Lee Isaac Chung, bonjour. Nous sommes au Festival de Cannes, 60e édition. Munyurangabo est votre premier long-métrage et vous avez été sélectionné dans une compétition très officielle. Quelles sont vos impressions ?
Ça a toujours été comme un rêve pour moi de présenter un film au festival ; je l’ai toujours un peu vénéré. Un grand nombre de mes idoles est passé par ici. Mais en même temps, c’est intéressant de venir pour voir les deux aspects du festival : tomber amoureux de tous les films et aussi connaître ce côté glamour auquel je n’étais pas forcément préparé. Dans l’ensemble, cela a été une super expérience car nous avons pu montrer le film sur un grand écran et c’était aussi un moment fort pour les Rwandais.
Le film tire son origine d’un voyage que vous avez fait au Rwanda, dans un cadre humanitaire. Pouvez-vous nous dire comment cela a commencé et quel était le travail des gens là-bas ?
Ma femme a fait du bénévolat au Rwanda les trois derniers étés ; elle voulait y retourner et m’a demandé si je voulais l’accompagner. Je trouvais que c’était une excellente façon de passer l’été. Je me suis dit que la seule chose que je pouvais apporter était le cinéma parce que je l’avais enseigné en troisième cycle. À mesure qu’on se documentait sur l’état actuel du cinéma rwandais et sur ce qui avait déjà été fait, on s’est mis à penser qu’on pourrait se jeter à l’eau et faire un long-métrage. On a trouvé intéressant le fait que rien n’avait été fait sur le Rwanda d’aujourd’hui. Beaucoup de gens se posent la même question là-bas : « Pourquoi personne ne fait de films sur ce qui se passe aujourd’hui ? Pourquoi ont-ils seulement recréé le génocide ? ». J’ai trouvé qu’il serait très intéressant de creuser ce projet.
En fait, j’ai convaincu deux de mes amis de l’école de venir avec moi. On a enseigné dans cette classe et on s’est lancé dans ce projet de long-métrage parce qu’on n’en avait jamais fait. Quand on est arrivés là-bas, on est tombés amoureux du pays. On avait une idée d’histoire assez basique à partir de ce qu’on avait lu dans les journaux à propos des survivants du Génocide. On a exploré le pays, parlé à beaucoup de gens et on a rencontré beaucoup d’enfants que le génocide à rendu orphelins, qu’on a interviewés sur leur passé mais aussi leur vie quotidienne. Deux d’entre eux nous ont raconté des choses si fascinantes qu’on a fini par leur faire passer une audition et par leur attribuer les premiers rôles. Beaucoup de choses que vous voyez dans le film sont tirées de leurs vies.
L’écriture du scénario était un travail d’équipe avec les autres personnes de l’atelier. Je suppose que c’était un processus long, profond et difficile puisqu’il s’agit d’un travail de mémoire et de se rappeler d’événements douloureux.
Il est vrai que nous avons beaucoup parlé et cela a été la substance du film. J’ai l’impression que le film est le produit de toutes ces conversations et on a vraiment beaucoup apprécié cette étape. Je pense que c’était aussi nécessaire parce qu’on ne connaissait pas grand-chose sur le Rwanda et, en tant qu’étrangers à la culture, afin de pouvoir la transmettre, il fallait vraiment s’y enraciner et l’explorer. Je dirais sans hésitation que c’était le meilleur moment du tournage.
Il me semble que vous travaillez beaucoup avec l’improvisation, en laissant les acteurs/actrices jouer leur rôle selon ce qui leur paraît être fidèle au personnage. Comment cela a-t-il marché avec eux ? Ont-ils compris cette approche ? Y a-t-il eu des conflits ?
Au Rwanda, il y a une grande tradition de théâtre, si bien que beaucoup d’entre eux possèdent ce talent d’interprétation. Par exemple, si vous allez à un anniversaire ou un mariage, les hommes se lèvent chacun à leur tour pour faire un discours ou raconter une histoire, le but étant de divertir la foule. D’une certaine manière, ils avaient tous ça en eux. Mais ce qui était aussi important pour nous, comme vous le disiez tout à l’heure, était de leur poser des questions sur leur passé. Je pense qu’à partir du moment où ils ont compris qu’ils pouvaient nous faire confiance et qu’ils connaissaient nos intentions, ils se sont mis à parler ouvertement de leur vie. Et comme on a essayé de mettre tout ça dans le film, les acteurs ont réellement apprécié ; c’était l’opportunité pour eux d’exprimer leur réalité. Et en le faisant, ils savaient que ce film serait peut-être montré à l’étranger et qu’il serait montré à leurs pairs au Rwanda. Je ne leur ai pas demandé si ce film avait été un processus difficile dans le sens « Cela a-t-il été douloureux ? Ont-ils été traumatisés ? ». On ne pense pas que cela ait été le cas; on a essayé de rester à l’écoute de leurs besoins.
Dans un passage du film, on voit des danses traditionnelles. Il assez difficile d’imaginer, à voir l’harmonie et a subtilité de ces danses, que le pays ait pu développé une telle dureté. Vous jouez par ailleurs beaucoup sur les alternances entre le silence et une musique assez ‘jazz’. Le film est ainsi comme le reflet d’un mouvement de jazz. Comment avez-vous pensé la musique ?
Je suppose que beaucoup des artistes de jazz que j’aime faisaient de la musique entraînante mais au fond, il y avait toujours une note de mélancolie ; je pense notamment aux morceaux de John Coltrane. Par exemple, j’adore l’album Love Supreme. Par moments, on se sent vraiment vivant en écoutant cette musique ; mais en même temps, elle cache tellement de tristesse. Comme vous disiez, c’est un film sur la mémoire. Une grande partie de la musique, ainsi que des danses, reflète plutôt l’histoire ancienne. Même la musique qu’on entend au début quand les garçons marchent, qui revient à la fin du film, est un genre de musique que beaucoup de gens là-bas n’entendent plus. On a voulu incorporer ça car c’est un film qui parle de l’identité et de la façon dont elle se construit autour de notre mémoire. Il y a tellement de drames et de choses qu’il faut oublier mais en même temps, il y a tellement de richesses. En d’autres termes, il ne s’agit pas simplement de vouloir progresser : la vie est tellement entrelacée avec la mémoire, on a voulu jouer sur ça, dans la forme. Ainsi qu’avec les autres arts comme la danse, la poésie
Diriez-vous que c’est plutôt un film sur votre propre expérience au Rwanda ou plutôt sur la tentative de faire revivre l’expérience des autres à l’écran ?
Je pense avoir dit à beaucoup de monde que j’ai été inspiré par les vies là-bas, mais quand j’ai fait le montage du film, je me suis rendu compte que beaucoup de choses étaient aussi importantes pour moi, pour mon identité en tant qu’étranger là-bas ou aux Etats-Unis ; beaucoup de choses se mélangent. C’est difficile de dire que c’était juste l’un ou juste l’autre, alors j’espère que c’est un mélange des deux.
Vous vous exprimez sur un niveau spirituel ; il y a des plans très forts de la nature quand la voix off dit le génocide. Pensiez-vous intégrer ces éléments spirituels au film dès le début ?
Je pense que je perçois le monde d’un point de vue très spirituel ou du moins, je pense que toute personne qui travaille dans les arts devrait être à la recherche des choses spirituelles dans ce monde. Donc c’était en effet intentionnel ; je suis heureux que cela soit ressorti. Pour un des plans, j’ai fait un panoramique sur les arbres et dès qu’ils finissent de parler, le vent commence à souffler dans les feuilles ; je ne l’avais pas prévu mais j’avais l’impression que quelque chose de spirituel était en train de se dérouler au fur et à mesure du film. Aussi étrange que cela puisse paraître, je pense vraiment qu’il y a quelque chose là.
Le Génocide nous questionne sur l’humanité. Ce sont des questions universelles et chères à tous. Nous sommes fascinés par le processus historique car ce qui s’est passé là-bas est une forme de barbarie que l’on peut trouver n’importe où sur la planète et qui pourrait ressurgir à tout moment. Cela vous intéressait de suivre cette direction dans le film ?
Peut-être savez-vous qu’au début, je voulais être médecin et les problèmes sociaux m’ont toujours intéressé. J’avoue que ce film m’a fait repenser à tout cela. Peut-être qu’à l’avenir, en continuant ce métier, je m’écarterai un peu plus de ce chemin. Mais avec ce film, c’est vrai que je pensais à cette violence sous-jacente à toutes les tensions dans le monde. Même s’il y a un génocide et une réconciliation, on se dit que ça serait tellement facile que tout ça recommence. C’était très intéressant à explorer.
Vous avez dit qu’il n’y avait aucun film sur le Rwanda actuel. Aujourd’hui, la question qui se pose est : « Comment les gens peuvent-ils revivre ensemble après le génocide ? ». Comment avez-vous traité cette question de la réconciliation ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Je suis toujours à la recherche des réponses. Je ne pense pas qu’il y ait de réponses simples et je pense que j’ai plutôt exploré le sujet du point de vue de l’identité : comment construire sa propre identité et comment y arrive-t-on en choisissant d’utiliser sa mémoire ; ? Quel enseignement pouvons-nous tirer de notre histoire commune et de notre histoire ancienne, afin de comprendre l’humanité ? C’est une des choses que j’essaie d’explorer dans le film mais je ne pense pas avoir les réponses. Je sais que dans le film, on répond en adoptant un ton plus positif et plein d’espoir et c’est peut-être une sorte de prière ou de vu pour le monde.
En réalité, vous n’aviez pas vraiment le choix.
C’est tout à fait vrai. En fait, le monde continue à me surprendre.
Vous avez dit que vous reviendriez pour poursuivre votre travail avec les jeunes cinéastes montants de ce pays. Le succès du film à Cannes va-t-il vous aider en cela ?
Je l’espère, et je pense aussi que tous les cinéastes devraient se lancer dans l’enseignement de leur art à ceux qui veulent apprendre. D’ailleurs, j’apprends toujours, je suis encore très jeune. Mais j’ai l’opportunité de guider ces étudiants vers un endroit où ils verront de grands films ; où on ne leur fournira pas juste du matériel en leur disant de sortir et de filmer, mais où on leur permettra de découvrir l’histoire du cinéma. Ils le veulent vraiment alors c’est quelque chose qu’on a envie de faire. On était très surpris que la plupart d’entre eux disent que faire du cinéma était leur rêve. Ils n’ont pas les moyens et la formation nécessaires mais ils savent qu’ils veulent faire un film et je peux tout à fait le comprendre.
Êtes-vous en contact avec d’autres personnes qui ont pris des initiatives, par exemple avec François Woukoache, qui a fait beaucoup pour aider les cinéastes locaux ?
Je n’ai pas rencontré beaucoup de gens qui font ou ont fait des films au Rwanda ou simplement en Afrique. J’ai été en contact avec des institutions du cinéma au Rwanda et un de leurs responsables nous a bien aidés. C’est en fait mon seul lien avec ce qu’il se passe aujourd’hui en Afrique. Mais bien sûr, je pense qu’il serait bien d’entendre davantage la voix de l’Afrique et que les gens apprécient davantage le cinéma africain. Il y a de grands cinéastes sur le Continent et il est paradoxal de les ignorer et de plutôt faire des films en Afrique avec des acteurs occidentaux pour essayer de nous culpabiliser, nous les étrangers.
Mettant de côté les acteurs, vous montrez d’autres talents dans le film avec Edouard B. Uwayo, ce poète au spam impressionnant. Comment vous est venue l’idée et comment l’avez-vous mise en place ?
La poésie a toujours eu beaucoup d’influence sur moi. Quand nous étions au Rwanda, j’enseignais à une classe de quinze étudiants. Un des jeunes hommes m’a dit qu’il était poète et je voulais que les étudiants soient confrontés à d’autres arts pendant qu’ils faisaient leur petit film avec leur appareil photo. Alors je leur ai demandé de prendre des photos qui seraient inspirées par ce poème. Edward l’a récité et j’étais bouleversé ; ça ne m’a pas quitté jusqu’au début du tournage et je l’ai simplement intégré au film, sachant qu’il y avait une place et qu’il apporterait une grande force.
Je suppose qu’il l’a dit en kinyarwanda. Comment était-ce pour vous de tourner dans une langue que vous ne parlez pas ? Comment avez-vous fait pour donner les instructions ?
Je vais répondre un peu différemment que le reste de mes réponses. J’ai toujours trouvé ça intéressant d’être confronté à une barrière de communication avec les personnes qui me sont proches. Mes parents sont coréens et je suis coréen-américain ; mon coréen n’est pas vraiment parfait. Je ne communique pas très bien avec mes parents. C’est intéressant d’avoir une relation profonde et affectueuse avec quelqu’un tout en ayant une barrière verbale. Mes courts-métrages sont dans d’autres langues que je ne parle pas ; j’ai travaillé avec des traducteurs et j’aime pouvoir communiquer au-delà de cette barrière. Je ne sais pas si je suis très clair mais en tout cas, c’était un processus génial pour moi.
Quels sont vos projets à présent, à part retourner à Kigali pour ouvrir une école de cinéma ? Avez-vous d’autres idées de film ?
Je continue à penser à la poésie et au cinéma. Il y a un poème qui m’a beaucoup touché l’année dernière qui s’intitule Lucky Life et j’aimerais faire un film du même titre. C’est l’histoire de deux jeunes hommes qui se rendent au bord de l’océan car l’un deux vient d’apprendre qu’il est mourant. Ça sera sûrement filmé aux Etats-Unis, en anglais, donc c’est une sorte de départ.
Une dernière question, peut-être la plus difficile : qu’avez-vous appris au Rwanda ?
C’est une grande question. Je suppose que j’ai appris à écouter et j’ai appris que le cinéma, c’est l’écoute et c’est réfléchir à son entourage, son environnement. C’est un mythe que le but du cinéma est d’exprimer quelque chose ; je pense que le cinéma, c’est écouter et construire quelque chose à partir de ce qui nous entoure.
traduit de l’anglais par Céline Dewaele///Article N° : 5963