Ne pensez-vous pas que Bab’Aziz n’est pas un film facile pour le spectateur ?
Non, je ne dirai pas ça. Je l’ai vu dans plusieurs salles et dans plusieurs pays et ça fonctionne très bien. Il n’est pas facile pour les critiques, parce qu’il leur pose un problème de structure. Les critiques ont leur propre système alors que le spectateur n’est pas dans l’obligation d’expliquer ce qu’il a vu : il ressent des choses, adhère ou n’adhère pas, est transporté ou pas.
Effectivement, votre film joue sur une certaine fascination. Quel objectif poursuivez-vous ?
L’objectif est très simple. Si vous marchez avec votre père et qu’il tombe le visage dans la boue, que faites vous ? Vous le relevez et essayez d’essuyer son visage avec votre chemise ou votre veste. L’urgence est de lui essuyer le visage. Le visage de mon père, c’est l’islam. Avec ce qui se passe aujourd’hui, l’islam se voit complètement dégradé. J’ai voulu un peu essuyer le visage de mon père, c’est donc un film sur l’autre visage de l’islam, l’autre dimension, à la fois humaine et esthétique. Le début du film rappelle cette maxime soufie : « il y a autant de chemins vers Dieu qu’il y a d’hommes sur terre ». On ne peut pas être plus tolérant.
Ce message s’adresse-t-il à un public uniquement occidental ?
Non. On a besoin chez nous de se rappeler les sources qui sont camouflées, effacées ou cachées par le comportement des Saoudiens avec leur argent aussi bien que des Occidentaux avec leur arrogance.
Diriez-vous que le soufisme est la base fondamentale qui permet de revenir à l’essentiel ?
Là, on rentre dans un autre registre. Moi, je n’ai fait qu’un film qui témoigne de la nature de cette culture, de son enracinement dans la tolérance et la paix. Maintenant pour tout ce qui est du côté du social ou des politiques, je ne veux pas en discuter. Certains pensent que ce film est politique, puisqu’il tombe quand le vent va dans un sens et que le film va dans l’autre. Naturellement tout est ouvert, j’ai vu des étudiants de grandes écoles, originaires du Maghreb ou d’Afrique, pleurer dans la salle. Parce qu’ils sentent une certaine filiation.
Votre objectif est quand même de mettre en exergue
Mais il n’y a pas d’objectif. Mon comportement est d’essuyer le visage de mon père. Est-ce un objectif ? Je ne sais pas. D’ailleurs j’ai dédié ce film à mon père, parce que vraiment, le visage de mon père c’est l’islam.
« Le prince qui contemplait son âme » : pourquoi ce titre ?
En 1990, je crois, ma sur m’a envoyé une carte postale représentant une assiette. Il y était dessiné un prince contemplant son âme avec un cheval derrière lui. C’est une assiette très connue. Elle a été réalisée à Kashan en Iran. Lors de la première semaine de tournage, je me suis réveillé très tôt le matin, après deux heures de sommeil. Je suis allé marcher dans Kashan, et me suis rappelé que cette assiette provenait de cet endroit. Me voilà donc huit siècles après à suivre les pas de cet artiste qui a réalisé cette assiette racontant la mystique de ce prince. Parce que contempler son visage, c’est le principe de Narcisse, c’est tout l’Occident, alors que contempler son âme, c’est contempler l’absent, l’invisible. C’est ce que propose le film, ce qu’il donne comme sentiment, une sorte de plénitude, un sentiment de paix. Parce qu’il contribue à réduire l’ego de celui qui regarde. Contempler son visage c’est l’ego et contempler son âme c’est enlever l’ego. Parce que l’âme, c’est le monde, c’est l’univers, et c’est un peu ça l’acte mystique. Le film est construit comme une vision mystique, d’où la difficulté des critiques ordinaires à trouver une entrée.
Quand on voit ce personnage, on a l’impression qu’il s’oublie
Lorsqu’on voit Bab’Aziz, on n’a pas l’impression qu’il s’efface du monde. Il est dans le monde.
On ne comprend qu’à la fin qui il est
C’est le but du récit. Lorsqu’on vend quelque chose, on le comprend au début, sinon on ne peut pas vendre. Lorsqu’on rencontre quelque chose, on le rencontre à la fin et pas au début. Ce sont deux fonctionnements différents.
Quel est le type de présence au monde de ce personnage ?
Il y a beaucoup de soufis et de mystiques, il faudrait leur demander quel est leur type de présence au monde. C’est l’ego qui empêche de voir le monde, et le monde devient autre. C’est le sentiment du film à la fin. Les spectateurs ne s’y trompent pas. Ils sortent avec une certaine légèreté. L’explication méthodique n’est pas mon affaire.
Vous pensez que le film n’appelle pas une explication méthodique ?
Des mystiques peuvent faire un commentaire impressionnant. Une princesse des Comores m’a dit : « Ce n’est pas le visage de votre père que vous avez lavé, mais des milliers de visages. » Le sentiment est différent. En fait, chacun ressent les choses selon son vécu.
Les personnages parlent des langages différents, le perse, l’arabe
Il y a du aussi kurde, du baloutche. C’est la même culture, quoi qu’on raconte. On ne dit pas assez que les corps parlent de la même manière, surtout au cinéma, à la limite plus que la langue. Il en est de même pour les découpages de temps et d’espace. Dans le monde musulman, il y a une unité absolument impressionnante. Dès que je rentre dans un espace musulman, j’intègre les signes naturellement. Avec des différences d’un village à un autre, distant de trois kilomètres. C’est ce qui est fascinant. Il y a une individualité d’une autre nature. Je dirais qu’il y a une individualité intérieure pour nous et une individualité extérieure pour l’Occidental qui domine, au sens d’un point de vue qui domine, semblable aux jardins occidentaux. Alors que l’individualité orientale, c’est le jardin oriental, c’est être au centre et dans la contemplation, faire une ascension par l’intérieur. On a l’impression qu’aujourd’hui les choses sont jouées, que les dés sont jetés, que les choses sont claires, qu’il y a un tracé définitif pour le monde, un profil du monde. Au point de dire que ceux qui régissent le monde sont le monde à l’arrivée. Non, ce n’est pas vrai ! Il y a beaucoup à dire sur l’individualité et sur l’individu.
Tout le parcours de Bab’Aziz, avec la petite fille conduit vers un événement
Cela dépend pour qui. Pas pour Bab’Aziz, parce que quelque part il sait que le voyage se termine. Le film est pensé comme une spirale, comme un danseur. Les personnages sont différents, mais c’est toujours le même thème, l’amour. Le spectateur ne s’y trompe pas : il n’a pas l’impression d’avoir changé de cheval. Le critique, oui ! Parce qu’il se dit qu’il est face à un nouvel individu.
La construction rappelle Les Mille et une nuits.
Oui, mais Les Mille et une nuits ne sont pas construits en spirale : c’est un labyrinthe. Dans le film, le même thème est relayé dans une spirale qui monte à travers plusieurs personnages et plusieurs histoires. On ne se trompe pas dans le thème. En étant avec Osman, on ne quitte pas Bab’Aziz au fond. Donc ça continue à tourner, selon la structure de la vision soufie. Tout ne s’éclaire qu’à la fin. Pendant que vous vivez la vision, vous ne savez pas si c’est faux ou si c’est vrai, si c’est réel ou non. C’est le cas dans toutes les mystiques.
Est-ce que cela ne conduit pas à l’affirmation que la quête est plus importante que le but à atteindre ?
Est-ce qu’il y a un but autre que le chemin ? Je ne sais pas. En fait, les personnages disent différemment les mêmes choses, le chemin pour un rendez-vous avec soi-même. Bab’Aziz a un rendez-vous avec lui-même vers la fin. Et tout un chacun à rendez-vous avec soi, les gens l’oublient. On flatte leur ego pour mieux les tenir et en définitive, ils se retrouvent complètement décalés par rapport à ce rendez-vous là.
Quelles est cette figure récurrente de la gazelle ?
Elle fait partie de la mythologie des soufis, on la retrouve dans toutes les représentations, ainsi que dans l’imagerie populaire. Sidi Abd El Kader Gilani, Sidi Boumediene, etc. sont représentés avec des gazelles. La gazelle, c’est l’extrême beauté, le féminin, parfois la femme. La beauté, c’est l’émanation des vies. Lorsque la beauté est extrême, elle est une présence divine. N’est-il pas important de se représenter que dans d’autres cultures, comme dans le zen ou le taoïsme, il y a une façon d’interpréter le monde ?
Et pourquoi un derviche roux qui débute le film et que l’on retrouve ensuite ?
On ne peut pas le comprendre sans la tradition, ce n’est pas important. On sait qu’il est lié au destin. Il a cette force d’apparaître et de disparaître, et dans la grande tradition, il porte le nom de Khiser. C’est un personnage qui guide les soufis, qu’on peut rencontrer et qui peut nous mener quelque part.
C’est un personnage roux dans la tradition, dans sa représentation ?
Non, pas spécialement.
Comment pensez-vous un tel film ?
Ce que je mets dans le film n’est pas nécessairement conscient. Je travaille simplement comme un sculpteur ou comme un peintre, et à un certain moment, c’est cette image-là qui me paraît être équilibrée et porter un sens. Je peux faire le commentaire plus tard, mais ça n’est pas nécessaire.
On est en plein désert et l’eau a une importance capitale
L’eau est essentielle. Je suis en train d’écrire des commentaires sur l’eau du désert. C’est aussi un volet de la culture arabe.
La musique est elle aussi omniprésente.
Le soufisme est très lié à la musique. La musique aide à l’ascension. Dans le film, il y a toutes sortes de musiques : pakistanaise, indienne, kurde, tunisienne, iranienne
Et puis il y a Ermont Hamar qui a fait la musique originale, que j’avais choisi avant de faire le film. De par ses origines marocaines, il a vraiment saisi le pont culturel.
Vous avez mis presque 15 ans à faire un nouveau film !
Le film était déjà écrit à un détail près en 1993 ! Mon souci était l’argent. Je comprends bien qu’en France, on puisse ne pas aimer ce film. Parce que c’est un film qui enlève l’ego et qu’en France il y a un ego colossal, historique. Plus la France s’affaiblit, plus son ego au lieu de diminuer devient pathologique. Frédéric Mitterrand qui dit aimer la Tunisie et la culture arabe s’est battu jusqu’à minuit dans la commission pour qu’on m’enlève l’aide. Heureusement, Raoul Peck lui a succédé à la présidence et je l’ai obtenue. Cela ne m’étonne pas ; le problème pour moi n’est pas d’être cinéaste ou dans l’Histoire mais que ma culture continue à vivre. Je suis une de ses pulsations. C’est ça ma satisfaction, et ça personne ne peut me l’enlever. Douze, treize ou vingt ans, tout dépend du film. On peut faire dix films en dix ans et il n’en restera rien !
Les commissions déterminent-elles ce que doit être ou ne pas être le film ?
Complètement. Dans tous les cas, l’affaire est très simple. Depuis la première Guerre du Golfe, ce n’est pas l’Irak qu’on a liquidé, mais l’image de l’Autre avec sa culture. On a conforté cela grâce à différentes manipulations comme cette idée de Kouchner, le devoir d’ingérence. C’était peut être à l’origine une idée respectable mais elle est devenue un devoir humanitaire, de dicter à l’Autre ses urgences et ses devoirs. J’avais fait remarquer que pendant deux ans les commissions n’ont donné des aides qu’à des films qui parlent de la femme dans le monde arabe. C’est très simple, l’Occident peut se payer des fictions, alors que le monde africain, l’autre monde, doit être un documentaire. On est dans un rapport humanitaire, anthropologique. Vous n’avez pas droit à la fiction. Votre prétention à la fiction voudrait dire que vous êtes des êtres émancipés ! D’une façon tacite, le système est organisé pour interdire. N’importe quel cinéaste vient juger des scénarios auxquels il ne comprend rien, mais en ayant ses vagues idées sur l’Afrique !
On en revient à la fierté culturelle dont vous parliez au départ.
Elle est interdite. Les Français par contre adorent et célèbrent leur langue toute la journée, et Chirac l’a encore démontré dernièrement en quittant la salle parce que Monsieur Sellières parlait en anglais dans une réunion internationale. L’arabe à quinze siècles, le français à 500 ans.
Vous situez votre film comme une résistance culturelle ?
Dans la tête et l’imaginaire français, il y a encore un espace indigène. On se doit dès lors de vous apprendre certaines choses. L’hygiène, par exemple. Mais les Français ne sont pas prêts à écouter le discours d’un fétichiste avec sa complexité et son imaginaire. L’Autre est interdit de fiction. C’est grave : l’autre n’est qu’un documentaire. On croit pouvoir intervenir dessus, le guérir, l’aider, le formater ! C’est une blague : le monde change !
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