« Ce double malheur qui t’es arrivé, qui t’en plaindra ? Le pillage et la ruine, la famine et l’épée, qui t’en consolera ? » Cette parole du Livre d’Isaïe (chap. 51, verset 19) placée au départ du film pose d’emblée la question de son élaboration et de sa légitimité. La réponse de Lee Isaac Chung, jeune cinéaste américain fils d’immigrés coréens, est d’abord l’écoute, nécessaire à l’empathie. Amené à enseigner un été le cinéma à une quinzaine d’apprentis réalisateurs pour accompagner sa femme impliquée dans un camp humanitaire d’enfants des rues au Rwanda, il ébauche un projet de film qui trouvera sa forme et son contenu ainsi que son casting avec les réfugiés du camp. S’il travaille la mémoire, c’est pour trouver son inscription dans le présent, à l’encontre de la plupart des fictions réalisées sur le génocide. Deux jeunes, Sangwa et Munyurangabo, quittent Kigali avec une mission de mort : venger à la machette le père de Munyurangabo. Mais la halte chez les parents hutus de Sangwa fera la trame du récit : les vieux démons réapparaissent lorsqu’ils apprennent que Munyurangabo est tutsi. Entre le lien filial et le rejet du père, Sangwa vacille dans ses sentiments et dans son amitié pour Munyurangabo. Mais ce doute très humain amène ce dernier à interroger son propre nom qui signifie « guerrier » : « Quel est ton combat ? » Le devoir de violence pourra ainsi trouver une autre issue.
Tout cela serait très schématique si le film ne développait pas une esthétique l’élevant à d’autres entendements. La distance de prise de vue privilégie la liberté des corps et leur inscription dans leur environnement. Le cadre est sans cesse rebâti à l’image en jouant sur les architectures des ouvertures et des fenêtres, renseignant et magnifiant les relations entre les êtres. Les plans fixes installent un rythme intérieur facilitant la méditation. Des ruptures de ton favorisent le recul : utilisation des ralentis, émouvante voix off sur des plans de feuillages et d’herbes, captation de la beauté des paysages rwandais, slam d’un poète rencontré dans un maquis, Edouard Bamporiki Uwayo, qui servit aussi pour la cérémonie officielle de la Journée de Libération du Rwanda en 2006. La musique contribue elle aussi à l’intériorisation et la distance : un jazz en phase avec les sentiments des personnages alterne avec de nombreux silences, si bien que c’est tout le film qui se fait jazzy, en un rythme d’écoute et d’élévation. Car c’est au fond la dimension spirituelle que cette esthétique impose, une éthique des rapports humains, un appel à la tolérance et à réécrire l’avenir.
Entièrement tourné en kinyarwanda avec une grande place laissée à l’improvisation, sur place avec une grande économie de moyens, le film semble davantage le produit des personnes filmées que le pur projet d’un cinéaste. En somme le résultat d’une écoute mutuelle. C’est bien sûr sa grande force face aux constructions hollywoodiennes qui réécrivent à leur manière l’histoire du génocide : il y gagne en proximité ce que les grosses machines supposées basées sur des faits réels perdent finalement en authenticité. C’est sans doute cette sincérité dans la simplicité mais aussi sa cohérence et sa grande maîtrise qui ont motivé sa sélection officielle au 60e festival de Cannes à « Un certain regard ».
Cette écoute lui permet aussi de questionner la mémoire dans le temps présent plutôt que dans la reconstitution. Ce sont les traces qu’il interroge, et la difficulté de vivre ensemble après la barbarie. Pour aller au-delà du simple constat, il n’y avait d’autre choix que ne pas cultiver le désespoir et prêcher la réconciliation.
Sur quoi s’appuie-t-elle ? Là est la grande question, incontournable et si actuelle, à laquelle le film a, autant que nous tous, du mal à répondre. Le partage d’une même détresse est-il facteur de paix ? La scène finale est le produit du mûrissement vécu durant le séjour chez les parents, pourtant cruel pour Munyurangabo. L’enfant du génocide revit la dureté de ce qui a emporté ses parents, le rejet, la menace, l’exclusion, la trahison des liens. C’est sans doute en nous impliquant aussi directement dans cette crise si humaine que le film nous fait avancer nous aussi dans la quête d’un monde où nous pourrions vivre ensemble. Comme Atim dans Daratt du Tchadien Mahamat Saleh Haroun, Munyurangabo doit inventer sa propre fiction pour dépasser ce devoir de vengeance supposé laver la honte et restaurer la dignité, mais qui l’enferme plus avant dans le cercle vicieux de la violence. Pour devenir un homme libre capable d’aimer, il lui faut, nous dit Chung, réinventer le pardon. La tâche est rude et la solution proposée d’inspiration nettement plus chrétienne que dans Daratt. Reste donc cette lancinante question : de quoi nourrir la compassion pour le bourreau ? Isaac Lee Chung et ses acolytes semblent nous dire que l’on se libère en dédouanant. Ne manque-t-il pas, au-delà du jugement de Dieu qui punit mieux que les humains, quelque chose qui permette l’utopie d’un avenir réconcilié ? Ne faut-il pas exclure l’impunité ? À sa manière, Atim punissait sans devoir tuer. Dieu ayant puni, Munyurangabo ne fait que pardonner.
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