Mort à vendre, de Faouzi Bensaïdi

Les damnés de la terre

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Il y a une scène magnifique au début de Mort à vendre. Rassurez-vous, je ne vous raconterai pas le film : c’est juste au début. Mais je vais vous raconter cette scène car elle est à l’image du film et que tout le cinéma de Faouzi Bensaïdi est là. Avant cette scène, un des trois compères sort de prison, accueilli par les deux autres. Ils fêtent leur amitié avec du vin dans des bouteilles de coca. Le jour suivant, Malik (Fehd Benchemsi) sort d’un café une bouteille de « coca » à la main. Il découvre la belle Dounia (Iman Mechrafi) qui d’une balustrade, une épaule dénudée, regarde la ville et a les yeux au loin. Malik s’approche, les yeux rivés sur elle. Ils se fixent mais le contact est loin d’être établi. Une musique douce à la pulsation énigmatique ajoute cette ambiance à la scène et dispense de dialogues. C’est alors que l’on voit des rubans noirs tomber du ciel devant Malik et Dounia : des enfants déroulent des cassettes vidéos jetées en contrebas et en lancent les bandes magnétiques en l’air. Cette poésie si métaphorique de ce que porte le cinéma ouvre à la relation : Dounia accepte la bouteille que lui propose Malik, en boit une gorgée, sourit. Une histoire d’amour peut commencer, déjà inscrite par cette simple scène dans la ville, le culot, la transgression, la poésie, l’esprit d’enfance, le cinéma. Nous la savons déjà impossible et dramatique. Parce que le cinéma nous a enseigné l’illusion de la passion et la beauté du tragique.
C’est la beauté désespérée de l’illusion, la beauté des faiblesses humaines, cette charge poétique de vie puisant dans la métaphore et la fluidité, que Faouzi Bensaïdi nous propose de film en film, ancré dans les méandres du réel marocain mais le détournant pour s’écarter du réalisme et pouvoir ainsi mieux l’envisager comme vision du monde. Film aussi saisissant que déstabilisant, Mort à vendre est profondément contemporain. Il est de ces films qui restent en mémoire comme dans l’histoire du cinéma, non seulement comme témoins d’une époque mais aussi et surtout par l’acuité de leur regard sur les humains.
Dès ses courts métrages, l’originalité de l’écriture de Faouzi Bensaïdi s’est imposée : sa chorégraphie des personnages en plans-séquences et sa façon de jouer avec les entrées et les sorties de champ, son travail sur la bande-son avec Patrice Mendez dans des films parfois sans musique, son cadrage décentré qui préserve la complexité et ses angles osés dans des plans extatiques, sa confiance dans la capacité du spectateur de reconstruire la scène à sa manière et le dialogue ludique qu’il inscrit ainsi dans tous ses plans, sa passion du hors-champ comme espace de signification, la distance comme viatique pour déconstruire l’émotion immédiate, ses récits mosaïques qui brouillent les cartes de l’évidence et multiplient les points de vue, son inversion des codes et son amour du détournement… Mort à vendre est lui aussi un puzzle à reconstituer. Il y a du suspense mais ce n’est pas un thriller. Il y a du mystère mais ce n’est ni sombre ni obscur. Car il est traversé de désir, celui des rêves impossibles, certes, mais aussi celui de vivre à fond, en liberté. Sa distance mélancolique est un élargissement qui fait que le réel marocain nous concerne et nous touche. Bien loin des clichés touristiques, il explore comment ceux du Sud négocient leur inscription dans le temps présent. Ceux du Sud, ce sont souvent chez Faouzi Bensaïdi non des héros mais des perdants, des marginaux, des exclus : ces blessés de la vie sont les damnés de la terre.
Un zoom arrière a rompu le charme intimiste de la scène entre Malik et Dounia, introduisant à nouveau les deux autres compères, Alall (Mouhcine Malzi) et Soufiane (Fouad Labiad). Car c’est dans cette mise à distance, dans l’écart et la tension entre cet amour incertain et les destins entremêlés de ces trois Icare aux ailes fragiles, que se joue ce jeu avec le feu qu’est Mort à vendre. La mort est là, dans l’illusion de l’argent facile, dans l’illusion du salut islamiste, dans l’illusion de la compromission. Car les damnés n’ont que peu de cartes à jouer face au carcan de leur condition. Faouzi Bensaïdi les filme avec tendresse, sans les stéréotyper ni surtout les juger. Il les saisit au bord du vide, dans leurs dérisoires tentatives de s’en tirer. Si son film alerte sans désespérer, c’est qu’il respecte à la fois leur dignité et leurs chemins de traverse. Les trois amis prennent des voies opposées, mais poursuivent leur complicité jusqu’au bout. C’est cette alliance qui intéresse Bensaïdi, et ce qui les empêche de déboucher. Leur vertige est celui de leur ville, le Tétouan de la débrouille, et leur pacte celui des indignés. Face aux dérives de la loi, de l’argent, de la religion et de la famille, les trois losers n’ont pour autre choix que la fuite en avant.
La souveraineté de la mise en scène, la beauté des plongées et des perspectives, les vibrations des architectures urbaines, la maîtrise de la direction d’acteurs, la poésie et l’humour détachés, le brio du détournement du cinéma de genre font de Mort à vendre un régal. On en retient une cinglante critique sociale et une saisie à la fois lyrique et cruelle du malaise des jeunes au Maghreb aujourd’hui.

///Article N° : 11739

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Les images de l'article
Fouad Labiad, Mouhcine Malzi et Fehd Benchemsi
Faouzi Bensaïdi, qui tient le rôle du commissaire Dabbaz dans Mort à vendre
Fehd Benchemsi et Iman Mechrafi
Fehd Benchemsi
Fehd Benchemsi





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