Murmures

Hafsa Zinaï Koudil. «Je suis entrée dans le cinéma par bravade». « Le Démon au féminin »
février 1995 | Faits de société | Cinéma/TV | Algérie

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Interview

Hafsa Zinaï Koudil. «Je suis entrée dans le cinéma par bravade». "Démon au féminin"




«TÊTUE, TRÈS TÊTUE»: ainsi se définit la cinéaste algérienne Hafsa Zinaï Koudil. Têtue, il fallait l'être en effet pour accomplir le parcours du combattant qui devait aboutir à la production et à la réalisation de son premier long-métrage, le Démon au féminin, un film témoignage dédié à la lutte des femmes algériennes dans une société bouleversée par la crise et les événements que l'on sait.



Cependant, la deuxième étape du parcours, la distribution et la diffusion, est loin d'être achevée. Qu'il s'agisse de l'Algérie, où Zinaï Koudil attend toujours une réponse du gouvernement qui l'autoriserait à montrer son film, ou qu'il s'agisse de la France: ici, malgré les nombreux coups de coeur des privilégiés qui ont pu le voir, le film est toujours enlisé dans les sables des circuits de distribution. C'est paradoxalement la faute à son statut de production algérienne: au nom de la «ciné-diversité», l'Hexagone favorise les films étrangers lorsqu'ils sont coproduits avec des partenaires français, ne laissant aucune chance au Démon au féminin, film algérien et farouchement indépendant.



L'unique copie du film a circulé de festival en festival. En juin 1994, elle fut envoyée à la dernière minute à la seconde biennale du cinéma arabe. Quoique non sous-titrée, une première version du film sera présentée hors compétition au public de l'Institut du monde arabe, à Paris. Depuis, dans sa salle de montage algéroise, Hafsa Zinaï Koudil s'est acharnée à mettre un point final au film. Elle l'a présenté au dernier festival d'Amiens, le 22 janvier, dans le cadre d'une journée consacrée au cinéma algérien par l'association Cinéma et Liberté, qui s'est heureusement convaincue de «l'importance du sujet». C'est la première urgence de la réalisatice: montrer le film autant que faire se peut, pour qu'enfin, simplement, il existe. Quitte à ce que, en privé, Hafsa Zinaï Koudil reconnaisse vouloir encore en retravailler certains aspects, tels la musique, le montage ou le générique.



Prochaine étape prévue: le Festival des femmes de Créteil, le 31 mars. Entre-temps, les déclarations d'intérêt pour le film se multiplient. Zinaï Koudil est rentrée en Algérie pour mettre en route son second long-métrage, le Mariage de jouissance, sur un sujet tout aussi brûlant que le précédent. Par solidarité, l'association Cinéma et Liberté assume un rôle de liaison, tout en déplorant le manque de moyens. Car le film de Zinaï Koudil est loin d'être un cas unique. Et, à tout le moins, le Démon au féminin, aura provisoirement quitté le placard où languissent trop de films algériens indépendants, dont les réalisateurs sont soumis à un isolement grandissant.



– Comment une femme devient-elle cinéaste en Algérie? Rien dans la société algérienne n'encourage les femmes à la créativité, encore moins à la cinématographie. Je suis entrée dans le cinéma presque par bravade, parce que j'ai rencontré des résistances sur le terrain. Je crois que c'est un tempérament, un amour poussé du cinéma. Il y a peut-être deux ou trois autres cinéastes femmes mais on est assez éloignées les unes des autres.



Pour moi, au-delà de sa portée culturelle, le Démon au féminin est une forme de combat. J'ai fait ce film pour contribuer à endiguer la montée de l'intégrisme. J'ai essayé de me défendre avec entêtement et détermination. Avec tout ce que cela a entraîné en chamboulements dans ma vie quotidienne, dans ma vie d'épouse et de mère, dans ma vie de femme. J'ai fait le Démon au féminin pour attirer l'attention sur la diabolisation de la femme en Algérie, par les intégristes comme par certains qui se disent démocrates et progressistes. Je voulais dénoncer le fait que les femmes servent de boucs émissaires, parce qu'elles sont un pilier fondamental de la résistance, ce que les intégristes, eux, ont fort bien compris.



Qui est Salima, cette femme algérienne dont «le Démon au féminin» raconte l'histoire? Salima, c'est d'abord l'héroïne, une femme enseignante dont le mari, devenu activiste du FIS, veut lui dicter une nouvelle façon de vivre. Elle refuse. Alors, tous se mettent d'accord pour dire qu'elle est possédée par le diable, parce qu'elle refuse le diktat de son mari et de son fils, manipulés par des intégristes. Même la mère de Salima consolide ce discours. Elle dit à sa fille de céder à son mari au nom de la sauvegarde du foyer et des enfants. Mais on voit aussi que certaines femmes s'organisent et prennent cause pour Salima. Elles se réunissent, décident de sortir dans la rue, dans une solidarité totale et sans conditions avec Salima, torturée moralement et physiquement.



La famille de Salima est une famille aisée, parce que le phénomène intégriste ne touche pas que les couches déshéritées. D'ailleurs, les responsables intégristes sont issus de la bourgeoisie algérienne et ce sont eux qui tiennent les rênes. Ils ont embrigadé les exclus de la société pour faire leur sale besogne.



J'ai néanmoins voulu mettre une fin optimiste, parce j'ai la certitude que l'Algérie ne peut que connaître la démocratie. La résistance organisée en Algérie aujourd'hui anticipe cette démocratie. A l'aube du XXIe siècle, l'Algérie prouvera qu'on ne peut pas vivre sous le joug d'une dictature, qu'elle soit militaire ou religieuse. Personne n'a abdiqué, même face aux crimes abominables du FIS.



Qui empêche «le Démon au féminin» d'être vu en Algérie? Le film a connu une censure. En 1993, quand le film se terminait, le pouvoir était engagé dans un «dialogue» avec les intégristes et il craignait que la sortie du film ne soit prise comme une provocation. J'ai demandé officiellement une programmation; j'attends toujours la réponse. Je n'ai pas encore reçu un seul signe de la part de ceux qui décident en Algérie.



Une demande de protection pour la diffusion du film ne constituerait-elle pas un soutien implicite au pouvoir? C'est vrai, je me retrouve coincée dans ce cercle vicieux. Moi, je ne me déclare en aucun cas l'alliée du pouvoir. Je mène un combat sur un double front: contre les intégristes et contre les charognards qui sont au pouvoir.



Paradoxalement, la crise n'a-t-elle pas provoqué un renouveau du cinéma algérien? Oui, bien sûr, parce qu'aujourd'hui, nous vivons presque une révolution. Tant de sujets et de thèmes pourraient être mis en scène. C'est une richesse extraordinaire qui ne peut qu'aider le cinéma à avancer. En 1993, il y avait au total 8 films en production avec le mien. C'était une sorte de boulimie, alors que le contexte ne se prêtait pas du tout à faire du cinéma.



Cela dit, je vois autour de moi que certains cinéastes, un peu échaudés, craignent de ne plus pouvoir faire de films. Les gens continuent pourtant à travailler, chacun dans son secteur d'activité. Je ne vois donc pas pourquoi les cinéastes, eux, n'iraient pas faire des films.



De quoi va parler «le Mariage de jouissance», votre prochain film? Il dénonce la pratique du viol collectif, appelé par euphémisme «mariage de jouissance» et qui consiste à traumatiser, à humilier la femme, en la transformant en un objet sexuel au service de ceux qui prétendent défendre la cause de Dieu, alors qu'ils ne font que l'offenser. Il s'agit du témoignage d'une femme qui a été enlevée et violée collectivement de la manière la plus sauvage par les intégristes. Elle survit à cet enfer de folie et de violence, pour s'installer avec une autre femme qui veut elle aussi se défendre et, surtout, continuer à travailler. Elle apprend à vivre avec la peur et l'angoisse, pour aller de l'avant.



Quel impact a le climat politique et intellectuel sur votre vie en Algérie? Ma vie en Algérie était comme celles de centaines de milliers d'autres femmes et hommes. Se maintenir en vie constitue l'essentiel, déjouer tous les pièges tendus par la mort. Si bien que lorsque j'ai voulu achever le scénario du prochain film, j'ai eu besoin de décompresser un petit peu: la tension était telle qu'il devenait impossible de réfléchir et de penser. Je suis allée en Tunisie un moment. Je retourne maintenant en Algérie. Je ne peux accepter le sort de l'exil, d'être coupée de l'Algérie. Sinon à quoi bon ce combat? Je répète tous les jours que je ne peux pas concevoir ma vie en dehors de l'Algérie. Les intégristes ont dit: «Si vous parlez, c'est la mort. Ou alors l'exil.»



Comment avez-vous vécu la mort de Saïd Mekbel? On a perdu beaucoup d'amis. Beaucoup de ces morts nous ont marqués. Mais il y a des morts qu'on n'accepte encore moins que les autres, que l'on refuse. C'est le cas pour Mekbel. On s'était vus quelques semaines auparavant, à Amsterdam. Il y avait des dramaturges, des écrivains, des journalistes qui lui proposaient de rester et d'écrire son livre. Il s'est même mis en colère contre moi. «J'espère que tu n'es pas sérieuse en me demandant de rester ici.» J'ai dit qu'on avait besoin du livre sur lequel il travaillait et qu'on avait besoin de lui, comme personne. On a trop perdu de têtes pensantes en Algérie. Et en lui faisant mes adieux ce jour-là, quelque chose me disait qu'on ne se reverrait plus.



Les intégristes traitent les démocrates de «minorité microbienne». C'est complètement faux. Nous ne sommes pas une minorité. Nous représentons cette majorité silencieuse, qui est de loin plus forte que les militants du FIS ou les gens du pouvoir. Cette majorité est debout tous les jours. Les gens ne veulent pas céder à l'intégrisme. Ils travaillent, pensent, lisent, écrivent, font de la politique. Ils n'ont pas déserté les rues. Ils vont à l'école ou à l'usine. Se rendre au travail est un acte de résistance. C'est un échec à mettre au débit du FIS. La vie continue en Algérie, malgré un cycle de violence extrême.



Ceux qui résistent sont même au sein des institutions de l'État. Parce que l'État ne veut pas dire le pouvoir. Par contre, il faudra museler les autres, les barons par décrets et les suceurs de sang de l'Algérie. Ceux-là ont mangé, ils se sont empiffrés. Fini maintenant. Il faut qu'ils passent la main. Ils doivent comprendre que l'Algérie d'aujourd'hui peut encore un jour se mobiliser. C'est d'ailleurs de cela qu'ils ont le plus peur. Cette majorité essentiellement démocrate refuse les thèses intégristes et veut vivre dans une Algérie en paix. Et elle n'a pas encore dit son mot. – Hafsa Zinaï Koudil. «Nous vivons presque une révolution. C'est une richesse extraordinaire qui ne peut qu'aider le cinéma à avancer.»



Hafsa Zinaï Koudil est née le 13 septembre 1951 à Aïn Beïda (Est algérien). Mariée, elle a quatre enfants.



D'abord romancière, elle a publié quatre romans, dont la Fin d'un rêve (1984), le Pari perdu (1986) et le Papillon ne volera plus (1990).



Elle tourne son premier long métrage, le Démon au féminin, entre septembre 1992 et mars 1993. Ce film obtient le Grand prix du public au Festival d'Amiens. Elle a reçu récemment le Prix des droits de l'homme.



Libération

par Reda Sadki

Publié le 20 février 1995






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