Moi Toussaint Louverture… avec la plume complice de l’auteuret Une heure pour l’éternité

De Jean-Claude Fignolé

Archéologies haïtiennes
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À travers deux textes publiés à quatre ans d’intervalle, l’écrivain et critique d’art haïtien Jean-Claude Fignolé révèle un Toussaint Louverture confronté à sa propre légende – dans Moi Toussaint Louverture… avec la plume complice de l’auteur – et empreinte, dans Une heure pour l’éternité, la voix des colonisateurs pour mieux rappeler les valeurs révolutionnaires qu’ils ont trahies.

Toussaint Louverture arrive à nous dans le trouble de la double évidence : comme figure essentielle de la révolution à Saint-Domingue, dressé dans le signe de cette évidence, et comme l’effigie d’un mythe, presque improbable, tant elle a été absorbée par les épaisses murailles du fort de Joux, comme un disparu, dont même les cendres manquent. Demeure une pelletée de terre, portée en Haïti, à titre symbolique, il y a quelques années, malgré, naguère, l’opposition du général De Gaulle que l’on remît aux Haïtiens – et à François Duvalier- les restes d’un général français.
Entre ces deux bornes du spectre, une histoire complexe, des paroles rapportées, des textes, des mémoires, des traces d’une vie de combat et d’organisation, mais si peu d’existence. Toussaint nous arrive depuis un fonds indistinct, que portent aussi ses noms : Fatras Bâton, Toussaint Béeda, citoyen Toussaint, général Louverture, chacun de ces termes nous renvoyant à des faisceaux d’interrogations. Les historiens ont depuis longtemps, et à la suite des travaux de James (1), montré la complexité du personnage, et ont réalisé un minutieux travail d’archéologie (2). Il appartenait aussi aux romanciers : Fabienne Pasquet (3) a fait parler cette ombre, depuis sa cellule misérable ; Madison Smart Bell l’avait campée dans sa chevauchée organisatrice, mais aussi comme une sorte de reflet mystérieux, dans les bords d’un miroir. Jean-Claude Fignolé le révèle confronté à sa propre légende, d’abord dans l’émergence progressive de sa stature d’homme d’État, fondateur d’une identité inaboutie, puis dans la confrontation avec ses adversaires, le beau-frère de Bonaparte en particulier. Il montre surtout combien cette figure constitue un repère pour les lettres haïtiennes.
Le rappel des Pères fondateurs d’Haïti constitue en effet un des stéréotypes du roman haïtien : très fréquentes sont les allusions à leur présence et à leur disparition, dans un jeu littéraire fécond qui voit l’opposition entre les archétypes qu’ils auraient tracés et la déréliction de ce peuple haïtien qui sait, dans sa chair, combien les modèles ont été dissous dans une histoire presque toujours ressentie comme chaotique. Mais Toussaint occupe, dans cette histoire, une place à part, celle d’un homme qui fut affranchi et qui deviendra officier supérieur de l’armée française, mais aussi propriétaire terrien, porteur d’un triple projet de société, d’État et de nation, présenté dans le texte d’une Constitution envoyée à Bonaparte. Il fallait à l’auteur prendre en charge cette ambiguïté de la figure qui sinue le long d’un axe et les ambivalences de sa parole, en développant un dialogue avec le mort.
Il offre ainsi la possibilité de dérouler cette parole, d’atténuer la pointe de l’angle en offrant le temps de l’explicitation, et en inscrivant la lisibilité de cette progression dans l’histoire d’une conscience. Car tel est bien l’enjeu central du premier volume : comment, par quels leviers actionnés, un cocher est-il devenu ce manipulateur, ce tacticien taciturne du politique, divisant ses compagnons pour mieux parvenir à asseoir son propre projet ? Comment le projet est-il parvenu à devenir projet ? Si par la faveur de Fignolé des réponses sont apportées, formulées dans la réitération des réponses possibles, par des boucles argumentatives qui en miment l’élaboration, c’est justement cette interrogation et les termes dont elle s’empare qui intéressent au premier chef les deux interlocuteurs : l’auteur, qui médite dans le fort de Joux et la présence de Toussaint, qui chevauche notre auteur pendant vingt-quatre heures, avec la grâce d’un loa. C’est bien d’une prise de paroles dont il est question dans ce lent roman qui définit l’argument comme motif littéraire. Et ce n’est pas le moindre enjeu que de conférer à Toussaint de revenir sur ses propres fourberies comme sur ses propres contradictions, pour informer, depuis sa parole, le désengagement de la réalité que nous paraît être la suite des dérapages qu’a connue l’histoire de ce qui était pour lui un pays en projet. Il fallait « légitimer la force par le droit », c’est-à-dire, installer la sortie de la condition infra-humaine de l’esclavage, dans le souci de la lettre, et de la culture. C’est sans doute une des premières fois où les enjeux sont posés avec une telle acuité : la révolution haïtienne est aussi celle de l’accès à la langue, à l’écriture et au savoir. C’est aussi celle d’une installation, souvent défectueuse, cependant, dans un continent encore nouveau. Et c’est de cette pliure dont nous entretiennent les deux personnages, l’un poussé dans ses retranchements par l’autre, l’auteur. Ainsi, tout l’effort de Louverture pour techniciser et rationaliser cette installation qui est aussi celle du redressement économique et social de la population jusque-là réduite au sort d’un « cheptel », d’une seule force de travail, rencontre les pratiques populaires, notamment le vodou, qui confère le sentiment d’unité. Ce qui se met en place est à la fois un État où la décision est avant tout militaire, se démarquant justement de ses appuis populaires, et qui se rapproche de ce qu’il faudra plus tard nommer totalitarisme. C’est cette contradiction qui, semble-t-il, radicalise la pliure, comme le comprend peu à peu le spectre, qui analyse l’histoire de l’élan impulsé à la lumière des deux siècles suivants, de ce pays qui a trahi les rêves de Toussaint, fracassés par les contraintes et la médiocrité des désirs individuels. Mais aussi, la tâche était immense, de s’approprier les signes de la culture depuis l’espace mental de l’esclave.
Ce que Fignolé nous désigne, c’est bien qu’en grande partie le destin d’Haïti s’est aussi forgé dans les dernières années de la colonie et du monde de la plantation dominguoise. Il nous rappelle combien la césure de 1804 est importante, mais que l’essentiel s’est joué auparavant.
Ce premier temps romanesque est nécessaire à la lecture du roman paru récemment, Une heure pour l’éternité. Cette fois encore, la confrontation est à la fois directe et médiate : Leclerc, qui commande l’expédition envoyée par Bonaparte pour rétablir l’esclavage et les conditions de production dans les plantations – l’opération est coordonnée avec celles des Antilles et de la Guyane, et témoigne ainsi d’un projet concerté-, vit sa dernière heure. Il meurt de la fièvre jaune, entouré de quelques officiers, d’un prêtre et de son épouse. Il n’est pas mort, mais il n’est plus en vie, et c’est de l’intérieur de ce zombi que nous parviennent les bribes de son histoire, d’un dialogue, qui n’a pas eu lieu, avec Toussaint. Depuis l’inconscience du général, se déroulent les amertumes de la conscience aiguë de ce qui se déroule là, à Saint-Domingue. Pauline, son épouse, et sœur de Bonaparte, vit aussi intensément et intérieurement cette histoire amère. Ce sont les flux de leurs consciences que retranscrit ce roman qui déplie l’intériorité des personnages, et les marges de leurs échanges, toujours ramenés au même centre : l’horreur de la guerre et des exactions, ainsi que les enjeux, économiques, impériaux mais également intellectuels et politiques : « Redonner une signification à la Révolution » par exemple, n’est pas le plus mineur. Dans L’Expédition (4), Claude Ribbe avait déjà raconté cette invasion, à partir du point de vue de Pauline, une Pauline elle aussi au seuil de sa propre disparition, faisant retour sur cette guerre, et sur la trahison dont elle témoigne. Le roman ouvrait la brèche dans une compacte histoire de France, et en laissait paraître une ombre épaisse. Fignolé agrandit la faille et poursuit le projet ouvert par le roman précédent : ce qui se joue, dans cette invasion, c’est bien l’émergence d’une rationalité administrative et militaire, mais grevée cette fois par l’incurie et les affairistes, ainsi que par le désintérêt napoléonien de ce qui est hors de son champ d’intervention direct, l’Europe. Dans le monologue de Leclerc se lèvent les prémices de ces contradictions qui travailleront plus tard la définition du colonialisme, à la fois mise en coupe réglée des ressources, mais aussi laboratoire de la modernité. Encore faut-il sur ce dernier point se donner les moyens de l’organisation et de l’action. C’est dans ce cadre qu’un des impensés de l’expédition est abordé par les protagonistes : si Leclerc est chargé implicitement de favoriser les intérêts des armateurs de Nantes, Toussaint, par ses accords commerciaux avec d’autres partenaires, notamment anglais et américains, avait tourné son regard vers Bordeaux. Un pan singulier de cette histoire vient alors sous le regard : il nous décrit les prolégomènes des scandales financiers qui suivront la plupart des indépendances.
Ce dialogue âpre entre Leclerc et Toussaint est miné par le contrepoint des récits de Pauline, tout entière, semble-t-il, tournée du côté du désir et de la vie amoureuse débridée. Dans le refus de la maternité et du conformisme, dans le souvenir de sa relation incestueuse avec son frère, c’est une autre figure, moderne, qui se révèle, dressée contre la rétractation du féminin désormais imposée par le futur empereur. Comme en filigrane, ce que laisse pressentir ce regard est bien la proximité du sort des femmes et celui des esclaves. De cette conscience, le monologue d’Oriana porte témoignage, comme la mise en écrits de ces constats par Pauline elle-même. Le principal enjeu de l’existence devient ainsi la négation de la négation : ne pas fermer la porte aux plaisirs, ne pas renier en soi la part de l’enfance. C’est par négligence que les hommes y renoncent et laissent la violence et la mort s’installer au cœur de l’existence, sous prétexte d’améliorer ses conditions, en ouvrant la possibilité totalitaire. Dès lors, toutes les infamies deviennent possibles : elle prend la forme de la férocité de Dessalines, contre les blancs, contre les gens de couleur, contre les Noirs, c’est selon les circonstances et les alliances. Elle prend aussi la forme de l’extermination systématique des révoltés, par la pendaison et par le gazage au soufre, notamment, ouvrant une histoire qui se confondra longtemps avec celle de la modernité, pour qui veut l’entendre.
C’est ainsi que Fignolé met en perspective la plupart des faisceaux de cette histoire si difficile à concevoir, si malaisée à raconter dans une suite strictement chronologique. C’est par le dialogue des morts, genre apparemment désuet auquel il confère une efficacité rare, qu’il nous fait renouer avec l’archéologie de nos propres déceptions et nous renvoie à la répétition de l’errance et de la destruction, comme à exiger de nos regards qu’ils ne se départissent pas de l’altérité. Mais c’est dans la langue et dans l’écriture elle-même que progressivement la possibilité de cette exigence se déplie courageusement : ces quelque huit cents pages se donnent à lire comme l’épopée des consciences, dans une langue précise et une syntaxe rigoureuse qui suit les contours sinueux des désirs, des repentirs, comme des silences. En rejoignant ainsi les prolégomènes de l’histoire d’Haïti, en les mettant en relation avec l’histoire même du pays, Jean-Claude Fignolé bâtit une œuvre essentielle, qui rend possible la réappropriation de l’histoire, par-delà les mythes.

1. Cyril Lionel Robert James, Les Jacobins noirs : Toussaint-Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, traduit par Pierre Naville, Paris, Éditions caribéennes, 1984
2. Jacques de Cauna (éditeur), Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti, Karthala, Paris, 2004. Le lecteur intéressé consultera avec profit la plupart des moteurs de recherches de livres numérisés.
3. Fabienne Pasquet, La Deuxième mort de Toussaint-Louverture [sic], Arles, Actes Sud, 2001
4. Paris, Éditions du Rocher, 2003
Moi Toussaint Louverture… avec la plume complice de l’auteur, Ville Mont-Royal, Plume & Encre, 2004
Une heure pour l’éternité, Paris, Sabine Wespieser Éditeur, 2008///Article N° : 7390

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