« On risque d’avoir une génération de jeunes qui vont grandir sans avoir vu de films africains »

Entretien de Christine Sitchet avec Jean-Marie Teno à propos de Lieux Saints

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Retour sur Lieux Saints, le dernier documentaire du cinéaste d’origine camerounaise Jean-Marie Teno. Les héros du film sont le propriétaire d’un vidéoclub, un artisan fabricant de djembé et Saint-Léon, quartier populaire de Ouagadougou dont Teno sonde l’énergie. En filigrane, une réflexion sur le cinéma. Après avoir présenté ce documentaire au Fespaco, J.M. Teno était l’invité du 16ème African Film Festival de New York (1), occasion de la deuxième projection mondiale du film. Rencontre à Manhattan.

Comment définiriez-vous l’acte de création cinématographique ?
Faire un film, c’est d’abord raconter une histoire. Il s’agit de créer à partir d’un certain nombre d’éléments existant une réflexion sur le réel et la vie de tous les jours. Mon rapport à la création a évolué. Au début, faire un film était un geste très intuitif, impulsif, foisonnant. Au fil des ans, c’est devenu un acte plus canalisé.
À quand remonte votre désir d’être cinéaste ?
À très longtemps. J’avais envie d’être journaliste mais il y avait une très forte censure sur l’écrit. Alors je me suis dit que peut-être, à travers l’image, je montrerais des choses qui seraient incontestables.
Pourquoi le titre Lieux Saints ?
Parce que le film se déroule dans un quartier nommé Saint-Léon, où se trouvent cathédrale et mosquée. Et qu’un vidéoclub y est converti le matin en lieu de prière pour les musulmans. Et puis je me rappelais du cinéma de mon enfance qui était comme une cathédrale où l’on se rendait pour regarder l’écran, avec avidité. À la messe, on voyait le prêtre faire son cinéma. Il existe une forme d’analogie entre des gens qui se retrouvent ensemble, communiant et recevant la parole du prêtre, et ceux qui partagent un moment en regardant des images. Il y a aussi un lien entre création et sacré dans la mesure où l’inspiration est un phénomène dont on ne maîtrise pas vraiment les mécanismes.
Les créateurs semblent avoir un rêve secret : agir avec leurs œuvres sur le réel. Qu’avez-vous essayé d’impulser avec Lieux Saints ?
À l’origine de ce film, il y a ce questionnement constant sur la place du public africain. Mais c’est seulement maintenant que je commence à vraiment me préoccuper de l’accès de ce public au cinéma africain, alors que je fais des films qui sont engagés. Dans nos démarches respectives, quelque chose ne va pas. Sans être donneur de leçons, j’ai pensé qu’un documentaire qui interrogeait la posture du cinéaste dans le monde aujourd’hui servirait aux futurs créateurs. Et puis j’espère qu’après avoir vu ce film les responsables de vidéoclub vont se mettre ensemble pour créer une association de manière à être pris en compte et devenir des interlocuteurs intéressants pour les producteurs africains. Le film a déjà eu un effet concret sur le quartier. Beaucoup de personnes sont venues voir le vidéoclub. C’était comme un pèlerinage. Pendant le Fespaco, des gens venaient aussi commander des djembés chez Jules César [fabricant de djembé dans le documentaire].
À la fin de la projection à Manhattan [à l’occasion de l’African Film Festival], un spectateur originaire du Nigeria vous a remis spontanément un billet de 20 dollars, vous expliquant qu’il souhaitait contribuer ainsi à l’achat d’un écran plat pour le propriétaire du vidéoclub. Qu’est-ce que ce geste vous a inspiré ?
Cela m’a fait très plaisir. Je me suis dit qu’aux prochaines projections, on organisera une collecte pour offrir cet écran à cet homme qui, comme on le voit dans le documentaire, en rêve mais ne peut se l’acheter, faute de moyens.
Le vidéoclub fonctionne comme une micro-entreprise. Il offre un modèle de résistance à une sorte de double abandon : celui des politiques délaissant la mission sacrée de démocratisation de la culture, et l’abandon des cinéastes. Vous montrez un champ de possibles et d’autonomisation plein d’optimisme.
Oui, il y a effectivement une lutte contre ce double abandon. C’est un film de résistance. Dans un environnement qui n’est pas du tout propice, des gens montrent que la misère économique ne condamne pas forcément à la misère culturelle. Qu’il ne faut pas toujours attendre la venue d’ONG – convaincues qu’elles ont toutes les solutions et que rien ne peut se faire en Afrique sans elles. Quand en Afrique des gens arrivent à monter seuls des projets, à les faire fonctionner sans aucun soutien, dans un contexte extrêmement difficile, je trouve cela assez héroïque. C’est très important que cette dynamique existe. Et de la montrer. Ce que je fais avec Lieux Saints.
Dans ce film, vous soulevez la question du piratage et à un moment faites réagir Idrissa Ouedraogo, qui livre un point de vue original. Ce phénomène est-il pour vous révélateur d’un dysfonctionnement de la démocratisation de la culture, et serait comme une solution bricolée pour y remédier ?
Le piratage est en soi négatif. Mais il y a un paradoxe important à relever. Il y a 50 ans, on ne montrait pas de films africains dans les salles car il n’y en avait pas. Aujourd’hui où l’on pourrait en montrer, ce sont les films européens et américains qui occupent encore tout le marché. On risque donc d’avoir une génération de jeunes qui vont grandir sans avoir vu de films africains. Idrissa Ouedraogo m’a confié « Si j’avais les moyens, je ferais pire que les pirates. Je piraterais tous les films africains. J’inonderais le marché de manière à ce que les jeunes s’habituent à voir ces films ».
Il me semble qu’avec un film, en même temps que le cinéaste tente à sa manière de transformer le spectateur, il se transforme lui-même. Avec Lieux Saints, pouvez-vous identifier des éléments relevant d’une « auto-transformation » ?
Ce voyage à Saint-Léon a été pour moi l’occasion de redécouvrir notre ancêtre le griot et de me positionner en tant que cinéaste comme étant ce raconteur d’histoires. En tant que documentariste, j’ai toujours cherché à accompagner le spectateur dans la découverte d’un sujet en partageant mes réflexions, avec une voix off à la première personne. Donc quelque part cette identification au griot n’est pas nouvelle chez moi. Simplement, avant ce film, je ne formulais pas les choses clairement. Quand avec Lieux Saints j’arrive à me livrer à une autocritique et formuler des questions de manière claire – en l’occurrence « dans un film qui parle, pour dire quoi, à qui ? », on peut dire que j’ai vécu une petite transformation.
Quelle est à vos yeux la mission du griot ?
Se faire le miroir de la société dans laquelle il se trouve en racontant des histoires qui ont un lien avec la vie. Les plus belles définitions du griot sont de Sembène Ousmane et Djibril Diop Mambéty, qui se considéraient tous les deux comme des griots modernes.
Vous les citez d’ailleurs à la fin du film.
Oui. J’ai mis cette pensée de Sembène : « Le cinéaste africain est comme le griot, qui ressemble au troubadour du Moyen Âge, un homme de savoir et de bon sens qui est l’historien, le raconteur, la mémoire vivante et la conscience de son peuple ». Et ces mots de Mambéty : « Griot est le mot qui convient à ce que je fais, et aux rôles que le cinéaste joue dans la société. Plus qu’un conteur, le griot est un messager de son temps, un visionnaire et le créateur du futur ». Il me semble important de noter ici que les Africains ne se sont pas suffisamment servis des traditions de storytelling présentes en Afrique, où le meilleur raconteur d’histoire est le griot justement. On a délaissé ce personnage et cherché des modèles ailleurs. Alors qu’en y puisant on pourrait apporter quelque chose de nouveau à la cinématographie mondiale.
L’écrivain Mongo Béti semble être pour vous un personnage de référence. Que vous a-t-il transmis ?
Il m’a, entre autres, transmis un sens de l’éthique et le désir de suivre le chemin que l’on s’est tracé et de continuer, malgré les difficultés ; se battre pour les idées auxquelles on croit. Même s’il a fini de manière tragique, son exemple a toujours été un repère qui me donnait de la force dans des moments où je me sentais un peu fragile.
Un projet en gestation ?
Plusieurs, qui ne se racontent pas encore. Je peux juste dire qu’il y a une fiction et puis un film sur le roi de Bandjoun et la place du pouvoir traditionnel dans la hiérarchie des pouvoirs au Cameroun.
New York, 2009
1. Festival de cinéma créé en 1993 par Mahen Bonetti, originaire du Sierra Leone, qui en est la directrice. Ce rendez-vous annuel new-yorkais s’est imposé comme une plaque tournante incontournable des cinémas africains. Il s’est déroulé cette année en deux temps deux lieux : à Manhattan en avril, à Brooklyn en mai. Ce festival a publié : Through African Eyes. Dialogue with the Directors, 2003, African Film Festival. Recueil d’entretiens avec 20 cinéastes, parmi lesquels Ousmane Sembène, J-M Teno et Idrissa Ouedraogo.
www.africanfilmny.org

1. Festival de cinéma créé en 1993 par Mahen Bonetti, originaire du Sierra Leone, qui en est la directrice. Ce rendez-vous annuel new-yorkais s’est imposé comme une plaque tournante incontournable des cinémas africains. Il s’est déroulé cette année en deux temps deux lieux : à Manhattan en avril, à Brooklyn en mai. Ce festival a publié : Through African Eyes. Dialogue with the Directors, 2003, African Film Festival. Recueil d’entretiens avec 20 cinéastes, parmi lesquels Ousmane Sembène, J-M Teno et Idrissa Ouedraogo.New York, 2009///Article N° : 8968

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