Kery James expliquait dans son titre que pour que les banlieusards s’en sortent, il fallait que chacun accède à des postes de responsabilité, que finalement la solution est individuelle. Il réfute l’idée que l’émeute puisse être quelque chose d’utile. Il dit qu’il ne faut pas brûler les voitures mais en construire puis en vendre. En gros : si les mecs brûlent les voitures ce serait un acte gratuit ! En réalité c’est quelque chose d’éminemment politique, même si le gamin de quinze ans n’en a peut-être pas conscience. Je reste persuadé que c’est un signe qui prouve qu’il y a un mal-être, un non-dit qui passe par la violence, au lieu de passer par autre chose. Pourquoi avoir mis, dans l’introduction du morceau, un extrait de Bourdieu, qui n’est pas de la Mafia K1 fry, mais est un respectable professeur au Collège de France ? C’est parce qu’il dit tout le contraire : brûler des voitures peut-être utile mais avec un objectif collectif. C’est là qu’on a mis l’ironie. On s’est dit que finalement les rappeurs sont beaucoup plus conservateurs et entrés dans le moule que certains penseurs de gauche. Cette chanson nous a permis de mettre ça en perspective.
Puisqu’on parle de ces émeutes, vous-même n’êtes pas issus de quartiers populaires dans lesquels ces événements se sont produits…
Gaël : Je suis issu de nulle part. Edgar c’est pareil. Le lieu où l’on habite, selon moi, n’a rien à voir avec la manière dont on peut penser ou agir. Tu peux vivre à la Courneuve et être beaucoup plus intégré et épanoui dans ta vie que si, par exemple, tu es le seul noir d’une ville où il n’y a que des blancs racistes. C’est pareil si tu es dans un contexte où il n’y a pas de lien social. Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, même s’il y a des ghettos, par rapport à la capitale, à l’intérieur même de ces ghettos il y a un vrai tissu social. Ce tissu n’existe pas dans des villes nouvelles ou dans des zones pavillonnaires, où je trouve qu’il y a une détresse plus grande. Les émeutes ont été faites par des gens qui connaissent et s’approprient leur territoire. Ce n’est pas un hasard si c’est dans des quartiers populaires. Le tissu social y existe encore. En revanche, à Versailles ou Puteaux, villes où l’on a vécu Edgar et moi, on ne peut pas s’approprier ce territoire. On est ostracisés. Il n’y a pas de lien social. Malgré les idées reçues, il y a des pauvres dans ces villes-là. C’est pour ça que ça reste un cliché de dire : « Est-ce que tu viens d’un ghetto pour assumer ce que tu dis sur l’émeute ? » J’ai vécu dans un pays en guerre. La vraie violence je sais ce que c’est ! On n’est pas du tout dans cette surenchère de l’authentique, que le rap aime mettre en avant. C’est peut-être ça qui rend notre analyse un peu différente de ce qu’on entend souvent : « Je viens de la banlieue donc je n’ai pas le droit de dire ou de penser de telle manière. » On s’en rend compte sur le texte de Kery James. Je ne parle que de ce texte. Je ne l’attaque pas personnellement, ni lui, ni son œuvre. Mais ce texte prouve que tu peux grandir et venir de quartiers populaires et adopter totalement le système capitaliste !
Quelles sont les lectures qui ont forgé votre conscience ?
Edgar : Des gens comme Frantz Fanon, Aimé Césaire, certains moins connus comme l’écrivain ivoirien Koffi Kwahulé. Si l’on prend la musique, il y a aussi les textes des Last Poets, Gil-Scott Heron. Ce sont des gens qui allient à l’art une réflexion, un message qui n’est pas purement gratuit. Ce qui nous anime avant tout est une lecture du monde honnête. On voit bien dans quel monde on vit. On connaît nos humeurs, nos faiblesses, nos limites. On ne les refoule pas. Dans nos morceaux c’est ce qui ressort. On essaie autant que possible de ne pas tricher avec ça. Au final, ça se retrouve dans nos textes.
Quelles sont vos influences musicales à tous deux ?
Gaël : Ça évolue avec le temps. Il y a des choses qui parlent énormément à ta sensibilité à un moment donné de ta vie. Le rap français m’a beaucoup parlé à la fin des années 90. Aujourd’hui ça me parle moins. Je suis beaucoup plus touché par des disques de jazz ou des musiques africaines. En ce moment, j’écoute souvent le chanteur angolais Bonga. J’écoute aussi de la rumba congolaise des années 70, dans laquelle il n’y a pas forcément de message politique. Mais cette insouciance met le doigt sur le fait que l’Afrique pensait que tout allait pour le mieux. Cinquante ans après les indépendances on voit que cette insouciance est morte. Même dans des textes insouciants, quelque part il y a un arrière-plan politique. On a un patchwork de beaucoup de choses. Contrairement à beaucoup d’artistes parisiens, qui font des grandes listes de ce qu’ils aiment, je ne pense pas que l’on puisse arrêter des références comme ça. Il y a des artistes qui vont faire des chansons que j’aime et d’autres qui me touchent moins. Gil-Scott Heron, les Last Poets qu’on a cité, sont des gens avec une trajectoire et qu’on écoute parce qu’ils vivent leur musique, sans plan de carrière. Cela n’empêche que même les gens qui ont des plans de carrière, peuvent de temps en temps faire un bon morceau. Je me prononce de moins en moins sur mes influences parce que c’est trop large.
Quelle est votre humeur musicale du moment ?
Edgar : Je pense que quand l’on parle de deux auteurs ou de deux musiciens on en a dix dans la tête. Cela dépend de l’humeur, de plein de choses. Et puis on est curieux. On fouille beaucoup au niveau musical. Avec le temps j’écoute beaucoup de choses qui sont les mêmes. Je lis, j’écris des choses qui, de près ou de loin, sont un peu identiques. Pour la musique, sur un album j’ai écouté trois fois de suite un morceau. Pas forcément tout l’album. C’est réducteur de citer quelques références parce qu’on peut t’enfermer là-dedans. En ce moment j’écoute Alicia Keys.
Gaël : J’ai réécouté le premier album d’ailleurs. Derrière je peux me mettre du Public Enemy.
Edgar : Je viens de découvrir N.A.C, un rappeur français.
Gaël : Il n’y a pas de cohérence. La vie de plein de gens est faite comme ça. Il y a ton « toi » profond, mais après tu peux aller voir un film d’art et essai et enchaîner sur la finale de je ne sais pas quoi sur TF1 ! On vit dans ces contradictions permanentes mais c’est ça aussi qui enrichit. Nous ne sommes pas déconnectés du monde. Nous ne sommes pas des militants endurcis d’une cause. On est, je crois, des mecs banals qui essaient de changer les choses, à notre petit niveau.
Edgar : On a la chance d’être sur scène. On s’est quand même un peu battus pour ! Je pense que la pratique artistique devrait être rendue obligatoire, car on a tous ça en nous. On nous empêche parfois, ou le système nous donne des schémas qui ne sont pas forcément les bons, qui ne nous représentent pas. Il faut avoir la force ou le caractère de dire non parfois. Je connais des gens autour de moi, dans ma famille qui sont très bien dans leurs baskets mais qui n’ont pas toujours des positions enviables. Ils sont bien dans leur peau et c’est leur générosité qui fait qu’humainement, socialement, ils n’ont pas de soucis. J’ai été éduqué là-dedans et j’ai essayé de reproduire. J’ai toujours rêvé de faire ce que je fais là : rapper avec des musiciens derrière moi, rapper en équipe aussi. J’aime l’idée du collectif. Finalement nous ne sommes pas dupes d’avoir cette chance-là. On reste des mecs ordinaires. Quand les gens nous disent : « vous êtes des intellectuels, je réponds non ! Je ne suis pas un intellectuel parce que je lis deux livres. Je ne suis pas un grand musicien parce que je fais : « Boum boum tchagada et que ça donne une mélodie. Tout le monde peut le faire. C’est juste que nous avons décidé de vivre de ça. Aujourd’hui c’est une chance qui nous est donnée.
Pouvez vous évoquer vos racines africaines, qui sont évidemment mélangées avec d’autres cultures notamment françaises, européennes. Mais l’Afrique reste en substance dans votre univers, au travers des masques africains de la pochette de votre disque, ou encore de vos textes.
Gaël : Mon Afrique c’est le Burundi et le Rwanda, la région des Grands Lacs. Je connais un peu aussi le Kivu, au Congo. C’est toujours délicat pour moi de dire ce que c’est, parce que c’est comme demander à un Français ce qu’est la France pour lui. C’est tout pour moi ! C’est là où j’ai vécu. C’est la substance corporelle. C’est sûr que ce sera toujours dans mon art. Quand j’écris, la première chose qui me vient au bout du stylo ce sont des images de ma vie, de mon enfance. Le soleil, la terre… C’est là que je me sens chez moi. J’ai connu l’exil. Je peux même parler de déracinement. L’exil, le déracinement ne sont pas des choix. Je n’ai pas choisi de venir en France. Ce sont les circonstances historiques, politiques qui ont fait que je suis arrivé là. Maintenant, je suis des deux et je suis de rien en même temps. Le truc tarte à la crème du cul entre deux chaises !
Edgar : Je suis d’origine camerounaise. Français né en France mais enfant de l’exil dans la mesure où ma mère est venue ici. Elle est restée et m’a eu ici. J’ai toujours vécu dans une culture camerounaise. Mon père est béninois mais je ne connais pas du tout la culture béninoise. Je ne me revendique pas béninois mais c’est quelque chose qui me manque. Autant que la culture camerounaise. Dans mes textes je tends toujours vers ce manque, résorber ces carences que j’ai. Toute ma vie j’aurai cette quête de combler ce que j’ai toujours eu ici, mais que je ne connais pas finalement. En plus, physiquement j’ai toujours, surtout quand j’étais jeune, mal vécu le fait d’être noir et de ne pas connaître l’Afrique, ne pas la fouler. J’ai beaucoup écrit là dessus, j’ai lu les grands leaders politiques. J’ai été baigné dedans avec ma famille. Je sais que je suis Français. J’en suis content. Je sais que je suis Camerounais, pas Béninois. Cette chose qui me manque fait que je suis artiste. J’ai un rapport très amoureux à l’Afrique, mais finalement je ne la connais pas. On va dire que c’est une femme et je ne la connais pas physiquement. C’est pas non plus un fantasme : je la connais quand même un peu. Mais physiquement je ne l’ai pas assez traversée. On disait en off que ce n’est pas parce que tu es allé un mois au Sénégal que tu connais l’Afrique : j’ai vécu ça toute ma vie ! Le problème c’est que c’est inscrit sur ma gueule que je suis de ce continent ! C’est ce paradoxe-là que j’écris avec Gaël dans nos chansons.
Quelles images, souvenirs, séquences vous en reviennent de cet « un peu d’Afrique » ?
Gaël : « C’était l’aube quand je naquis, comme un étrange oiseau sorti de ma coquille. Le soleil s’élève. Mon père célèbre du bout de ses lèvres mon nom de clochard céleste. Avant de devenir Picaflore je fus colibri. Je butinais l’inspiration, nectar de la vie. Haut comme trois mangues tout me semblait démesure. Le ciel est un troupeau de moutons dans une prairie azur. L’imaginaire emmagasine ce qu’il ne pourra étudier : la cime du goyavier, les racines du palétuvier. C’était toujours l’aube sur mon pays natal. Allongé sur la natte la tête dans les étoiles, scrutant les dégradés de couleur et leur champ lexical. Transi de froid, emmitouflé d’un cyclone tropical j’écrirai l’épitaphe des agonies nuptiales, à l’encre d’un piaf à la table royale. » Voilà les premières images qui me viennent !
Edgar : Je n’ai vu que deux fois mon pays d’origine : le Cameroun. Mais je l’ai vu toute ma vie à travers les gens qui m’ont éduqué. J’ai été nourri par des gens, des habitudes, des coutumes, le rire de ma mère, le fait que quand elle parle elle répète deux fois le mot pour être sûre que la personne comprenne. C’est le patois que je ne parle pas : le bamiléké. Ce sont des valeurs. Physiquement, j’ai des images de là-bas mais elles sont trop peu nombreuses à côté des images que j’ai de la France, par exemple. Les images que j’ai de la France, pour la plupart, sont très belles. Mais j’ai toujours ce manque parce que je n’ai pas la beauté de mon autre pays : de mon « d’abord pays ». Je crois que paradoxalement je suis d’abord Camerounais.
Pouvez-vous parler des ateliers d’écritures que vous animez tous les mercredis en fin d’après-midi à la librairie « Folie d’encre » de Saint-Denis ?
Edgar : On donne aux gens l’envie d’écrire. C’est ouvert à tout le monde. On fait des poèmes, des nouvelles, des pièces de théâtre, des chansons. L’atelier est basé sur la rencontre. On discute et derrière on voit ce qui se passe.
Gaël : On intervient également dans des collèges, dans des lycées, avec des groupes de jeunes, de moins jeunes. Cela se fait en fonction des rencontres, des demandes. C’est quelque chose qui nous plaît, surtout quand les gens en face ont une envie d’écrire et de dire. Nous ne sommes pas des animateurs de colonie de vacances ou des professeurs. On fait ça pour qu’une émotion émerge. On n’a pas de technique. Si des gens veulent en acquérir on ne le propose pas. On n’a pas d’astuces. Tout est dicté par l’émotion.
Edgar : On ne commence pas en déclamant des textes. On fait cette rencontre et ensuite on écrit avec les gens. Nous n’arrivons pas avec des textes déjà dits, sauf quand c’est nécessaire ou qu’on nous le demande. C’est un vrai partage dans lequel nous sommes à égalité avec les gens qui viennent. Ils nous apportent autant voir plus.
Pour revenir à votre album éponyme, MC’s, il y a les featuring des rappeurs Beat Assalliant (originaire d’Atlanta) et Tumi and the volume (de Johannesburg). Comment se sont faites ces rencontres ?
Gaël : On avait des relations en commun et on a activé le réseau pour les atteindre. On voulait les rencontrer avant de leur proposer quoique ce soit. Pour nous il est inconcevable de faire un morceau avec quelqu’un qu’on ne rencontre pas, ou pour qui on n’a pas d’atomes crochus. Cela s’est fait naturellement et aujourd’hui ce sont des potes, aussi bien Tumi and the volume que B. A. Ce sont des amis et on se voit pour autre chose que la musique.
Quel est le pourcentage de feeling et d’arrangement dans la coloration musicale de cet album ?
Gaël : Du feeling très travaillé ! Rires
Edgar : Un peu des deux C’est tout de même une grosse part de feeling. On écoute les émotions. A un moment donné, on fait des choix vers des morceaux parce qu’on tend vers une émotion. Ce qu’on fait avec Gaël c’est qu’on travaille ce qu’on a au fond de l’âme, ce qui nous anime. C’est avec ça qu’on arrive à rigoler sur scène. C’est un travail d’honnêteté de sincérité envers ce qu’on ressent. On essaie de mettre ça dans notre musique. Il n’y a pas de réflexion sur les conséquences commerciales. C’est ça qui nous fait vivre : les rencontres, notre rencontre avec Gaël, les moments où »clac », il se passe quelque chose qu’on essaie de figer sur un disque. C’est très difficile à capter. Tu peux être dans une fraîcheur d’écriture, une humeur. Tu vas l’écrire. Cela va te prendre dix ans parce que tu as digéré ça en dix ans. Tu vas l’écrire sur le moment, le chanter sur le moment mais être tout seul dans ta chambre. Il va falloir aller en studio et le travail va être de récupérer cette émotion. C’est ça qui n’est pas évident ! C’est un boulot. C’est pour ça qu’on aime bien la scène. Il y a un échange tout de suite. Tu parles aux gens. Et il se passe un truc !
Gaël : Quand tu es sur scène tu ne t’arrêtes pas sur le détail, tu files ! Comme tout est parti du texte, rester au plus près de l’émotion première quand tu mets en musique c’est le plus difficile. Il est important qu’un morceau soit populaire, au bon sens du terme, que le titre reste ouvert. De cette façon, les gens peuvent comprendre pourquoi ils aiment ou pas. Il ne s’agit pas de livrer une prestation ésotérique avec un mec tout seul dans son monde ! Le public doit être marqué par ce qu’il voit. Sur tous nos morceaux il y a un échange. Il n’y a pas de barrières entre la salle et la scène. C’est un même espace.
Sur scène justement vous êtes accompagnés par de vrais musiciens comme le pianiste trompettiste Guillaume Poncelet. Comment s’est articulée cette collaboration avec un orchestre ?
Edgar : Encore et toujours grâce à des rencontres. On est bien entouré par Guillaume Poncelet et Arnaud Renaville. On a eu la chance, lors de notre concert en décembre, au Café de la Danse, d’avoir Stéphane Edouard. Quand on a besoin de retranscrire nos émotions ils ne sont pas loin. Le travail consiste à faire en sorte qu’ils traduisent cette émotion en musique. Pour ça, on a besoin que les musiciens nous connaissent. Cela fait un moment qu’on est avec Guillaume. On a fait sa rencontre en amont de l’album, quand on maquettait dans notre petite cuisine. C’est le compositeur d' »Alien ». Il nous a très vite compris. Il partage les mêmes idées que nous. Ce sont des musiciens très doués mais qui vont te dire quand ils ne savent pas faire. C’est rare pour des gens très doués ! Il y a des gens moins doués en musique qui vont te dire qu’ils savent tout faire. Il y a des choses dans le travail que je ne pourrai pas faire, comme être comptable. Je l’avoue. Dans le milieu artistique, c’est plus ou moins courant de l’entendre. Eux te le disent. Cela te fait grandir. Quand des gens doués te disent qu’ils ne peuvent pas faire quelque chose ça t’amène à te demander si toi-même tu sais bien faire ! Avec nos musiciens, sur scène, ça se passe comme pour le travail sur les morceaux : une configuration, des arrangements… On essaie qu’il y ait une cohérence dans notre « set list » sur un concert. L’enchaînement des morceaux est très important. Certains titres fonctionnent sur CD mais pas sur scène. Heureusement Guillaume Poncelet, pour les arrangements, va nous écouter et voir ce qui va et ne va pas. Là on est en pré-production de l’album solo de Gaël.
De quoi traite cet album pour lequel vous avez passé deux semaines à Bujumbura, au Burundi fin janvier et début février dernier ?
Gaël : Ce n’est pas très original mais ce sera un album autobiographique. Je vais essayer de me raconter à moi-même, en musique. De m’expliquer, l’exil, le métissage, la guerre, la paternité, l’amour, la révolte. Ce sont des chroniques autobiographiques, qui ont une cohérence que moi je connais. Mais si tu écoutes l’album individuellement tu n’y vois pas forcément un rapport. Je suis content parce que ça me permet aussi de parler du Burundi et du Rwanda. Le Rwanda est peut-être un peu plus connu mais le Burundi est complètement inconnu. Ce n’est pas que j’ai envie d’être un étendard ou un porte-parole de quoique ce soit. C’est juste que ce sont des régions du monde qui sont loin, que personne ne connaît. J’aimerais entendre dans ma langue parler de l’Afghanistan, du Bangladesh, des pays dont je n’ai pas une grande connaissance, j’espère ouvrir des portes sur une région du monde et une réalité qu’on ignore. La musique, le texte de rap fait passer des choses qu’un livre ne fera pas passer. C’est tout à fait anecdotique mais il y a un titre sur l’album qui s’appelle « Buja buja ». C’est le diminutif qu’on donne à Bujumbura. A première vue le titre est naïf. Je parle des bons petits coins où on peut boire une bière et manger des brochettes. C’est plus un morceau « carte postale ». Je m’étais dit cela ne parlera qu’aux gens qui connaissent Buja. Le gars qui vit à Paris se fout de savoir où on peut manger une brochette à Buja ! Le temps passant, je me rends compte que le morceau est peut-être plus important que ça. Il va rendre une capitale africaine accessible aux gens. Ils ne vont pas comprendre la plupart des choses que je vais dire. En tout cas ça va faire connaître le terme Buja. C’est comme être invité chez quelqu’un. Quand on parle du Burundi et de Bujumbura dans la presse c’est quand il y a la guerre, des cadavres, des épidémies. Là je l’aborde sur un registre très festif. C’est presque un tube de l’été ! Cela, à mon sens, c’est vraiment de l’engagement. C’est une chanson engagée, malgré ce qu’on peut en penser. Je ne parle pas de New York mais de Buja, la ville où personne n’ira jamais de sa vie, qu’on ignore et qui en fait est un monde ! Au-delà des clichés de l’Afrique c’est un lieu de vie.
Vous avez fait quoi concrètement sur place ?
Gaël : On a tourné des images pour monter des clips : « Bouje à buja » et « Petit pays ». On a enregistré des chansons avec des artistes locaux. On a essayé de mettre des instruments traditionnels dans l’album, des choses que tu ne trouves nulle part ailleurs : l’Y’ingoma, le tambour royal du Burundi, de l’Inanga, une cithare burundaise. Malheureusement par manque de temps, nous n’avons pas pu aller plus loin dans les recherches musicales. On n’a pas encore utilisé par exemple des instruments comme l’arc burundais qui s’appelle l’Umuduri. De toute manière, cet album va être un point d’entrée sur la musique de la région. Je suis persuadé qu’on fera d’autres projets là-bas, au Cameroun aussi. Ce serait encore dans la démarche. Milk Coffee Sugar s’est coller au plus près de ce qui a fait nos vies. Aller à la rencontre de choses, qu’on n’a pas pu découvrir dans nos vies, prendre le taureau par les cornes et faire ses expériences là à travers la musique…
Que mijotez-vous pour la suite ?
Gaël : Avec Milk Coffee Sugar on prépare un maxi : « Coffee Sugar », avec des invités. Ce sera quelque chose de très live. On a été sélectionnés pour le Printemps de Bourges. On espère que ça va nous ouvrir des portes. L’album solo devrait sortir début 2012. Je rappelle qu’on est indépendants et auto-produits et qu’on fait tout de A à Z. On s’inscrit dans la durée. Ce ne sont pas des œuvres « effet de mode ». Et le travail d’artisan ça prend du temps !

///Article N° : 9978

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Les images de l'article
Edgar Sekloka et Gaël Faye © Julien LeGros





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