Parcourant les rues de Port-au-Prince et les chemins de sa « tendopoli »…

Photographies de Roberto Stephenson

Entretien de Marian Nur Goni avec Roberto Stephenson, juin 2011.
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A l’occasion de l’exposition Haïti, royaume de ce monde, récemment présentée à Paris (1) et actuellement à Venise (2) dans le premier pavillon d’Haïti de l’histoire de sa biennale d’art, nous avons échangé des mails avec Roberto Stephenson, photographe italo-haïtien qui participait à cet événement itinérant (3).
Cet entretien tourne principalement autour du travail photographique qu’il a réalisé à la suite du tremblement de terre de janvier 2011.
Une série très touchante y explore notamment les campements montés pour donner refuge à la population. Nous suivons les pas du photographe dans les interstices des tissus qui leur donnent forme, dans les interminables labyrinthes de cette tendopoli, cette ville de tentes en italien, pour reprendre l’expression employée par l’auteur. Discrètement, avec le photographe, nous approchons ensuite les personnes qui y habitent et qui, la plupart du temps, fixent l’objectif et semblent ainsi nous regarder directement.
Loin d’une imagerie du désastre aux couleurs criardes, Roberto Stephenson réussit, par l’accumulation des clichés mais surtout grâce à une approche du sujet que l’on pressent délicate, franche et « participante », sans oublier l’usage d’une palette de couleurs qui vire aux tons pastels, à nous faire ressentir pleinement à la fois l’ampleur de cette catastrophe naturelle et humaine-là et toute la fragilité de l’existence. Et puis, dans cet univers de précarité, modestement, quelques signes de la vie qui reprend, surgissent, ici et là : une guirlande de fleurs en plastique, un livre posé sur un dessus de lit, un calendrier accroché au poteau qui tient la tente, un sac à dos d’écolier, un écriteau en carton sur lequel l’on peut lire : « ici, manucure, pédicure » tandis que les tissus qui créent la fente d’entrée de ce commerce improvisé se gonflent par l’action du vent…
De plus, si les murs sont tombés et ne restent plus que des toiles en tissus pour se protéger et pour récréer un chez soi, les visages des personnes photographiées montrent des hommes debout, malgré tout.
Autre sensation que ces images photographiques réussissent à nous transmettre – lorsqu’elles fixent dans leur cadre le visage de l’un des habitants de cette ville éphémère, et dans le calme apparent de leurs regards – l’idée de l’attente infinie – combien de temps tout cela durera-t-il ?
Quelques images issues de ces séries accompagnent cet article.
Pour aller plus loin, voici trois liens :
[www.robertostephenson.com/4] (série Terremoto)
[www.robertostephenson.com/5] (série Tende)
[www.robertostephenson.com/6] (série Tende)

Port-au-Prince, 12 Janvier 2010…

J’aurais aimé pleurer pour un an.
Je me suis caché pour ne pas voir.
La souffrance des autres me fait peur.
Les habitations étaient éventrées, implacables, austères,
menaçantes, affreuses et amères…
à faire mal.
À côté, la nécessité de s’abriter, révisée en besoin d’intimité et de beauté
malgré tout, se manifeste en une fragile légèreté charmante et pittoresque…
féroce et misérable.

Roberto Stephenson


Comment êtes-vous devenu photographe, après avoir fait des études d’ingénieur et de graphisme ?

Dans mon adolescence, je dessinais, peignais, sculptais et faisais également de la photographie. C’était au début des années 80 et moult personnes avaient adopté la photographie comme loisir à ce moment-là. Parmi ces personnes, il y avait mon père. Quand lui vint cette passion (qui ne dura pas longtemps), j’avais seize ans.
Mais « l’art figuratif » n’était pas mon seul intérêt. J’étais fasciné par les machines et les moteurs. J’ai intégré la faculté d’ingénieur pour devenir inventeur ! J’aurais voulu être Chef aussi… Comme il n’y avait pas d’écoles spécialisées dans les environs, j’ai aussitôt abandonné l’idée.
Pouvez-vous nous parler de ces photographies : quand ont-elles été prises ? Et par quelles étapes êtes-vous passé pour décider de documenter l’ampleur et les conséquences durables du tremblement de terre sur la patrimoine architectural de la ville et, bien sûr, sur sa population, en construisant une sorte de cartographie des centaines d’immeubles détruits et des centaines de tentes montées pour accueillir la population civile de Port-au-Prince ?
La question n’est pas exacte. Je n’ai pas pensé à l’idée d’être exhaustif dans mon enregistrement de l’événement, en effet le reportage est très partial.
Je ne suis pas un reporter et je n’aime pas le sensationnalisme. Je me sens mal à l’aise si je dois « fouiller » dans les douleurs des gens. Dans ce cas spécifique, la douleur des « gens » était également ma douleur. Il m’a fallu des semaines pour me décider à prendre l’appareil photographique, ceci alors que j’étais sollicité par de nombreux magazines.
Dans les photographies publiées dans le lien n. 5, on suit vos pas, vos pauses, dans les dédales du camp, tente après tente, « intérieur après intérieur », « façade après façade » ; avec les photographies du lien n. 6, vous nous amenez à rencontrer, par le biais de vos portraits, les personnes qui y vivent… Dans quelles conditions avez-vous travaillé dans ces camps provisoires où la population s’est installée après le séisme ? Quelles réactions de la part des personnes rencontrées dans ces logements de fortune, face à votre appareil photographique ?
Les Haïtiens sont plutôt défavorables aux photographes, qu’ils savent s’enrichir avec leurs images sans qu’ils ne puissent jamais en voir le résultat. Ces jours-là, c’était différent. La situation était dramatique pour tout le monde et l’on avait la conscience que montrer était un moyen pour recevoir une aide.
Vos photographies, et leur accumulation, donnent toute la mesure du désastre provoqué par le tremblement de terre du janvier 2010, cela sans pratiquement jamais montrer des cadavres (4).
Récemment, le prix attribué en Suède au photographe Paul Hansen a engendré une polémique autour de la photographie de la jeune Fabienne Cherisma (et de son hors-champ) quant au rôle et à l’étique des photojournalistes dans ces situations dramatiques… Comment, en qualité de photographe et en partie haïtien, avez-vous vécu la couverture médiatique de cet événement dans la presse occidentale ?
Depuis toujours, Haïti est présent dans les médias uniquement quand le pays arrive à surprendre le monde, et il y parvient seulement à travers des événements négatifs. Le tremblement de terre a été un événement dramatique et extrême dans un pays ainsi considéré déjà en période normale. Les journalistes se sont jetés sur la nouvelle et ici, nous ne nous serions pas attendus à autre chose. Ainsi, nous avons vécu cela comme la conséquence « normale » de cet événement.
Continuez-vous aujourd’hui à travailler à la reconstruction de Port-au-Prince et sur les conditions de vie des personnes évacuées ?
Je n’ai pas continué à prendre des photographies de la situation. Des pistes, j’en vois tous les jours, mais pour me mettre au travail j’ai besoin d’un projet, de trouver un discours à suivre, et d’avoir une idée précise de ce que je peux en faire dans le futur.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de la fondation MWEM active à Port-au-Prince (dont vous êtes le président et co-fondateur avec Laurence Magloire) ? Quels sont ses objectifs et réalisations ?
La Fondation MWEM (dont le nom en créole signifie « je me vois ») est née en 2003.
C’est un centre expérimental pour la communication visuelle qui a de nombreuses activités à son actif. Citons : les expositions photographiques, le ciné-club, les ateliers photographiques et d’apprentissage de Photoshop.
Aujourd’hui le projet Sinema Anba Zetwal est la seule activité de la Fondation : il s’agit d’un programme, dont s’occupe Laurence Magloire, de projections en plein air, en ville et dans les provinces. L’idée est de sensibiliser le public sur des questions spécifiques de prévention dont les thèmes sont proposés par des ONG.
Quels sont vos projets photographiques en cours ou à venir ?
Le 21 octobre prochain sera donné le coup d’envoi de mon exposition HAITI. ROBERTO STEPHENSON. FOTOGRAFIE 2000-2010 autour de mon travail récent. Celle-ci se tiendra d’abord au Musée des Cultures de Lugano, en Suisse, sous le commissariat de son directeur, Francesco Paolo Campione, qui en a eu l’idée. Ensuite, à partir de mars 2012, elle sera présentée au Palazzo Bertalazone de Turin. Elle inclut 120 photographies grand format qui touchent des thèmes tels que le paysage urbain de Port-au-Prince et d’Haïti, le tremblement, la tendopoli, ainsi que mon travail de portrait.
Dans l’introduction du projet de cette exposition, l’on peut lire : « Haïti est un voyage dans le paysage et dans la condition existentielle de l’homme haïtien contemporain (…) Cette exposition entend présenter l’image d’Haïti à travers le regard esthétique de Stephenson, dont l’oeuvre, outre le fait qu’elle nous présente un portrait à la frontière de l’idée même de reportage, exprime, d’un côté une relation passionnée, même si douloureuse, avec une réalité sans fard ; de l’autre, un lien visuel et chromatique tenace avec l’une des traditions artistiques les plus fortes de la culture américaine du vingtième siècle ».
Je participerai ensuite à la 9è édition de la Biennale de Bamako. A cette occasion, sera présentée une sélection de photographies issue de la série sur les tendopoli post-tremblement de terre.
A part ces projets du domaine photographique, celui qui me tient le plus à cœur ces temps-ci est la réalisation d’un village écologique que je suis en train de construire à Jacmel, une petite ville sur la mer, située au sud d’Haïti. La partie la plus passionnante de ce projet est la recherche de solutions écologiques dans les différents secteurs de construction qui sont disponibles sur la toile.
Construire avec la terre, peu de bois et de la paille pour les toits ; éliminer les fosses biologiques par le biais de toilettes sèches, ré-utiliser les eaux grises pour irriguer le jardin, créer des piscines à eau marine, utiliser des fourneaux à haut rendement qui fonctionnent en brûlant des feuilles sèches et des rameaux et, bien sûr, produire de l’énergie électrique et de l’eau chaude avec des panneaux solaires.
Ces solutions s’étendent également à la purification de l’eau pour la rendre potable et au rafraîchissement passif induit par une architecture spécifique et une atmosphère générale de bien-être.

1. Haïti Royaume de ce monde, Agnès B., 17 Rue Dieu, 75010 Paris, du 8 avril au 18 mai 2011.
2. 54è édition de la Biennale d’art de Venise, Haiti Kingdom of This World, Fondazione Querini, Venise, jusqu’au 31 juillet 2011 : [ici]
3. L’exposition sera présentée en Haïti en 2013.
4. Ceci à l’exception d’une seule photographie de la série Terremoto, sur laquelle, dans la partie droite de l’image, trois corps enroulés dans des draps sont visibles.
Quelques liens supplémentaires pour compléter la lecture :

> Exposition « Haïti, royaume de de monde : [ici]

> L’exposition Haïti Royaume de ce monde présentée à la Biennale de Venise entretien d’Ayoko Mensah avec Sylviane Tarsot-Gillery, directrice générale déléguée de l’Institut français : [ici]

> Le « chaos merveilleux » des artistes haïtiens [ici]///Article N° : 10276

Les images de l'article
Série Tende © Roberto Stephenson
Série Tende © Roberto Stephenson
Série Terremoto © Roberto Stephenson
Série Tende © Roberto Stephenson
Série Terremoto © Roberto Stephenson
Série Tende © Roberto Stephenson
Série Tende © Roberto Stephenson
Série Terremoto © Roberto Stephenson
Série Tende © Roberto Stephenson





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