Minky Schlesinger : « C’est parce que j’aime mon pays que je suis devenue réalisatrice »

Femmes de cinéma # 3

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Minky Schlesinger est une réalisatrice sud-africaine. Pour la chaîne de télévision sud-africaine SABC, elle a réalisé le téléfilm Gugu and Andile, une adaptation de Roméo et Juliette entre ethnies Zoulou et Xhosa dans un township sud-africain. Ce film a obtenu trois prix aux derniers Africa Movie Academy Awards de Yenogoa (Nigeria) et a remporté, en août 2009, le Best Youth Film au Lola Kenya Screen (Kenya). Sélectionné en compétition au 21e FESPACO (Burkina Faso), il sera peut-être bientôt à l’affiche du Pan African Film Festival de Los Angeles (USA) et d’Africa in Motion Film Festival d’Edimbourg (Écosse). Gugu and Andile a pourtant suscité une controverse dans son pays. Minky Schlesinger, félicitée par le Ministre de la Culture sud-africain Palot Jordan, témoigne de sa carrière de femme cinéaste pour ce troisième portrait de Femmes de cinéma.

Du théâtre au cinéma
Avant d’être dans le cinéma, j’étais comédienne au théâtre. Durant les années 1980-1990, mon expérience théâtrale s’est faite dans les théâtres protestataires de Johannesburg. J’ai joué, écrit et mis en scène des pièces de théâtre et je suis passée au cinéma après ça.
Lorsque je me suis tournée vers le cinéma documentaire dans les années 1990, c’était surtout pour m’intéresser aux origines sociales de ma société. C’était avant la démocratie qui est arrivée en 1994 donc nous regardions de très près notre passé et nos espoirs pour l’avenir.
J’ai commencé par faire des recherches pour le cinéma documentaire. De là, je me suis mise à écrire des documentaires et à en réaliser pendant plusieurs années. Vers 1997-1998, je suis passée à la fiction.
Actuellement, je réalise des feuilletons pour la télévision parce qu’en Afrique du Sud, si nous produisons cinq longs-métrages en un an, c’est déjà beaucoup ! Depuis trois ans, de plus en plus de femmes réalisent des longs-métrages. Mais en cent ans de cinéma sud-africain, je pense qu’il n’y a eu que deux femmes réalisatrices (1). Bien sûr, mon ambition est de faire un long-métrage un jour. Au lieu de faire des longs-métrages, il y a dans les télévisions sud-africaines de la place pour des femmes qui écrivent et réalisent des fictions. Nos feuilletons télévisés sont de très bonne qualité car nous y mettons beaucoup d’effort et d’énergie (2). Nous faisons des feuilletons solides avec une conscience sociale. J’ai réalisé des feuilletons télévisés pendant six ou sept ans.
Shakespeare in Mzansi
L’idée d’une adaptation de Roméo et Juliette vient de la SABC car ils avaient créé un programme appelé « Shakespeare in Mzansi« . Mzansi est un mot d’argot qui signifie Afrique du Sud. La SABC a demandé à des personnes d’adapter des pièces de Shakespeare à des situations sud-africaines contemporaines. Ils ont réalisé deux Macbeth(un dans le monde rural, l’autre dans une ville) ; mon adaptation de Roméo et Juliette et un King Lear. Il y avait donc quatre séries réalisées cette année et les gens les ont vraiment appréciées (3). Shakespeare est étudié à l’école et dans les townships depuis des années.
En 1981, j’enseignais l’anglais à des étudiants Noirs et nous avions étudié Macbeth. C’était complètement fou de voir à quel point cette pièce leur faisait écho ! Ils ont vraiment aimé Macbeth ! Ils ont accroché à l’histoire et m’ont dit : « C’est nous ; toutes les intrigues, les luttes et les complots, nous les comprenons vraiment« . Cela m’a fait réaliser qu’il y a quelque chose dans les pièces de Shakespeare qui parle aux gens quelles que soient leur génération ou leurs origines. Je pense que c’est ce que la SABC imaginait : prendre ces histoires basiques et voir ce que l’on peut faire avec.
Gugu and Andile
Gugu and Andile a été réalisé en six épisodes d’une demi-heure sur 144 minutes. J’ai ensuite pris l’ensemble de la série et l’ai réduit en 96 minutes pour en faire le téléfilm en compétition au 21e FESPACO. C’est la première fois que je fais un long-métrage même si cela n’a pas été tourné comme un long-métrage. J’ai réalisé des courts-métrages, le premier en 1998 s’appelait Salvation et était basé sur la nouvelle « The tuba » de l’auteur sud-africain Ivan Vladislavic. J’ai fait beaucoup de feuilletons mais il s’agit-là, en quelque sorte, de mon premier long-métrage. C’est mon prochain objectif : faire un long-métrage écrit comme un long-métrage et tourné comme un long-métrage.
Les acteurs ont vraiment adoré se battre entre communautés parce qu’ils ont traversé cela. Ils savaient ou, pour les plus jeunes, ils avaient entendu parler de cela. Et ils ont su qu’ils étaient en train de faire quelque chose qui avait du sens. Ils n’interprétaient pas un simple feuilleton, ou une comédie romantique, ils abordaient des thèmes importants. Donc ils étaient extrêmement enthousiastes. Nous avons fait des auditions et tout le monde voulait faire partie du projet. Nous avons dû refuser beaucoup de monde mais les gens voulaient vraiment avoir un rôle dans le feuilleton. Beaucoup d’enthousiasme provenait des acteurs.
4 millions de téléspectateurs par semaine
Gugu and Andile a été programmé en juin et juillet 2008 sur SABC (4). Les gens étaient vraiment très intéressés. Nous avons eu 4 millions de téléspectateurs chaque semaine ce qui a été la plus grande audience, durant cette période, pour un feuilleton. En 2008, Gugu and Andile était dans le top 10 des programmes télévisés les plus regardés par les téléspectateurs, toutes télévisions confondues. La série a beaucoup intéressé, aussi parce qu’elle a été très controversée : elle parle de différences dont les gens n’aiment pas parler alors qu’il faut en prendre conscience si nous souhaitons arrêter la xénophobie que nous voyons en Afrique du Sud. Il y a des différences internes – ethniques, religieuses et autres – qui perdurent en Afrique du Sud à cause de notre passé. Nous ne sommes toujours pas sortis de cette situation donc les gens ne veulent plus en entendre parler et pensent : « Oh non, plus jamais ! Nous sommes sud-africains, nous sommes la nation arc-en-ciel, c’est beau, c’est bien !« . Et c’est compréhensible parce que nous souhaitons reconstruire notre nation. Mais pour moi, réalisatrice, on ne construit pas une nation en se voilant la face. C’est parce que j’aime mon pays que je suis devenue réalisatrice. Pour dire : « Ne retournons pas en arrière !« . En 1991-1992, le pays partait en flammes avant que la démocratie ne puisse avoir lieu. Et nous devrions dire : « D’accord, nous étions coincés par le régime de l’apartheid, c’est différent » ? Il y a une responsabilité individuelle à dire non. Non je ne m’engagerai pas dans ce crime fraternel. Je pense que quelque part nous devons, – nous, sud-africains – dire non. Nous ne pouvons pas nous blâmer tout le temps pour nos actions.
Controverse
Gugu and Andile a été très controversé. Lors de la diffusion du troisième épisode – la série passait une fois par semaine – les leaders politiques traditionnels Zoulou (les Indunas) sont allés voir les responsables de la SABC et leur ont dit : « Retirez Gugu and Andile, nous n’aimons pas l’image des Zoulous que vous montrez ». La SABC a eu le mérite de leur répondre : « C’est un feuilleton très juste, objectif, qui ne prend pas parti et qui regarde très clairement ce qui s’est passé. Nous ne le retirerons pas de l’antenne. » En réponse à cette plainte, ils ont créé un talk-show inventif dédié aux images des Zoulous sur la SABC où ceux-ci peuvent exprimer leurs opinions. Je trouve que la SABC a extrêmement bien géré la situation car tout a eu lieu en public. Cependant, je dois dire qu’il y a eu une certaine émulation car cela a été relayé par la presse écrite et les gens étaient très mécontents (5). En Afrique du Sud, quand quelque chose a lieu, les gens en parlent partout : dans les taxis, en allant au travail, etc. J’ai donc appris que le mercredi matin – Gugu and Andile était diffusé le mardi soir – tout le monde disait : « Gugu and Andile, tu as vu ça ? » Et les gens débattaient et se disputaient en allant au travail. Pour moi, c’était fantastique ! Ma série suscitait un débat.
Acteurs noirs, réalisatrice blanche
Il est possible que des personnes se soient dites, parce que je suis blanche, qu’est ce que je fais là, pourquoi est-ce que je me suis engagée là, etc. Mais je crois que les gens se plaignaient vraiment. Ils ne savaient pas qui j’étais. Ils ne savaient pas qui avait réalisé le programme. C’est seulement le fait de voir cette série à la télévision qui les a terrifiés. Mais vous savez, ce que je dis aux gens c’est la chose suivante. En 1992-1993, quand je faisais des recherches pour des documentaires, j’ai dû travailler sur des rushs de la guerre tournée dans les townships. Parce que des compagnies internationales voulaient des images de cette guerre. J’ai passé je ne sais combien de temps à regarder ces images. Donc, je n’étais pas dans les townships. J’étais assise à un bureau à regarder ces rushs. Et ce que j’ai vu m’a complètement terrifiée. C’est de ma vie dont je parle ! Je ne parle de personne d’autre ! C’est mon pays et ma réalité et c’est pourquoi j’ai voulu faire un film à ce propos.
Je ne veux pas faire des films pour une petite frange de la société
SABC a trois chaînes. L’une d’entre elle est en anglais (SABC 3). Je préfère travailler avec SABC 1 qui est une chaîne majoritairement en Nguni (zoulou et xhosa). La chaîne anglaise est seulement diffusée dans les zones urbaines. Les chaînes diffusées en zoulou et xhosa touchent toute la nation. Et moi, je ne veux pas faire des films pour une petite frange de la société. Malheureusement, j’ai dû travailler dans des langues que je ne connaissais pas. Il y a toujours cette question au sujet de qui raconte l’histoire. Est-ce que je raconte le film du point de vue d’un Blanc ? Puis-je franchir ce pas ? Pour moi, nous faisons nos films de notre point de vue, le fait d’être Blanc ne compte pas. Je suis blanche mais je ne peux rien y faire, c’est comme ça.
En tant que réalisatrice, si tu ne penses pas à ton sujet avec beaucoup d’attention, alors tu manques à ton devoir de réalisateur. Cela signifie que tu essaies de transcender tes propres limites à un certain degré. Tu essaies de raconter une histoire de ton propre point de vue qui n’est pas aveugle ou fermé. J’ai tourné des films en zoulou et xhosa pendant de nombreuses années. J’ai passé beaucoup de temps à tourner dans les townships. Je ne parle pas ces langues mais j’ai toujours quelqu’un qui travaille étroitement avec moi, une jeune femme Noire, qui est assistante-réalisatrice. Elle s’assoit avec moi derrière le moniteur. S’il y a quelque chose qui m’échappe, elle me dit : « Les acteurs se sont trompés« . Mais en général, j’arrive toujours à le voir ; ça se voit dans les yeux des acteurs quand une prise est ratée.
Les femmes sud-africaines ont réconcilié le pays
Il y a un besoin en Afrique du Sud de jeunes femmes réalisatrices, particulièrement Noires. Nous n’en avons pas beaucoup. En fait, nous avons peu de femmes réalisatrices de fiction tout court. Nous avons beaucoup de femmes documentaristes, beaucoup de femmes productrices. Nous avons des femmes dans tous les corps de métier mais peu de chef opératrices et de réalisatrices. Ma productrice, Bridget Pickering, est une femme Noire : elle vient de Namibie mais vit en Afrique du Sud. Ma coscénariste, Lodi Matsetela, est aussi une femme et j’ai beaucoup de chef de département qui sont des femmes.
Il y a un mouvement de femmes cinéastes en Afrique du Sud qui s’appelle « Women of the Sun » (en français : Femmes du soleil). C’est un très bon groupe de femmes qui travaillent dans l’industrie cinématographique (productrices, réalisatrices, scénaristes…). Elles sont actives quand elles ont des fonds parce que les fonds sont toujours un problème ! (rires) Elles sont donc actives certaines années et moins d’autres. En ce moment elles sont assez actives car elles ont eu de bons financements. Elles essaient de mettre les femmes en réseau car c’est vraiment ce qui nous manque : des clubs et des réseaux. Dans un pays comme le nôtre où il y a un gros problème de viol et d’agression des femmes, je dois dire que les Sud-Africaines sont incroyables. Elles ont réconcilié le pays. Les Noires et les Blanches. Mais je parle particulièrement des femmes Noires. Elles ont réparé les choses depuis plusieurs années. Je suis tellement fière quand je vois le film de Jane (6) ! Elles ont un profond sens de leur propre valeur. Peu importe qu’elles soient des femmes. Elles ont le droit d’être ce qu’elles ont envie d’être.

1. – Née en 1947, l’actrice sud-africaine Katinka Heyns est devenu réalisatrice en 1988 avec son film Fiela’s Child suivi, en 1992 de The story of Klara Viljee et, en 1998 de Paljas. Elaine Proctor, née en 1960, a réalisé quatre longs-métrages de fiction : We will see (1987), On the wire (1990), Friends (1993) et Kin (2000). Lors du dernier FESPACO, une autre cinéaste sud-africaine, Jann Turner, devait présenter son premier long-métrage White wedding (2009). Le film n’a finalement pas concouru mais Jann Turner est à ajouter dans la liste des réalisatrices de long-métrages sud-africains.
2. – En témoigne la série télévisée « When we were Black » de Khalo Matabane qui remporta le Prix TV Vidéo de la meilleure série TV lors du FESPACO 2009.
3. – Entabeni (Macbeth), Izingane Zobaba (King Lear), Ugugu no Andile (Romeo and Juliet), et Death of a Queen (Macbeth) sont les quatre adaptations de Shakespeare diffusées par la SABC.
4. – Le premier épisode de Gugu and Andile a été diffusé le 3 juin 2008 à 20h30, le dernier épisode le 8 juillet 2008.
5. – Lire les commentaires des spectateurs sur le site de la SABC (www.tvsa.co.za) et dans les revues anglaises telles que Sunday Times et The Citizen. La presse traditionnelle zoulou telle qu’Isolezwe a aussi relayé la polémique.
6. – Le documentaire de Jane Lipman Courting justice (Afrique du Sud, 2008), présenté lors du 21e Fespaco, retrace le parcours de femmes juges qui évoluent, en Afrique du Sud, dans un milieu professionnel dominé par les hommes.
///Article N° : 8870

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Les images de l'article
Gugu and Andile 1 © DR
Gugu and Andile 2 © DR
Lungelo Dhladhla (Gugu Dlamini) © DR
Litha Booi (Andile Mcilongo) © DR
Minky Schlesinger © Claire Diao





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