« On connaît les facteurs qui font qu’un film marche ou pas et on prépare la relève »

Entretien d'Olivier Barlet avec Kivu Ruhorahoza

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Jeune réalisateur rwandais, Kivu Ruhorahoza a été invité au festival de Cannes par l’Institut français pour travailler sur la production de son deuxième long-métrage, Jomo. Son parcours est emblématique et passionnant à plus d’un titre.

Quel est votre parcours de cinéma ?
J’ai réalisé mon premier court-métrage en 2006, qui avait eu quelques prix et avait été acheté par Africalia pour une collection de courts d’Afrique de l’Est. Mon second court a également été primé en 2009 à Vues d’Afrique, à Montréal. J’ai fait aussi des projets d’ordre expérimental et un documentaire avec un ami musicien de jazz américain. Le premier long, Matière grise, a été tourné en 2009, mais étant sans moyens en 2010, je n’ai pu le terminer. J’avais monté un rough cut (premier montage) qui a été présélectionné par Tribeca en 2010, ce qui nous a permis de trouver l’argent pour finir la post-production du film. Il a obtenu le prix du meilleur acteur et une Mention Spéciale du Jury pour un réalisateur émergent au Festival du Film de Tribeca où il fut présenté en première mondiale, en compétition internationale. Il a fait le tour des festivals et a été acheté pour l’Amérique du Nord, est sorti une semaine au MOMA à New York et il continue d’être présenté dans des musées et des lieux engagés. Je suis à Cannes avec mon nouveau projet, monté avec mon producteur australien.
Qu’est-ce qui vous a amené au cinéma ? De quelle formation avez-vous disposé ?
J’ai plutôt eu une « malformation », comme disait un cinéaste belge. J’ai regardé de très mauvais films d’action pendant très longtemps, qui ne donnaient pas envie de faire du cinéma. Je voulais plutôt être romancier. Après le génocide, on ne sortait pas beaucoup et je passais le plus gros de mon temps à lire. Il y a seulement une seule chaîne de télévision au Rwanda, mais un entrepreneur de la télédistribution nous avait donné le goût en diffusant d’autres chaînes durant trois semaines. Cela m’avait permis de voir Au nom du Christ de Roger Gnoan Mbala. Il m’avait frappé. Un jour, quelques mois plus tard, en pleine adolescence et obsédé par le sexe, j’avais vu La Nuit de Cédric Kahn, attiré par un poster dévoilant une femme (Sophie Guillemin) nue. Le film m’a complètement bouleversé : les dialogues, la tension, la douleur ; et j’ai commencé à écrire de courtes histoires sans savoir comment on écrit un scénario. En 1999, quand Éric Kabera a commencé la production de 100 jours, je voulais travailler dessus dans n’importe quel département mais je ne fus pas engagé. Plus tard en 2004, le même Éric Kabera travaillant sur un documentaire, cherchait cependant un bon assistant pour gérer son bureau et son emploi du temps. Je l’ai harcelé jusqu’à ce qu’il me prenne ! J’ai vu tous les films qu’il avait chez lui et lu tous les livres qu’il avait sur le cinéma. Je me suis formé comme ça. Quand j’ai commencé à beaucoup voyager, je regardais tous les films possibles, et lisais sur l’histoire du cinéma sur internet. En 2006, je me suis senti prêt, j’ai démissionné de mon poste et commencé à écrire le scénario de mon premier court-métrage, Confessions.
Un désir de création au départ puis des déclics, des rencontres avec des œuvres d’art : il suffit de pas grand-chose pour déclencher un processus.
J’ai toujours été intéressé par les façons différentes de raconter des histoires. Les romans ou les essais de Stefan Zweig me parlaient plus que les Harlequin et Barbara Cartland qui circulaient à l’école ; j’aimais aussi l’humour insolent d’Ahmadou Kourouma. Le film, L’Ennui, de Cédric Kahn a été déterminant. Les dialogues, la caméra… il m’habitait. J’ai eu l’énorme chance d’avoir accès, très jeunes, aux œuvres de Norman Mailer, Oscar Wilde, Gustave Flaubert, Alexandre Kalda, Voltaire, Kafka, Zweig, etc. Cela aide forcément.
Comment en êtes-vous venu à Matière grise, votre premier long ?
Je ne me sentais pas prêt pour un premier long. J’avais écrit un court sur une sœur et son frère qui essayaient de survivre au massacre de leur famille, seuls dans une grande maison car c’était les enfants d’un diplomate en vacances au Rwanda durant le génocide. Le film était sombre et expérimental. Pour expliquer les origines de ce massacre, j’écrivis un autre court sur un fou interné mais peut-être aussi emprisonné, avec un long poème à la fin du film. Je ne nommais pas le conflit pour lui donner une résonance africaine. En général, les meilleurs moyens de financer des films dans un pays comme le mien est d’approcher des ONG qui ont des financements pour communiquer leurs messages (droits de l’homme, la tolérance, etc.) Mon histoire était violente et pas du tout pour le grand public. Me trouvant à Mexico pour montrer un de mes courts-métrages, la crise du virus H1N1 éclata et pendant quelques jours je fus coincé à l’hôtel car le festival avait été annulé. C’est à ce moment là, me demandant pourquoi je m’obstinais à faire ces courts-métrages, que j’ai écrit un autre court sur un jeune cinéaste à qui l’on refuse un financement pour un film violent et qu’on encourage à faire un film sur la prévention du VIH et la lutte contre les violences domestiques. Les trois courts-métrages mis ensemble pouvaient devenir un long-métrage intéressant. Une relation australienne m’a connecté à un producteur qui a envoyé une équipe technique de deux personnes et une caméra Red avec des objectifs. Je n’étais pas prêt mais on s’est dit qu’on allait faire le film.
Que cherchiez-vous à dire avec ce film ?
La fragilité de l’être humain. Une petite expérience peut mettre en l’air une vie. Un choc. Le film s’appelle Matière grise : je suis fasciné par le cerveau humain. Un fou veut tuer car son fantasme lui dit de le faire ou alors il est devenu fou à force d’avoir tué, un cinéaste devient presque fou parce qu’on lui refuse le financement. Tout ce que le cerveau peut nous jouer comme mauvais tour.
Cela s’inscrit-il dans une réflexion post-génocidaire où l’on essaye de comprendre ce qui l’a rendu possible ?
J’ai vécu le génocide dans ma tête. J’étais allé voir ma grand-mère qui habitait à l’autre bout du pays. J’ai donc vécu le génocide à distance, entendant la peur dans la voix de ma mère au téléphone. J’ai appris que ma famille avait été massacrée et leurs corps laissés dans le caniveau. Brutalement orphelin, j’avais l’impression de devenir fou. Puis j’ai appris qu’on avait lancé cette fausse rumeur pour qu’on ne les recherche plus et je les ai retrouvés plus tard à Kigali. Ils s’étaient réfugiés à l’Ambassade tanzanienne. Comme la plupart des musulmans, dont ma famille, parlaient le swahili, ils parvinrent à se faire évacuer avec la communauté tanzanienne. Revenu au Rwanda, j’ai rencontré des amis qui avaient tout perdu et qui avaient des réactions inattendues, extrêmes. J’ai vu à la télé un homme qui avait massacré un petit garçon qu’il employait pour vendre des cacahuètes, sous prétexte qu’il lui avait volé la recette du jour équivalent à un kilo de cacahuètes ! Des rescapés devenaient fous car ils n’étaient pas accompagnés : la société ne les soutient pas car le tissu social est défait. Je me demandais comment on vit avec ça. Cette réflexion sur ces vies brisées, ces destins égarés dans des chemins non tracés… Des jeunes filles de bonne famille catholique se trouvaient obligées de se prostituer pour nourrir les enfants qui restaient ou alors leur trouver une place dans le peu d’écoles qui avaient rouvert… C’était pour parler de tout ça que j’ai fait ce film.

Jomo, le nouveau film que vous préparez, est-il dans la continuité de cette démarche ?
Pas au niveau du style, mais je vais quand même aussi utiliser des éléments de surréalisme. J’ai mûri entre-temps. J’ai beaucoup plus de références culturelles et je me sens plus à l’aise dans mon travail. Le sujet me tient à cœur. Il porte sur le travail de lobbying des pasteurs fondamentalistes américains. Un parlementaire ougandais, David Bahati, a été ainsi soutenu depuis longtemps et il vient de proposer de punir de la peine de mort certains actes homosexuels. La criminalisation de l’homosexualité est un débat chaud au Burundi, au Kenya, en Tanzanie aussi. Ce n’est pas un film militant mais qui cherche à faire connaître les choses. J’ai des amis homosexuels qui sont persécutés, harcelés, moqués, humiliés et ça me révolte. Cela n’est pas normal. Depuis plusieurs décennies, on a réglé leur compte à différentes communautés dans la région, c’est au tour des homosexuels et surtout des albinos en Tanzanie et au Burundi.
Vous vous attaquez à un tabou en Afrique, en dehors de l’Afrique du Sud. Très peu de films osent aborder le sujet ! Rencontrez-vous déjà des difficultés ?
L’homosexualité existe et on l’a toujours connue. Seuls les hypocrites disent que ça n’existe pas. On a toujours vécu avec des hommes efféminés, des femmes masculines, qui jouent à des jeux ambigus. Au Rwanda, on a toujours connu des hommes-femmes que l’on appelait cyabakobwa, ce qui veut dire garçon-fille. Des recherches scientifiques et historiques l’ont prouvé. Mais des personnes pourtant éduquées, s’obstinent à dire que les  » blancs  » ont importé l’homosexualité en Afrique. Je voudrais donc en parler de façon apaisée, mais surtout montrer le travail de ces lobbyistes américains. Au Rwanda, on est pragmatique, on ne veut pas s’aliéner les bailleurs de fonds mais au Kenya, en Ouganda, en Tanzanie, les statistiques sont terribles sur les actes homophobes. Cela explique pourquoi je veux tourner dans ce pays, malgré la méfiance que je rencontre car on a peur que je fasse un film plus ou moins sensationnaliste. Un peu comme les occidentaux le font souvent….
C’est courageux !
Il y a plus courageux que moi : ces activistes qui se dévoilent à la télévision, par exemple, et parlent de leurs conditions de vie et se battent pour faire avancer les choses. Ils perdent leur travail et leur situation. Je viens d’une famille assez tolérante et j’ai la chance d’être protégé par mon travail. Ou peut être, je veux le croire…
Vous êtes très impliqué dans le cinéma rwandais. Que peut-on dire aujourd’hui ? On observe l’émergence de nouveaux cinéastes, on voit des films qui se font grâce aux nouvelles technologies. Une industrie se met-elle en place ? Est-ce qu’au niveau des thèmes, on tourne la page du génocide ?
On ne peut pas tourner la page du génocide. Elle sera toujours là. C’est une expérience qui nous dépasse. Il y a une volonté politique mais qui n’est pas bien exécutée. Les responsables des politiques culturelles ne connaissent pas assez le cinéma. Il n’y a pas de règles, de commission du film, etc. Il n’y a donc pas d’industrie ni de salles de cinéma. On arrange un hangar pour montrer des films. Éric Kabera a créé un institut de formation mais qui manque d’enseignants. Les gens ne sont actifs qu’au niveau de la production, avec inventivité. Des courts-métrages apparaissent, avec des ambitions internationales. Les long-métrages, eux, sont inspirés par le modèle de Nollywood et ne visent que le marché local. Ce sont des individus qui font des films aux titres très évocateurs et finalement révélateurs: La Force de l’amour, Dieu n’abandonne jamais ses ouailles, etc. Éric Kabera, lui, est accaparé par son centre de formation et travaille très peu dans la création de ses propres films.
De quelle manière voulez-vous prendre votre place ?
Sans prétention, j’aimerais inspirer des cinéastes rwandais mais je me tourne vers une carrière internationale car le monde est plus large que le Rwanda. Faire des films avec une haute ambition artistique mais qui puissent passer en salles. Mais aussi trouver le moyen de faire des films qui seraient adaptés au marché régional : il y a apparemment près de 40 millions de personnes qui parlent le swahili… Moi, je profite d’une bonne exposition dans les festivals, ce qui me permet de voyager et de voir beaucoup de bons films. Si on n’a pas fait une école de cinéma, c’est en accédant à de bons films qu’on apprend. Il faut encourager une ambition artistique. Je partage tous les films que j’ai avec les autres cinéastes. Très peu les regardent éventuellement… C’est triste. On apprend aussi en travaillant sur d’autres productions. Il faut impliquer les techniciens locaux dans nos équipes souvent internationales, sinon ils travaillent sans responsabilité sur de gros projets européens ou américains où ils n’apprennent finalement pas grand-chose parce qu’ils sont les assistants des assistants des assistants…
Le cinéma peut-il être un vecteur pour la présence du pays dans le monde ?
Sans pour autant faire dans l’opportunisme le plus éhonté, ce serait aux responsables politiques de surfer sur le capital de sympathie dont nous disposons pour soutenir la filière. Cela ne va pas durer. On commence à en avoir un peu marre du petit Rwanda. Jomo est une histoire kenyane qui s’applique à toute l’Afrique de l’Est, que je tournerai en anglais. Je me donnerai toutes les chances pour que le film soit vu aussi loin que possible. Ça ne sera pas forcément de la mauvaise publicité pour les pays de la région. Le film sera fait avec élégance et sensibilité. Ma génération de réalisateurs-producteurs est très au fait est très au fait des réalités économiques autour de l’industrie cinématographique. Je veux faire un cinéma qui ait le plus de chances possibles de sortir en salles et de générer des recettes. Avec mon producteur, on regarde comment a marché le premier film mais on observe aussi le parcours de plusieurs autres films. On connaît plus ou moins les facteurs qui font qu’un film marche ou pas et on prépare la relève. La balle est dans notre camp.

Cannes, mai 2012.///Article N° : 10893

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