Murmures

Sur la place des  » Diversités  » dans la Culture Française
mars 2015 | | Interculturel/Migrations | France
Source : Les signataires de cette tribune

Français

Commençons par une mise au point :  » Diversités culturelles  » est un euphémisme qui exclut les français blancs, et signifie  » noirs, arabes, asiatiques, tsiganes, gitans, roms, métis, afrodescendants, afropéens, maghrébins, négropolitains, afropolitains… « 

Or s’il existe une diversité culturelle française, elle intègre les Français dits de souche, les gaulois, les blancs, bretons, provençaux, normands, savoyards, corses…

Ce paradoxe sémantique est révélateur des difficultés de l’Institution à réellement affronter les modifications qui s’imposent avec la présence sur le sol français des descendants des anciennes colonies du pays.

Parce que c’est de cela qu’il s’agit : nous qui signons cette tribune sommes pour la plupart les descendants des colonisés et de ceux que notre République a mis en esclavage.

Plus que des artistes ou intellectuels issus des  » diversités culturelles  » ou  » des minorités visibles « , nous devrions être nommés  » artistes et intellectuels visiblement descendants de colonisés « . Pour aller plus vite, nous écrirons  » artistes et intellectuels français non-blancs « .

La polémique liée au spectacle Exhibit B, sa dimension violente, ont permis à l’Institution culturelle d’envisager qu’il y a un problème français de la représentation des non-blancs du pays.

Elle a fait apparaître la totale méconnaissance par les élites culturelles de l’Histoire Coloniale. Totale méconnaissance génératrice de terribles malentendus. Quiconque a une conscience réelle, empirique, de ce que sont le racisme et la discrimination comprendra qu’il est absurde de vouloir les expliquer à un public qui y est sans cesse confronté.

Cette polémique a aussi permis la mise en relation d’artistes non-blancs qui ne s’étaient souvent presque jamais rencontrés. Des réunions ont été organisées, qui ont généré des rencontres, discussions…

A l’heure où nous écrivons, sur les 35 Centres Dramatiques Nationaux (CDN) de notre pays, aucun.e directeur/trice n’est noir.e; arabe ou asiatique, par exemple. A part l’établissement public de la Villette (qui n’est pas un lieu dédié à la création), seules les deux scènes nationales de Guadeloupe et de la Martinique (départements habités majoritairement habités par des Noirs) sont dirigées par des artistes africains : démontrant presque comiquement le racisme de ce pays. Nous sommes un peu moins sous-représentés dans la danse : sur quinze Centres Chorégraphiques Nationaux, quatre sont dirigés (ou co-dirigés) par des non-blancs. En France où le théâtre ou la danse contemporaine ne peuvent se pratiquer sans subventions, trop peu d’artistes noirs/arabes/asiatiques sont conventionnés par l’Etat.

Des observateurs étrangers remarquent que les institutions culturelles françaises, trop conservatrices, refusent de s’adapter à la transformation du pays. Le journaliste américain Donald Morrison le déplorait déjà en 2007 dans son article, La Mort de la Culture Française (paru dans le magazine « Time »). Cet article, qui avait fait couler beaucoup d’encre dans la presse hexagonale, démontrait que si la culture officielle française était moribonde c’est qu’elle ne s’ouvrait pas assez à la créativité des habitants des périphéries qui, nous le savons tous, sont majoritairement non-blancs.

Nous savons que l’uniformité ethnique du paysage culturel français (un paysage culturel communautariste, blanc) est au cœur des préoccupations de la Ministre de la Culture. L’acceptation et la revendication du multiculturalisme français par les élites politiques est un chantier nécessaire. Rendre visible la multiplicité culturelle du pays, sur les scènes et les écrans est la première étape de ce chantier, car l’art de la représentation est un des seuls moyens de transformer les imaginaires.

Nous connaissons l’existence de projets initiés par des directeurs de Théâtres Nationaux et Centre Dramatiques (blancs). Ces initiatives portent essentiellement sur des préparations à l’entrée dans les grandes Ecoles de Théâtre en direction des  » diversités  » ( » 1er Acte  » initié par le Théâtre de la Colline par exemple ou la Classe Intégrée de la Comédie de Saint-Etienne, qui pose plutôt la classe sociale au centre de son projet).

Ces initiatives seraient à saluer si elles n’occultaient pas la présence d’auteur.e.s, dramaturges, metteur.e.s en scène, chorégraphes, plasticien.ne.s, comédien.ne.s, danseur.se.s non blancs qui travaillent en France depuis des années. Et dont beaucoup sont diplômés des Ecoles Nationales Supérieures de Théâtre et d’Art.

Elles seraient à saluer si elles n’étaient pas des démonstrations du racisme structurel français, qui parfois prend la forme de l’antiracisme.
Car pourquoi créer des formations & programmes pour noirs/arabes/asiatiques plutôt que de faire travailler les acteurs non-blancs, formés par les grandes écoles ? Pourquoi proclamer l’impossibilité d’instaurer des quotas à l’entrée des écoles nationales, au prétexte que le pays ne pratique pas de statistique ethnique si on propose une formation en direction des  » diversités  » ? Si les Institutions sont colorblind, comment se fait-il qu’un Théâtre National procède à la sélection de ces jeunes en formation sur des critères ethniques ?

En 2013 le rapport Reine Prat a pu modifier la politique de recrutement dans les institutions culturelles sur la base de quotas Femmes/Hommes. L’Etat français a été capable de mettre en place des mesures correctives dans le cas d’inégalités de genre. Une démarche similaire doit s’appliquer aux artistes non-blancs du pays.

En tant qu’artistes et intellectuels non-blancs ayant grandi et/ou résidant en France, nous n’acceptons plus que l’on nous assigne uniquement aux scènes et festivals francophones, dont la mission est d’accueillir des artistes étrangers de langue française. Un autre paradoxe révélateur du racisme structurel dans le milieu culturel, puisque nous ne sommes pas des étrangers de langue française, mais bien des français avec une ascendance étrangère.

Une autre conséquence du conservatisme culturel français est le désintérêt du public non-blanc, y compris des classes moyennes à l’égard de tout ce qui relève de l’art officiel. On raconte trop peu son histoire dans les films et les pièces de théâtre, on écrit trop peu de personnages qui lui ressemblent physiquement et il est quasiment absent des expressions plastiques. Lorsqu’il est représenté, c’est par l’autre, un autre qui l’enferme dans son propre imaginaire : il était sauvage, danseuse du ventre, ou serviteur chinois obséquieux et doué en arts martiaux, il est aujourd’hui sans-papiers. Il n’est que trop rarement héroïque, monstrueux, bourgeois, ou tout simplement citoyen lambda.

Les événements récents ont montré qu’il est urgent que la France s’intéresse sans hypocrisie aux habitants des quartiers populaires, souvent descendants de colonisés, quartiers populaires où certains d’entre nous ont grandi, où certains vivent encore. Les dernières élections le prouvent : le meilleur moyen de contrer la montée de l’extrême droite est de donner la possibilité aux citoyens français non blancs de s’emparer des outils républicains. Et pour qu’ils puissent le faire, ils doivent pouvoir se sentir français. Cela passe aussi par la représentation, la prise en compte réelle de leurs Histoires et Mémoires.
Il devient nécessaire de modifier la psyché et la conscience du pays. L’Inconscient Collectif du pays sait. La véritable raison de l’intérêt subit des élites pour les interprètes non blancs est la volonté de garder le contrôle de l’imagination. Le problème d’homogénéité des scènes françaises est un platane qui cache une forêt de baobabs. Ce n’est pas seulement en faisant jouer des acteurs non-blancs que le racisme français sera éradiqué. Il faut confier à des non-blancs la responsabilité de la pensée.
Mais qui dit esclave dit maître, qui dit colonisé dit colonisateur. Et personne ne veut être le fils du criminel dans ce pays qui célèbre ses Lumières (oubliant au passage que les penseurs des Lumières étaient pour la plupart défenseurs de l’esclavage et de la colonisation).

Un des problèmes qu’a soulevé la polémique liée au spectacle Exhibit B est la confiscation de la parole artistique sur les questions mémorielles de l’esclavage et de la colonisation par une élite blanche. qui refuse de porter l’héritage symbolique du colon.

Français, nous connaissons les écrivains français, les philosophes français, les grands hommes politiques ; Mais à la différence de la majorité de nos collègues blancs nous connaissons les écrivains africains, maghrébins, caraïbéens, arabes, asiatiques, les philosophes, penseurs, historiens, scientifiques des autres pays francophones. Nous possédons un patrimoine culturel, poétique et politique que nous brûlons de partager. Mais nous sommes réduits à l’invisibilité dans nos lieux culturels.

Dans son roman L’autre Moitié du Soleil, Chimamanda Ngozi Adichichie fait dire à un de ses personnage :  » Voici notre monde… même si les gens qui ont tracé cette carte ont décidé de placer leur pays au-dessus des nôtres. Il n’y a ni haut ni bas, tu comprends… Notre monde est rond, il ne finit jamais « . Le même personnage dit plus loin  » Il y a deux réponses qu’on t’enseignera sur notre pays : la vraie réponse et celle que tu donnes à l’école pour passer. Tu dois lire des livres et apprendre les deux réponses « 

Qui mieux que nous peut contribuer à la modification de la psyché française, par l’art et l’imaginaire ? Nous, artistes non-blancs, à qui on a souvent enseigné deux versions de la même Histoire, qui connaissons à la fois le récit du chasseur et celui du lion ? Nous qui travaillons depuis des années sur notre Histoire (certains à la fois descendants de la victime et du bourreau) sommes conscients que la richesse de notre pays (et par là nos acquis sociaux) sont le bénéfice des douleurs infligées à nos ascendants. Nous savons aussi que la responsabilité des crimes coloniaux est un héritage qui se partage, et que tous nous pouvons sans peur ni culpabilité affronter cette histoire-là.

C’est notre travail. C’est nous que les Institutions doivent envoyer sur le terrain. Nous qui devons être nommés à la direction des structures situées sur les territoires où vivent les classes populaires. Nous devons être artistes associés des Scènes, Théâtres et Centres Chorégraphiques Nationaux. Nous refusons d’être les figurants de notre histoire, de continuer à être le public impuissant d’événements censés nous célébrer dans lesquels nous ne sommes pas conviés à nous exprimer. Nous avons des idées à soumettre. Il nous faut des assises culturelles où nous puissions les proposer.


Signataires :
Gerty Dambury, auteure, metteure en scène, comédienne
Bintou Dembélé, Chorégraphe, Danseuse
Rokhaya Diallo, journaliste, essayiste, documentariste
Adama Diop, Comédien
Eva Doumbia, Metteure en Scène
Karima El Kharraze, auteure et metteuse en scène
Patricia Guannel, Danseuse, Chorégraphe
Jalil Leclaire, comédien, metteur en scène
Chantal Loïal, Chorégraphe, Danseuse
Jean-Erns Marie-Louise, comédien
Karine Pédurand, comédienne
Mohamed Rouhabi, metteur en scène
Annie Melza Tiburce, Créatrice Costumes
Jenny Mutela, comédienne
Sandra Sainte Rose Fanchine, Chorégraphe, Danseuse
Françoise Sémiramoth, Plasticienne
Patrick Servius, Chorégraphe
Maboula Soumahoro, Civilisationniste, Maître de Conférences
Françoise Vergès
Paulin Foualem, acteur, metteur en scène
Myriam Tadessé, comédienne, écrivaine
Jenny Meta Mutela, Comédienne, Danseuse, Musicienne
Nelson-Rafaell Madel, metteur en scène, comédien
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