Ousmane Sembène, tout à la fois

De Christine Delorme

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Les documents sur le doyen des cinémas d’Afrique, l’aîné des anciens, ne manquent pas, mais rares sont ceux où il parle ainsi de son travail, en 1992, à une période où il a le recul de l’âge et avant qu’il n’ait décidé de limiter les interviews. Il y est sans lunettes et sans distance, disponible, et s’efforce d’approfondir les questions posées. De toute évidence, cet entretien est le résultat d’une relation de confiance qui permet à Sembène de déployer son incontestable force de conviction. 1992, c’est l’époque de Guelwaar, et l’entretien y fait souvent référence. Mais il revient aussi sur son enfance et de façon récurrente sur le sens et l’objet de son travail : « Je crée d’abord pour ma communauté : l’artiste doit exprimer les pulsations de son peuple, sinon il ne peut pas aller vers les autres peuples ». C’est un ordre des choses qu’il exprime là, non un repli mais les conditions d’une ouverture. On a souvent voulu voir une radicalité anti-occidentale chez Sembène alors que sa lucidité n’était pas un rejet mais la conscience d’une tension : il savait ce qu’il devait à la culture du colon autant que ce qu’il en rejetait. « Nous sommes poreux à toute civilisation », dit-il en citant Césaire, « il faut arriver à un synthèse ». Ce qui lui importait était la place de l’Afrique, son droit à l’autonomie et à la dignité en dehors de toute hiérarchisation des cultures. Lorsqu’il remplace l’œuf du minaret par une antenne de télévision à la fin de Molaadé, c’est bien qu’il invite à une communication avec le monde susceptible de faire évoluer sa propre communauté, mais dans un rapport de force enfin égalitaire, en tant qu’êtres responsables et debouts, à l’image de la révolte des femmes contre une pratique obsolète.
Ainsi dit-il dans son entretien avec Christine Delorme « Je fais des films avec des personnages qui s’assument » : c’est son désir pour son peuple, hors de toute mendicité ou victimisation. Lorsqu’il dit que « ce qu’on retient d’un être, c’est ce qu’il a laissé à la communauté », on repense à son immense héritage qui demande encore à être mieux défini, débarrassé des interprétations récupératrices. On s’approprie volontiers les grands hommes. La qualité de l’approche très simple de Christine Delorme est de ne pas le faire. Elle s’efface devant la parole de Sembène, le cadrant en dignité dans son fauteuil dans un beau décor, ne jouant que très peu des gros plans. Tout au plus instille-t-elle quelques évocations impressionnistes sur son enfance lorsque lui-même l’évoque. Elle préfère conserver la situation d’interview, en toute clarté. Et annoncer ses propres doutes : « le sujet m’emprisonne ». Dos à la caméra, elle relit la lettre de Sembène, qui préfigure la difficulté de l’exercice.
Car le vieux lion n’était pas commode, et la fin du film montre comment il savait élégamment mais catégoriquement mettre fin à une interview. J’ai également retrouvé dans le film ce que j’avais vécu quand je l’avais interviewé un jour, accompagné d’un photographe, pour Africa international : bien que ce soit pour un magazine africain, il ne cessait de me dire « vous les Blancs », marquant toujours la différence. Mais n’était-ce pas de bonne guerre, tant il eut à la vivre lui-même, notamment à Marseille dont il dit : « Mon Afrique était absente ».
« Mon ambition est d’être porteur d’une nouvelle civilisation, et je ne dis pas culture » : sa précision est essentielle, car c’est bien sur ce terrain qu’il s’est toujours placé, celui d’une pratique nouvelle, une continuité intégrant une modernité qui ne renie pas le passé. Celui qui appelait sa maison Galle Ceddo et a passé trente ans à retravailler sans jamais trouver les moyens de le tourner le scénario d’un grand film historique sur Samori Touré voyait dans ces rebelles une façon d’être : « Je peux me passer de n’importe quel prophète ».
Il nous laisse par ses films et sa parole cet appel à l’autonomie, extraordinairement vivifiant pour tous, et auquel ce film empreint de respect rend hommage.

///Article N° : 9317

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