« On n’entend pas toutes les voix en même temps dans la même histoire »

Entretien de Taina Tervonen avec Kossi Efoui

à propos de Solo d'un revenant
Print Friendly, PDF & Email

Sept ans après La Fabrique de cérémonies (2001), dix ans après La Polka (1998), Kossi Efoui livre un troisième roman remarquable sur la mémoire et l’oubli, sur un présent pressé de figer le passé en discours officiel et en commémorations pour étouffer les petites voix des morts qui continuent de crier à partir de l’au-delà. Une réflexion sur le pouvoir et la magie du verbe, sur le sens et la valeur des mots, sur les lignes de démarcation qui divisent le monde et les individus, à l’apparence nettes et précises, mais tracées dans des sables mouvants. À l’image de la phrase-totem qui hante le livre – « On n’entend pas toutes les voix en même temps dans la même histoire » -, Solo d’un revenant invite à lire et à relire, pour écouter d’autres voix, observer avec un autre regard.

Sept ans sont passés entre la parution de votre second roman, La Fabrique de cérémonies, et celle de Solo d’un revenant. Pourquoi autant de temps entre les deux livres ?
C’est le temps que ce livre m’a demandé. J’avais envie d’être en dehors de toute exigence de délais. J’ai laissé venir… après tout, c’est l’histoire du revenant ! (rires) Je suis revenu, mais ça m’a demandé du temps, pour ne pas tricher. Pendant cette période, j’ai fait d’autres choses. J’ai écrit deux pièces de théâtre, j’ai mené des ateliers d’écriture dans un milieu carcéral, dans des associations de femmes quasi analphabètes. J’ai fait des lectures devant une dizaine de personnes dans de petits villages de la Drôme. C’était très intéressant. Ce public part du principe qu’il va être dépaysé et, du coup, reçoit les choses simplement, sans se sentir obligé de commenter en termes savants, mais en termes sensibles. C’étaient de très belles expériences. Je n’avais pas l’impression d’apporter de la culture aux gens, je trouve ça détestable. Cela m’a permis de vérifier l’assertion selon laquelle tout homme est artiste, que le ressort de la création, de l’expression, chacun l’a en soi. De vivre un peu de ce rêve de Buffet qui postulait la disparition de l’idée selon laquelle certains sauraient faire et d’autres pas. Il y a quelque chose de vrai là-dedans, même si je déteste cette expression par ailleurs. Il y avait une continuité entre l’expérience de ces ateliers et la solitude de mon propre travail de création.
On retrouve dans ce roman des échos de vos dernières pièces de théâtre, comme Io (1). Comment définissez-vous le rapport entre ces deux volets de votre écriture ?
Je ne le définis pas. D’un livre à l’autre, d’un genre à l’autre, ce sont des échos de la vie. S’il faut trouver un mot pour le décrire, ce serait « transgenre ». Ce qui fait lame de fond, c’est une quête poétique, une quête magique du mot. Les spécificités d’un genre ne m’importent pas, ce ne sont que des formes. J’aime bien l’idée des harmoniques en musique : comment une note contient d’autres notes, comment on peut entendre le tout résonner à l’infini… Pour moi, les formes sont des notes.
La notion de frontière est très présente dans ce roman : la frontière entre Nord Gloria et Sud Gloria, les morts et les vivants, la fiction et la réalité… Qu’est-ce que la frontière signifie pour toi ?
La ligne de démarcation est en effet bien tracée dans ce livre. On m’a souvent demandé où ça se passe. Je réponds qu’il faut tirer un trait, et que ça se passe là. C’est un espace concret que l’on peut lire géopolitiquement si on veut, et ça peut aller jusqu’à un espace totalement abstrait, comme un décor de théâtre. La ligne de démarcation, c’est un trait sur le papier. Après tout, les gens qui se réunissent à l’ONU font un trait sur le papier et ça se traduit par des barbelés, des murs, des soldats de l’ONU… C’est comme une formule mathématique, qui peut s’appliquer en physique et donner des objets. Tous mes livres sont d’ailleurs traversés par cette même question : les démarcations homme-femme, chrétiens et les autres, musulmans et les autres, la démarcation ethnique, nous et les autres…
Il y a d’autres lignes qui se superposent à ce « trait sur le papier », comme la frontière entre passé et présent. Mais ces lignes de démarcation sont mouvantes, elles semblent être faites pour être traversées.
Le lien entre le passé et le présent est important dans ce livre. Il y a un passé qui se construit, qui se fige en commémorations diverses et en cérémonies de repentir qui autorisent à dire « plus jamais ça » et à construire le mensonge premier qu’est le récit officiel de l’histoire – comme si c’était vraiment derrière nous. Alors que le passé qui est derrière nous, c’est l’oubli. Le passé qui est derrière moi, c’est l’oubli du ventre de ma mère, mais ce qui ne passe pas depuis le ventre de ma mère, c’est moi. Je suis là, je suis présent. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui ne passe pas du passé et qui s’exprime dans le présent, c’est ce que l’on refoule constamment parce qu’il crie trop fort. « On n’entend pas toutes les voix en même temps dans la même histoire. » Cette phrase du père de Mozaya revient souvent dans le livre. Le récit historique officiel est la meilleure façon de ne pas parler le présent, alors que tout cela travaille le présent. C’est du présent. Le revenant est porteur de tout ce qui revient hanter le présent. C’est le passeur de la ligne de démarcation. Il vient amplifier ce qui hante, ce qu’on refoule en construisant des monuments pour bien affirmer que tout cela, c’est du passé. Or quand le revenant arrive, on s’aperçoit que le monument est vide, et qu’il y a des petites voix qui grouillent dedans. Le verbe est alors le seul véhicule pour affronter ce qui ne passe pas, ce qui peut encore blesser dans le présent.
Certains passages rappellent le génocide du Rwanda même si le propos du livre dépasse largement ce contexte-là. Dans quelle mesure les éléments de l’histoire du Rwanda vous ont inspiré ?
Je mentirais en disant que je n’ai pas pensé à ces éléments-là. C’est un des éclairages dans l’écriture de ce roman. J’avais été invité à une résidence au Rwanda (2) mais je n’ai pas pu y aller, dans le sens de ne pas pouvoir : j’ai eu très peur, je ne savais pas… Mais en même temps, cette histoire m’a obsédé. Je vois quelque chose d’étrange s’opérer dans la ligne de démarcation hutu-tutsi. On parle de guerres inter-ethniques, comme d’une histoire loin derrière nous, loin de nous. Cela rappelle la rhétorique journalistique et politique sur la guerre en ex-Yougoslavie qui consistait à dire qu’après tout, les Balkans n’ont jamais vraiment fait partie de l’Europe, pour mettre de la distance.
Or, si à propos du Rwanda on pose la question autrement, en disant que ce sont des chrétiens qui ont massacré des chrétiens, ça devient plus intéressant. On peut alors se demander ce que le Pape a dit à ces chrétiens-là pendant qu’on immolait les gens dans des églises. Le Rwanda est en effet un pays très christianisé où, contrairement à d’autres pays africains, on ne trouve aucune trace du substrat traditionnel. C’est un cas rare en Afrique, avec une christianisation très ancrée aussi par rapport au nombre de chrétiens et au taux de fréquentation des églises. Or cette même population s’entre-tue. Poser la question en termes de chrétiens qui massacrent d’autres chrétiens rend cette histoire beaucoup plus proche. La ligne de démarcation hutu-tutsi, même si elle existe concrètement, prend une autre dimension quand on lui superpose cet autre regard. Si la méditation sur le Rwanda a apporté quelque chose au livre, c’est dans ce sens-là.
Les commémorations sont parfois le fruit de revendications des descendants de victimes de l’histoire, comme cela a été le cas en France pour l’instauration d’une journée de commémoration de l’esclavage. Est-ce pour toi une revendication inutile ?
Oui, totalement inutile. C’est une forme d’instrumentalisation. Je ne pense pas que les Noirs d’aujourd’hui soient plus légitimes pour parler de l’esclavage qu’un autre. Il ne faut pas faire de la confiscation. Au contraire, cette question devrait être versée au dossier de l’éternelle méditation sur la barbarie humaine, dans la même rubrique que les 400 ans pendant lesquels on a allumé des bûchers en Europe pour brûler des femmes accusées d’être des sorcières. À la même époque, des poètes mystiques chrétiens faisaient des vers sublimes. Comment cette quête acharnée du verbe a pu cohabiter avec ces exécutions de femmes ? Comment tout cela a pu sortir du même giron du catholicisme ? Pour moi, ce n’est pas affaire européenne, elle me concerne aussi. Au 18ème siècle, Michelet voyait déjà la même chose opérer dans le massacre des Albigeois, dans les bûchers de sorcières, dans le sort des Indiens et des Noirs. C’est cette façon de voir les choses qui m’intéresse, pas celle qui consiste à délimiter des territoires de la souffrance et de la mémoire. Je trouve ça irrecevable.
Même quand la commémoration répond à une demande aussi clairement exprimée comme cela a été le cas pour l’esclavage en France ?
Ce n’est pas la commémoration en soi qui me dérange. Cependant, ce que j’observe, c’est que généralement elle clôt l’affaire. Et ça me gène que l’affaire soit close, alors que ce genre d’événement ne peut que hanter la conscience humaine. C’est l’impression que même si ça peut « faire du bien », cette forme-là de la reconnaissance de la souffrance peut même aller jusqu’à la vulgarité, à de petits arrangements avec les morts. Qu’est-ce que les commémorations et les mémoriaux nous invitent à méditer ? Je trouve plus intéressant le combat de Christiane Taubira pour qu’on inscrive ces périodes dans le programme scolaire. Ça me semble plus logique. Pourquoi ces éléments de la mondialisation feraient partie uniquement de l’histoire des Noirs ? Pourquoi pas l’histoire de la France, de l’Europe ?
Une autre figure prédomine dans le roman : celle de la reconstruction. Elle est souvent incarnée par des étrangers, des Blancs qui arrivent pour reconstruire les routes et réparer les âmes.
Ces personnages renvoient au fantasme de la terre vierge qui colle au cul de l’Afrique depuis toujours. Nicolas Sarkozy l’a encore exprimé lors de son discours à Dakar (3). On a l’impression que ça ne nous quitte pas. Pourtant, on est dans un moment où c’est plutôt « tabula rasa » que « terre vierge » : on a pillé les sols, tout s’écroule, on massacre les gens. Mais curieusement, plutôt que de faire taire ce fantasme, ça le démultiplie. Comme si l’Afrique redevenait une terre vierge, authentique, pour de nouvelles expériences. De nouvelles expériences économiques, comme avec les Chinois, ou de nouvelles expériences « médicales », comme avec David Watson qui veut soigner les traumatismes avec de l’art-thérapie. Dans le lot, il y a des prédateurs mais aussi des gens de bonnes volontés qui peuvent être touchants. Mais à la fin, tout le monde est contaminé par une forme de pathétique, par lequel le narrateur finit par être contaminé lui aussi. Chaque personnage qui est touché par cette histoire a besoin d’un minimum de compassion. Ça n’a rien à voir avec le repentir, ça relève plus de « comment on fait » face à une telle histoire. C’est ce petit moment que l’on prend avant de lancer une accusation. Ces personnages sont mal à l’aise, inquiets dans leur propre société, pourtant supposée être en paix. Ils ont senti assez de conflits personnels pour s’en éloigner, mais ils le font pour voir de plus près des conflits avérés ailleurs. Ce parcours m’intéressait. Le regard du narrateur fait revenir tout cet encombrement, toute cette machination derrière la phraséologie de la reconstruction.
Asafo Johnson, Mozaya et le narrateur formaient naguère une troupe de théâtre. On est tenté de voir les directions opposées qu’ont par la suite prises les trois amis comme trois choix possibles de l’écrivain, dans un univers où les mots ne sont jamais innocents.
Ce sont trois possibilités d’écriture mais en même temps, la ligne de démarcation entre ces possibilités n’est pas imperméable. Il y a quelque chose qui passe encore la ligne, et c’est le fait que même l’appel au meurtre a besoin de qualité poétique et littéraire. Il faut encore que les tueurs aient une vision noble de leur geste, et il faut donc un bon acteur, inspiré et charismatique. Il faut que l’œuvre de mort puisse prendre les apparences de la poésie, que le texte dit puisse faire vibrer. Nous ne sortons pas du registre poétique magique, et c’est ce que les trois amis ont partagé. Les mots étaient leur territoire d’intimité, et c’est ce qui fait l’incompréhensibilité de l’affaire pour le revenant : comment peut-on donner du fiel après avoir reçu le miel ? Son trouble vient de là, de ce constat que c’est donc possible, c’est possible de donner du fiel après avoir goûté au miel. C’est dans ce sens qu’il est contaminé. Il ne peut plus faire sans cette vérité. Quelle liberté de ses actes, quelle confiance dans les valeurs de la vie, dans l’amour, dans l’amitié, dans les choses inutiles et futiles qu’on partage mais qui sont tellement importantes dans la vie… Quelle confiance accorde-t-on à tout cela, maintenant, si le verbe partagé dans son intimité chaude peut être transformé en vinaigre ?
À la fin du roman, arrive la figure de Petite Tante, avec ses paroles de sagesse sur l’écriture et la magie des mots. Elle dit : « Parle comme le maître fou qui parle au creux de l’eau s’il y a eau, parle au creux du bois s’il y a bois, parle au creux d’une termitière s’il y a termitière. Et s’il n’y a rien de tout ca, fais un trou dans la terre. Si tu es seul au monde sur une terre endurcie, sur une dalle, pense au maître fou, et fais avec ton murmure un trou dans le vent. » Qui est cette Petite Tante ?
Je ne suis pas autorisé à le dire (rires). C’est la figure de l’initiation, une façon de nommer ses alliés, les esprits qui veillent sur nos paroles. Elle peut se traduire par des personnages concrets de la biographie. Ma mère par exemple. Et en même temps, elle rassemble toutes les figures de mes initiateurs, parmi lesquels Giordano Bruno, les sorcières, Antonin Artaud, quelques mathématiciens fous, des poètes. Sa parole se conjugue avec celle d’Henri Michaux, de Marguerite Yourcenar. La magie que Petite Tante demande au verbe est la même qu’ils demandent.

1. Io (tragédie), de Kossi Efoui. Ed. Le bruit des autres, 2006.
2. Le projet « Écrire par devoir de mémoire » de l’association Fest’Africa a eu lieu en 2000. Huit écrivains africains ont été invités en résidence au Rwanda. Plusieurs œuvres ont été publiées à la suite de ce projet.
3. Discours prononcé à l’université Cheik Anta Diop de Dakar, le 26 juillet 2007, où le chef de l’État français disait notamment : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » Ce discours a été vivement critiqué par de nombreux intellectuels, écrivains et historiens africains.
Solo d’un revenant, de Kossi Efoui, Ed. Le Seuil, 2008.///Article N° : 8121

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire