Murmures

Il est temps de sortir par le haut de la crise ivoirienne : lettre ouverte de Marc Augé au président Laurent Gbagbo
décembre 2010 | Faits de société | Histoire/société | Côte d’Ivoire

Français

tribune publiée dans Le Monde du 24 décembre 2010
(Il n’est pas dans la mission que se donne Africultures de prendre position dans le conflit ivoirien mais, en tant que tribunes, publie les positions officielles de personnalités du monde culturel souhaitant intervenir dans le débat public)

Monsieur le Président, cher Laurent,

Je n’ai pas la prétention de croire que ma modeste voix puisse influer en quoi que ce soit sur le cours des événements en Côte d’Ivoire. Je n’occupe en outre aucune position qui puisse faire peser sur moi le soupçon d’ingérence dans les affaires ivoiriennes. Mais, au nom de notre amitié ancienne et devant l’ampleur d’une crise qui risque de se terminer en tragédie, je voudrais t’adjurer de m’écouter. J’étais persuadé depuis longtemps que l’élection présidentielle constituait pour la Côte d’Ivoire le seul moyen de relancer le jeu normal de la vie démocratique ; je pensais que la légitimité incontestable du président élu ou réélu serait pour ce pays dont je ne suis pas citoyen mais qui me tient tant à coeur la promesse de jours meilleurs.

Le vote a eu lieu. Je sais que tu en contestes le résultat. Mais je sais aussi que, dans de grandes démocraties occidentales, des résultats contestés n’ont pas donné lieu à un affrontement du type de celui auquel nous assistons aujourd’hui en Côte d’Ivoire. L’unité du pays ne devrait-elle pas être la priorité absolue ? J’ai un moment nourri l’espoir, il ne m’a pas encore abandonné, que tu sortirais de cette crise par le haut et que tu te retirerais au nom de l’intérêt supérieur de la nation pour continuer, à la tête du Front populaire ivoirien (FPI), ton combat politique dans ton pays. La Côte d’Ivoire aurait donné au monde l’image d’une démocratie accomplie et ton prestige en Afrique et dans le monde en aurait été grandi.

Il est temps encore d’opter pour cette attitude exemplaire. Tu es le seul à pouvoir expliquer à tes partisans ce qu’est le jeu démocratique, avec ses forces et ses faiblesses, en leur demandant d’attendre la prochaine échéance électorale. Ta place n’est ni à la tête d’un Etat paria ni dans le confort solitaire de quelque exil doré. Tu peux encore devenir un héros de la démocratie. Je te prie de trouver ici l’expression de cet espoir.

Marc Augé

Anthropologue,

il a séjourné en Côte d’Ivoire de 1965 à 1970. Il y est retourné presque chaque année jusqu’à la fin des années 1980. Toute son oeuvre est nourrie par son expérience ivoirienne. Il a lié amitié avec les intellectuels de sa génération, notamment Harris Memel-Fotê, anthropologue et philosophe, qui, jusqu’à sa mort, en 2008, soutenait Laurent Gbagbo, et Henriette Dagri-Diabate, anthropologue et historienne, bras droit d’Alassane Ouattara. Il a accueilli Laurent Gbagbo à Paris quand celui-ci s’y est réfugié dans les années 1990, facilitant son contact avec le PS. Il l’a ensuite rencontré à deux reprises récemment : en 2006, envoyé par Le Monde pour faire un reportage sur la situation en Côte d’Ivoire, et, en 2008, pour participer à un hommage à Harris Memel-Fotê.
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