« On n’a jamais permis à Haïti d’exister »

Entretien de Claire Diao avec le réalisateur Raoul Peck

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Figures haïtienne internationalement connue, le cinéaste Raoul Peck, ancien Ministre de la Culture, s’est imposé depuis les années 1980. Après les films Assistance Mortelle et Moloch Tropical, il présentait en septembre dernier au Festival de Toronto Meurtre à Pacot, co-écrit par l’écrivain Lyonel Trouillot. Entretien.

Quel a été le point de départ de Meurtre à Pacot ?
Pendant le tournage de mon documentaire précédent Assistance Mortelle, j’ai été confronté à différents niveaux de perception sur l’impact de ce tremblement de terre. Deux à trois semaines plus tard, une espèce de bulle s’est formée dans laquelle tout semblait devenir possible : les relations entre les gens, entre classe sociales, dans les familles, voire même au sein de la société car nous avions un certain espoir de tirer quelque chose de positif de cette catastrophe. Puis, très rapidement, nous avons déchanté. Par rapport à ce quartier résidentiel et bourgeois de Pacot où vivent des familles issues de la dictature dont les maisons et piscines avaient été détruites, j’ai eu envie de comprendre ce qui se passait derrière leurs murs, quelle était leur misère. Car il est toujours plus intéressant de parler des problèmes d’une société à travers ceux qui en profitent. C’était mon point de départ.
Cette histoire a un niveau métaphorique fort, il y a un degré d’abstraction dans le regard que je porte. Il ne s’agit pas que d’Haïti mais de comment, dans le monde actuel d’aujourd’hui – cela aurait pu se passer à Beyrouth ou en Lybie – une société se découvre, puisque les rapports sont aigus face à une telle catastrophe, comment les rapports humains sautent. Il est toujours intéressant de voir dans quel sens cela va aller. Mes personnages représentent différentes couches sociales et politiques de la société.

Où étiez-vous au moment du tremblement de terre de 2010 et quelle perception avez-vous eu du traitement médiatique qui l’a entouré ?
J’étais à Paris et suis rentré quatre jours après par un vol militaire. J’ai dû faire beaucoup d’interviews et je pense que pour une fois, il y a eu un réel effort de la part de la presse pour comprendre, pas seulement ce qui se passait à Haïti mais ce qu’était Haïti. Pour la première fois, il y a eu un peu plus d’efforts pour comprendre que cette République n’est pas seulement un pays pauvre mais le résultat d’une grande Histoire. Celle d’une Nation d’esclaves qui se sont libérés et que les grandes puissances ont tout simplement punis. Le tremblement de terre n’est pas seulement une catastrophe naturelle mais le résultat d’une urbanisation catastrophique, d’une concentration de pouvoir dans la capitale, de l’étranglement de ce pays pendant plusieurs décennies pour ne pas dire deux siècles. On n’a jamais permis à Haïti d’exister. Le pays a été étranglé dès sa création, il a été passé sous embargo, c’était pire que Cuba dans les années 1950-60. Mais cela a toujours été tu. On a fait croire qu’Haïti avait été créé pauvre. A une époque, le pays produisait près de 2/3 de la richesse coloniale française.

Comment le tournage en Haïti a-t-il été accueilli ?
Nous avons essayé d’être discrets. Dans un pays comme Haïti, et une grande ville comme Port-au-Prince, notre idée principale était de pouvoir tourner ce film tranquillement, dans un environnement que nous maîtrisions. Il a fallu trouver le décor approprié car nous étions trois ans après le tremblement de terre et ce quartier riche a été rapidement reconstruit. Les propriétaires de cette villa n’y avaient pas touché depuis le tremblement de terre, quelque peu traumatisé par l’événement. D’ailleurs la propriétaire a visité sa maison grâce à nous, tout était muré, calfeutré. C’était cela l’essentiel : se concentrer dans un lieu, avoir l’intérieur, l’extérieur, qui a donné l’ambiance et la couleur du film. Port-au-Prince est une ville très bruyante et il nous fallait garder cette espèce d’abstraction sans voiture ni avion qui passe…
La nature était également importante. C’est un film qui progresse par des couches parallèles de différents éléments. Et l’élément nature, qui continue par petites pierres, par morceaux, les murs qui continuent de se fissurer, était important. Pendant que la façade prétend à exister, derrière, les structures continuent de s’effondrer. La nature vit seule et n’a besoin de personne : les plantes, les fleurs, les papillons, les animaux, les chiens qui en profitent… Après le tremblement de terre, tous les chiens étaient gras, comme après le génocide des Tutsi au Rwanda, il y avait des problèmes de meutes de chiens qui avaient la ville à leur disposition.

Meurtre à Pacot critique ouvertement les organisations non-gouvernementales.
Cette critique est claire, bien sûr, mais différente de celle que j’ai faite dans Assistance Mortelle. C’est peut-être l’autre pan émotionnel de ce film que j’ai tenu à séparer dans ma tête. La fiction m’a servi de récipient pour tout ce que je n’avais pas pu aborder dans le documentaire puisqu’une une certaine distance plus objective était nécessaire. Meurtre à Pacot est beaucoup plus viscéral. Ce sont moins les ONG ou l’aide en général qui sont visées qu’une sensation de dominance de classes, qu’on retrouve d’ailleurs dans les grandes métropoles européennes. Depuis les grandes crises, il est clair que les pays riches ont simplement accepté le fait qu’il y aurait, depuis les années 1970, un niveau de chômage acceptable qui allait durer et qu’une partie de la société allait être sacrifiée. Certains pays peuvent mieux s’en sortir avec des systèmes d’aides sociales efficaces, mais là aussi, on observe une certaine stabilisation de la pauvreté, d’un  » quart-monde  » qui se traduit parfois par une ghettoïsation des habitants d’origine étrangère.

Vos personnages principaux sont la chanteuse Ayo et le comédien Alex Descas. Pourquoi ?
C’était le premier rôle d’Ayo au cinéma. Ma vision de départ était de trouver une femme, plus qu’une actrice, qui puisse rendre cette étrangeté que je voyais dans les personnages. Alex Descas, je le connais depuis très longtemps, nous avons travaillé ensemble, nous sommes amis, c’est quelqu’un dont j’ai toujours suivi le travail donc je n’avais aucun doute qu’il puisse me rendre l’étrangeté du personnage. D’ailleurs, dans le scénario, ils n’ont pas de nom. On les appelle l’Homme, la Femme. Cette espèce de niveau abstrait, il fallait des acteurs bien précis pour le jouer. Pour Ayo, j’ai tout de suite été vers un casting d’artistes, de chanteuses, de femme de théâtre et puis au final, je me suis décidé pour Ayo qui était d’une intelligence instinctive et qui a tout de suite senti ce que pouvait être ce personnage.

Fallait-il une distance puisque la Femme explique être née en Haïti mais avoir vécu à l’étranger ?
Comme elle parle français avec un accent il fallait justifier que ce n’était pas une haïtienne qui avait grandi en Haïti. Mais comme justement, beaucoup de gens de cette classe sociale se sont exilés à cause de la dictature et sont revenu en Haïti reconstruire leur vie ou aider… C’est l’histoire de ma génération. D’où cette espèce d’origine internationale de la Femme, citoyenne du monde, qui se retrouve confrontée avec la réalité locale. Avec l’idée de bien faire : adopter un enfant… C’est le constat d’échec que permet de faire le tremblement de terre.

Récemment, le réalisateur Djinn Carrénard a été remarqué. Que pensez-vous de l’avenir du cinéma haïtien ?
Je questionne le titre même de  » cinéma haïtien « . Le cinéma, pour moi, existe quand il y a une industrie. Nous avons des auteurs qui produisent des films. Mais un cinéma caractérisé d’un pays ou d’une région inclue beaucoup plus. Oui, nous sommes un pays qui produit beaucoup d‘auteurs -le film est d’ailleurs co-écrit par Lyonel Trouillot, l’un de nos éminents écrivains. Mais beaucoup de jeunes ont eu la chance de pouvoir travailler à l’étranger. Le cinéma local qui était en train de se développer a été malheureusement coupé de ses substances du fait que presque toutes les salles de cinéma ont fermé. Le cercle vertueux qui avait commencé à se construire a été abruptement coupé dans les années 2000. Maintenant, dans la diaspora oui, il y a des initiatives, mais ce n’est pas ce que j’appellerai du cinéma. C’est au mieux de la télénovela. Certes, nous aurions pu accumuler un certain savoir, un certain développement duquel émergeraient des cinéastes mais on n’en est même pas encore à ce stade. A part les exceptions dont vous parlez. Qui sont, pour certains, des gens qui ont fait des écoles de cinéma.

Propos recueillis par Claire Diao au Festival de Toronto, septembre 2014

Plus d’infos sur le site de Velvet Films

Diffusion prévue sur ARTE courant 2015.Interview initialement publiée dans le magazine Afriscope n°39///Article N° : 12610

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© Velvet Films
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