Paul Wamo Taneisi : “Je porterai moi-même ma carte géographique”

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Poète, interprète, slameur, Paul Wamo Taneisi est l’auteur de deux recueils de poésie et de plusieurs spectacles. Depuis Tahiti, il pose plusieurs réflexions sur son rapport à sa terre natale, la Kanaky, et à la France hexagonale. Démarche de création, représentations, histoire, mémoire, qu’est-ce qu’être Noir de France, quels liens tisser entre la Kanaky et les luttes africaines sont quelques-uns des sujets abordés dans cette interview rythmée par des poèmes de l’artiste. Propos recueillis par Anne Bocandé dans le cadre du projet « Nouvelles cartographies- Lettres du Tout-Monde » dont la mise en scénographie est présentée  ce vendredi 18 septembre à La Condition Publique à Roubaix. 

« Je porterai moi-même mon nom, moi-même mon verbe, moi-même ma carte géographique« , écris-tu.  Dans ce projet « Nouvelles cartographies », nous questionnons justement la manière d’Habiter le monde. Quelle est la place actuelle de la Kanaky selon toi sur la carte du monde ? Et quelle serait ta carte géographique à laquelle tu fais référence dans ce texte ?

Nous sommes absents des radars, en France, en Europe et dans le Monde. On ne nous regarde pas, on ne nous entend pas, on ne se montre pas assez, on ne parle pas assez fort, on est trop petit, on est trop loin… Il existe plusieurs cartes du Monde, celle vue d’Europe, vue des Etats Unis, vue d’Afrique etc. En fonction du point de vue, chacun se place au centre. Toutes les cartes que l’on m’a montré à l’école, à l’université, à la télé, sont des cartes où l’Europe est au centre. La région Pacifique Sud, l’Océanie, est située sur les extrémités de chaque bord, coupée en deux, comme si on n’existait pas, comme si nous n’étions pas important, comme si nous étions aux abords du Monde. Cela joue dans l’inconscient collectif. C’est une vue qui s’est imposée et s’est infiltrée dans nos pensées. J’ai trouvé, il y a quelques années, une carte inversée avec les pays de l’Océanie au centre, dans un immense océan bleu. Je l’utilise beaucoup dans mes ateliers. J’étais, soudain, fier d’appartenir à cette région du Monde, fier de mon océanitude, d’appartenir au plus grand océan du Monde, plus grand que l’Europe.  Cette carte inversée m’a désaliénée. Quand j’ai vu cet immense espace bleu, j’ai pensé aux pirogues, aux navigateurs polynésiens, à l’infini, à l’horizon que l’on dépasse. Cette pensée archipel’air qui ne se limite pas à un espace mais va “à la découverte de”. Qui affirme que tout est mouvement. Et je me suis vu. J’ai vu Fanon avec «  il ne faut pas chercher à fixer l’homme puisque son destin est d’être lâché ». Plus loin j’entends Edouard Glissant et Jean-Marie Tjibaou avec «  la reformulation permanente ». Quand je dis que je porterai moi-même mon nom, mon verbe et ma carte géographique, je me positionne en tant qu’individu, en tant que peuple intime, en tant que Paul WAMO Taneisi, Kanak rhizome.

Il y a quelques mois un documentaire est sorti autour de ton parcours, sur ta terre natale, la Kanaky : Je demande la parole. Pourquoi ce titre ? A qui, pour qui et pourquoi demandes tu la parole ? 

Ce titre fait référence à la parole que l’on demande dans les discours rituels kanak qui ouvre et ferme chaque évènement (deuil, mariage, demande en mariage, punition, etc.) Cette parole se donne entre les individus, les clans qui se rencontrent et échangent pendant ces évènements. Par exemple sur mon île, quand on entre pour la première fois chez quelqu’un, avant d’entrer, on lui présente un « qëmek » qui se traduit par « visage » et qui se manifeste par un discours rituel. Dans ce discours (et dans chaque discours), on commence par dire qu’on prend la parole, avec humilité. Ensuite on remercie l’accueil qui est fait à notre égard, puis l’hôte prend à son tour la parole pour remercier la parole posée. On ne rentre pas n’importe comment. J’ai choisi ce titre pour le documentaire, car la parole que j’y prononce, est destinée à mon Pays, à mon île. C’est une déclaration d’amour, à la veille du référendum. Je lui parle de mes rêves, de mes espoirs, de ma rage, c’est très intime. Je ne parle pas au nom de ; « je parle en mon nom ». C’est une manière pour moi de laisser une trace sur laquelle ceux et celles qui viendront après moi pourront venir se poser, réfléchir, voir critiquer.

Peux-tu nous parler de ton rapport à la Nouvelle Calédonie et comment ta pratique artistique s’y est développée ? 

La Nouvelle Calédonie est mon pays, mon caillou. J’y suis né, j’y ai grandi, c’est mon point de départ. Plus précisément l’île de Lifou. La Nouvelle Calédonie est un archipel composé de trois îles et d’une Grande Terre. L’organisation spatiale kanak se partage en Pays ou Aire, et à l’intérieur, chaque organisation sociale s’articule autour de clans et de chefferie.  Chaque clan a un devoir à rendre vis-à-vis de la chefferie. Personne ne sert à rien, chacun a un rôle à jouer, une place. J’ai quitté mon pays il y a six ans – 2014- pour développer ma carrière artistique en France. J’ai écrit mes premiers textes en 2000 puis à les dire en 2003. Dire des textes a cappella était novateur. Le slam n’avait pas encore explosé en France et n’était pas pratiqué au Pays. On me qualifiait alors de « conteur » de « diseur », de « clameur ». Je ne savais pas moi-même comment me définir, je disais mes textes c’est tout. Puis j’ai été publié en 2006 avec Le pleurnicheur : un recueil de poèmes. Mon nom commençait à s’ancrer dans le paysage culturel du pays. Et Grands Corps Malade a tout explosé en France et avec lui la pratique du « slam » et on a fini par me coller cette étiquette. J’ai ensuite publié en 2008 J’aime les mots : un recueil de textes accompagné d’un CD. Puis je me suis lancé dans deux créations artistiques de spectacle vivant, Shok ?! en 2010 avec une troupe de danse traditionnelle kanak et une troupe de danse contemporaine kana, puis une performance solo en 2013 …EkoooO…présentée au Quai Branly lors de l’exposition Kanak l’art est une parole. J’ai aussi collaboré à des projets collectifs, organisé des scène slam, etc. Tout cela a fait que mon travail artistique, mon nom et la pratique du slam s’est ancré dans le paysage culturel du Pays. Depuis, plusieurs groupes de slam se sont formé, des ateliers se sont développés en milieu scolaire, des concours de slam etc. 

“Je m’attache dans tous les cas à me défaire de toute forme de confinement identitaire.”

Tu me disais que ta décision de pratiquer ton art en France hexagonale a été nourri d’une phrase de Jean-Marie Tjibaou. Peux-tu nous en parler ? 

« Si on ne se montre pas on pense qu’on n’existe pas » disait Tjibaou … Nous sommes la minorité invisible en France. L’histoire de la Nouvelle Calédonie, de la culture kanak, des peuples kanak, sont inconnus au bataillon du récit français…Nous faisons partie de cette France dites des OUTRE MER, comme perdue de l’autre côté de la mer. Je trouve cette nomination péjorative. Nos grands-pères ont participé à la Première Guerre Mondiale, en tant que tirailleurs kanak. A cette même époque, en 1917, une guerre a éclaté en Nouvelle Calédonie, entre l’administration coloniale et des groupes rebelles kanak du nord du Pays qui refusaient de se faire enrôler dans la Grande Guerre. Cette histoire ne se trouve nulle part dans la mémoire collective de France, dans aucun livre ni aucun programme scolaire, dans aucun monument historique.

L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs et la France n’a toujours pas assumée cette part de son histoire et donc de son identité. Tout cela participe à l’Oubli, à la négation de nos histoires, au mal être… C’est comme si on marchait avec un caillou coincé dans la chaussure mais qu’on faisait comme s’il n’existait pas. Alors on boîte, on grince des dents, on saigne, on se regarde mal, on fait grossir la rancune et la haine. La France n’ira pas bien tant qu’elle ne reconnaîtra pas toute son histoire. Le désir de faire connaître mon travail en France participait à dire que mon Pays n’est pas une carte postale, que je viens d’une culture dont la richesse de pensée peut nourrir l’Humanité et pas seulement les musées d’arts primitifs ou les cours d’anthropologie, d’ethnologie et autres matières scientifiques qui nous dissèquent comme des rats de laboratoire. Dire et montrer en France, à travers mon travail, que les Kanak existent à l’heure d’aujourd’hui.  Dire notre humanité et notre complexité.

Nous souvenons-nous ?
Nous souvenons-nous ?
 
Ils ont pris l’Uniforme
Vogués loin de l’île
Tirailleurs Kanak
Enrôlés dans la Grande Guerre
Appelés par Mère Patrie
Qui perdait sur son front
Trop de soldat trop de sang
Aux Armes Bon Sujets
Formez votre Bataillons
Aux Armes Colonisés
Servez-nous de chair à canon
Nous souvenons nous ?
Nous souvenons nous ?
 
Ils ont pris l’Uniforme
Vogués loin de l’île
Embarqués dans la Grande Guerre
Dans ses tranchées
Au nom de la France Colonie
Pays des Droits de l’Homme
En échange d’une dignité
Qu’elle leur avait dépossédé
 
Alors Ils ont pris l’Uniforme
Vogués loin de l’île
Certains ne sont jamais revenus
Tirailleurs Kanak
Aujourd’hui voici mes mots
Comme une bougie dans ma mémoire
Pour me rappeler votre sang
Versé sur leur sol
Pour sauver notre Histoire
Dans leurs Grandes histoires
 
Nous souvenons-nous ?

Nous souvenons-nous ?”

Te souviens-tu de la première fois où tu es venu en France hexagonale? Dans un de tes textes tu écris : « La première chose qui tape / Pour les visages pâles / C’est la couleur sombre / Qui se colle à ma peau / Alors les questions se posent / Sur l’origine de mon ombre ». Ce rapport au regard, à la représentation est très présent dans plusieurs de tes textes. Je pense à « Sortir de », « Rhizomes » ou encore « On nait pas pareil ». Peux-tu nous parler du processus de création de ses textes ? 

Les textes que tu cites ont été écrits à partir de mon expérience de l’altérité en France, du regard que l’on pouvait porter sur moi du fait de mes origines ou de la couleur de ma peau. J’ai senti le poids de la couleur de ma peau, le poids d’être un Noir en France, un « Noir négatif », c’est-à-dire ;  l’Autre qui est sombre, qui n’est pas comme nous,  qui n’est pas Français ou un sous-Français,  Noir qui dérange, Noir troupeau, qui n’est pas humain,  qui vole notre pays, Noir bizarre, Noir dangereux, qui excite, qui baragouine,  le Noir magique,  NOIR qui fait peur,  le colonisé, le profiteur, le sous homme, l’éternel enfant, l’éternel objet, l’éternel sauvage, l’éternel en colère, celui qui n’est pas à sa place ici. Le Noir c’est sale, c’est mauvais, ça ne parle pas, ce n’est pas humain. Le Noir c’est celui qui crie, qui est en colère, qui n’aime pas le Blanc ; Le Noir c’est le sorcier, le cannibale, l’être nature. Le Noir c’est l’éternel enfant, l’éternel énervé, l’analphabète, le colonisé, l’animal blessé, le non civilisé, le non éduqué, celui qui meurt de faim. Le Noir c’est celui qui attend le Blanc au coin de la rue pour lui faire sa peau. Le Noir c’est le drôle, le clown, l’animal de cirque, le domestique, l’esclave.   
Ce Noir-là construit de toute pièce par une pensée raciste qui trouve ses racines dans l’histoire coloniale et esclavagiste.  « Noir / Blanc » : J’ai toujours été contre cette façon de nommer, d’être ou de se nommer par la couleur de la peau, je suis plus qu’une couleur de peau. Je préfère passer par la complexité que par des raccourcis rapides qui faussent l’appréciation de l’Autre.

« SORTIR
des même nominations
des même verbes
des même adjectifs
formulés par d’autres pour nous dire
pour nous parquer
extérieurs de nous-mêmes
MINORITES VISIBLES
INVISIBLES 
EXTRA VISIBLES
FRANCOPHONE
FRANCOPHILE »

Quand nous sommes arrivés en France, un ami me dit « tu devrais postuler à la télé, la France manque de minorité visible ». C’était la première fois que l’on me désignait ainsi. ça  m’a fait tellement bizarre, comme un miroir où se reflétait un visage que la France me donnait et qui n’était pas le mien. En Nouvelle Calédonie, cette distinction forte « minoritaire » / « majoritaire » ne fait pas partie des termes employés. Au Pays pour désigner ou catégoriser les différentes communautés, nous avons d’autres terminologies spécifiques à la problématique identitaire. La Nouvelle Calédonie fut une colonie de peuplement et de ce fait, les différentes communautés qui font la Calédonie d’aujourd’hui posent la question du vivre-ensemble ; il y a les peuples autochtones : les peuples kanak ( je ne dis pas « le » car nous sommes multiples )  puis les communautés dites «  victimes de l’histoire » – les descendants de bagnards, d’algériens déportés, de vietnamiens, envoyés pour l’exploitation du Nickel- les expatriés plus récemment, et encore d’autres.  A travers mes textes et à chaque fois que j’ai la possibilité d’échanger, je démontre et dénonce tous les « a priori », les « étiquettes » qui peuvent se coller sur le fait d’être kanak, d’être noir…

Déconstruire cette imagerie ancrée dans la conscience collective. De dire qu’avant d’être un « nous » je suis d’abord un « je ».  Dans la plupart de mes interactions, on aime m’encadrer dans une unité en oubliant ma part d’individualité, comme si j’étais un spécimen à englober dans une catégorie, dépourvue de pensée individuelle. C’est ce regard que j’essaie de dénoncer et de contredire. Ce discours là je ne le tiendrai pas au Pays, puisqu’au Pays, je ne suis pas sujet à ce type de regards. Ce sont d’autres type de regards, de rapports auxquels je suis confronté et que je travaille aussi à déconstruire. 

Je m’attache dans tous les cas à me défaire de toute forme de confinement identitaire. En France j’ai toujours senti ce regard condescendant ou fantasmé du kanak magique qui sort de sa forêt. Un regard hérité du colonialisme, de l’européocentrisme, un regard raciste, qui se manifeste parfois de façon innocente et parfois frontalement. On peut parler des zoo humains qui sont ancrés dans la mémoire collective de l’Europe, on peut parler de Pierre Loti, de Paul Gauguin et d’autres écrivains/artistes européens qui ont contribué à faire circuler cette image-là, à l’ancrer, ils ont peint l’africain, le polynésien, le kanak, le sauvage comme on peint un animal sans bouche ; quoique je fasse, quoique je dise, cette imagerie continue de me suivre que je sois en France, en Allemagne ou en Belgique.  Et c’est encore plus fort dans le domaine artistique et dans l’industrie musicale en France. 

C’est-à-dire ? 

J’ai découvert la catégorie « musique du Monde », une case pour laquelle dit-on j’étais fait. Les lignes ont bougé, mais cela reste toujours un regard paternaliste qui prédomine cette classification. J’ai dû jouer la carte « culture kanak » pour pouvoir entrer dans le circuit mais je ne me suis pas senti bien, comme une imposture, j’avais l’impression d’être une marionnette au service du marché colonial de la musique. Une partie de mon discours se résume à défaire cette vision fausse en me rapportant à ma propre expérience. Oui je suis kanak, et je suis aussi Rhizomes, multiple, avec mon propre « je », je ne suis pas un être magique, je ne suis pas un expert en anthropologie kanak, je suis moi avec mon éducation, mon histoire personnelle, mes origines, ma pensée propre, mes rêves à moi et ma vision du Monde.

 
“Nous parlons Rhizomes
Raçinons à l’Horizontale
Déraisonne lignes droites
Dés-écriture
Tremblez !
Tremblement
Nous sommes pour un tremblement des murs
Pour une envie de rire
face à la connerie du genre
Rhizomes
Je rhizome”

Pour te donner quelques exemples de ces expériences de l’altérité ; en Guadeloupe, invité pour un festival, pendant un de mes ateliers, un participant s’est étonné de m’entendre dire que les peuples kanak sont des peuples autochtones. Pour lui, du fait que nous sommes noirs, nous avions forcément été embarqués sur des bateaux esclavagistes au même titre que les Guadeloupéens, les Martiniquais, etc. De la même manière, un ami africain qui vit à Marseille, était étonné d’apprendre qu’il y avait des Noirs en Océanie. Pour lui, tous les Noirs sont africains. Cela me fait penser à un festival où j’ai été invité il y a deux ans, qui définissait nos peuples comme  » des Peuples Invisibles ». Mais ce ne sont pas nos peuples qui sont invisibles mais vous qui ne nous voyez pas, et / ou qui vous prenez pour l’Œil qui voit tout. J’ai refusé d’y participer. J’en ai marre de ces  regards qui zieutent nos peuples comme des animaux blessés qu’il faut secourir.  Qu’on parle pour nos peuples, qu’on s’organise pour nous comme si nous n’étions pas capables de nous mettre debout tout seul. En France ce type de regards est très fort. Même quand il est de « bonne intention ».

Autre exemple : la période dites des « évènements » est une période de revendication politique identitaire kanak menée de front par le FLNKS face à l’administration coloniale, une période de guerre civile. Une période qui est resté gravée dans la mémoire de beaucoup de Français. Certains pensent que le pays est figé sur cette période. Or il est devenu plus complexe. Pendant la période du référendum en 2018, certains journalistes ont ressorti tous les clichés de cette période. Dans mes différentes interventions en France, je m’attache à rétablir une images juste du Pays et des Kanak à l’heure d’aujourd’hui. 

Tu questionnes notamment la relation coloniale de la Kanaky avec la France en rappelant les ponts à faire avec les luttes africaines et celles des « damnés de la terre ». Quelle est la place de Frantz Fanon dans tes influences ? 

Fanon tient une place importante dans mon parcours. Avant Les Damnés de la Terre j’ai rencontré Fanon avec Peaux Noirs Masques Blancs, lors de mes premiers mois en France, un choc. J’ai compris là que c’est le raciste qui a créé le « Noir », que je n’étais pas ce Noir-là, que cette nomination ne m’appartenait pas. Cela fut comme un soulagement. Cela m’a ramené à mon histoire personnelle et à la Grande Histoire. Le fait de partir de mon pays pour développer mes projets artistiques était une façon de dire que nous sommes “capables de”, capable d’aller plus loin et de faire plus grand, que nous pouvons pousser nos limites, que nous pouvons voir plus loin que nos espaces, que nous pouvons dépasser l’horizon qui nous fait face, que nous pouvons aspirer au Monde. Que ce n’est pas parce qu’on vient d’une petite île, qu’on est des petits humains. Que ce n’est pas parce qu’on naît kanak qu’on ne peut pas. Se dépasser, franchir l’horizon, s’affranchir de ce fameux complexe d’infériorité et dire que nous pouvons aspirer à voir grand. Je me rattache toujours à la navigation océanienne, à la pirogue, à nos ancêtres et surtout aux peuples polynésiens, qui à travers la navigation avait cette pensée archipel’air ancré dans leur mouvement, aller plus loin pour voir ailleurs, ils n’avait pas peur de franchir l’horizon, de dompter l’inconnu en ayant comme seul guide le ciel étoilé. Quand tu regardes comment les peuples polynésiens ont peuplé le Pacifique, ils avaient cette pensée hors limite. Et cela je le rattache autant pour l’espace terrestre et maritime que pour l’espace intérieur de chacun. L’horizon pour moi est une invitation au dépassement. J’ai découvert ensuite  Les Damnés de la Terre qui reste pour moi un manuel de référence.  Une référence pour ce qui se joue actuellement au Pays.

Autre auteur important pour toi : Epeli Hau’ofa.

C’est un essayiste écrivain anthropologue tongien, de l’île de Tonga qui a écrit sur la pensée océanienne. Il a écrit trois essais de référence sur la pensée océanienne, traduit par les éditions Pacific Islander : Notre mer d’îles,  Notre passé à recomposer,  L’Océan est en nous. Dans ces essais, il déconstruit tout, casse le focus vu de l’Extérieur, montre comment à leur manière, les Océaniens pouvaient se réécrire, se réinventer, se réhabiliter. Qu’un penseur Océanien parle d’Océanie est important. On a toujours été vu, disséqué, raconté par l’extérieur. Même si les chercheurs, les historiens, les ethnologues, les spécialistes des kanak en France qui ont raconté le kanak ont permis de le faire connaître, cela a toujours été un regard extérieur et parfois malheureusement réducteur. Un des paradigmes que cet auteur relève de l’Océanien et de son rapport au temps est que le futur est derrière nous et le passé devant. Car le passé on le connaît donc on le voit alors que le futur on ne le sait pas, il est derrière nos yeux. Il dit aussi que notre histoire se lit à travers nos espaces géographiques :  les noms que l’on donne à telle pierre dans tel endroit fait référence à une histoire. Il dit aussi que l’Océanie est une mer d’île et non pas des îles dans un Océan, que l’Océan est l’espace où se joue les circulations, les relations. En Europe, le territoire c’est la terre, en Océanie, c’est la mer. On est ici dans un tout autre rapport à l’espace vital. Il réhabilite les légendes comme n’étant pas juste des légendes pour faire dormir les enfants, mais qu’elles racontent notre histoire. Il parle des Etats Unis d’Océanie. Tout son travail contribue à déstructurer le regard que l’Occident colonial a porté sur les peuples en les racontant seul.  Epeli Hau’ofa pousse à retrouver une part de dignité et de force pour pouvoir se mettre soi-même debout, à se raconter, se redéfinir, se renaître soi-même à travers ses propres références et non pas celles des envahisseurs. 

Mais en Nouvelle Calédonie Epeli Hau’ofa est inconnu au bataillon alors qu’il pourrait tellement apporté. Pourquoi ? Parce qu’Epeli Hau’ofa est tongien et que Tonga est une possession britannique, qu’on y parle anglais, que la Nouvelle Calédonie est l’un des seul Pays océanien colonisé par la France avec le Vanuatu et la Polynésie française. Parce qu’en Nouvelle Calédonie, la colonisation a coupé les liens qui nous unissait avec le reste du Pacifique et nous a attaché à son nombril.  Les puissances coloniales se sont partagées le Pacifique, les ont nommés à leur manière, ont délimité les espaces à leur profit, on réécrit l’histoire du Pacifique à partir d’eux, ont imposé leurs langues et leur pouvoir. Les seuls chercheurs anthropologues, historiens auxquels on se réfère pour nous dire sont français. Tout passe par la France… si tu veux faire de grandes études, tu pars en France, la langue de la réussite c’est le français, etc etc

Un de tes textes intitulé “Guérir” aborde la question du “care”, du soin, de la résilience. 

L’année dernière j’ai découvert le discours de l’écrivaine Léonora Miano dans le rapport colonisé/colonisateur, j’y ait trouvé des réponses qui me parlent, dont : « il faut pacifier à l’intérieur de soi son rapport au colon » La Nouvelle Calédonie est une terre dont l’Histoire coloniale a ancré profondément dans ses entrailles l’héritage de la Violence ; avec la colonisation, la spoliation des terres, l’indigénat, la négation et le vol de la culture, la perte de repères. Même si les générations neuves n’ont pas connu cette histoire, elle reste gravée quelque part dans leur pattes, idem pour les autres communautés qui ont fait souche par le biais du bagne, de l’exploitation du nickel… Tous nous avons comme héritage cette violence. La pensée de Léonora Miano me parle pour les peuples kanak, surtout ceux qui ont subi la colonisation de plein fouet. Cette colère, violence qui est en nous, nous empêche d’être en paix avec nous-même. Elle nous coupe les ailes. Souvent on reste accroché à elle pour se donner une raison de se battre, mais elle est parfois tellement lourde, nos poings sont liés. Dans ce texte, je fais référence plus précisément au processus de pardon, on attend que le colonisateur nous demande pardon, nous fasse des excuses. On attend, on réclame, on gonfle de haine.  Cette violence je l’avais en moi. C’était une haine qui était bien cachée et qui lorsqu’elle sortait m’incendiait totalement de l’intérieur. Cette haine me bouffait plus qu’elle ne m’élevait. L’année dernière j’ai participé à un documentaire sur le thème « cannibales et vahine » ou comment l’Occident a construit de toute pièces ces mythes fondateurs pour mettre à plat son assise coloniale sur le Pacifique. J’ai écrit et interprété quatre textes ; sur le choc culturel, sur comment ont été exposé nos grands-pères et nos grandes mères à l’exposition universelle, sur le fantasme sexuel de la vahiné et du cannibale et une carte blanche. J’aurais pu sortir cette Haine profonde de mon sac, mais à ce moment précis de ma vie, je marchais sur le chemin de la guérison et du pardon. J’étais en train de guérir de plaies ouvertes, dont cette haine que je ne voulais plus porter. « il faut pacifier à l’intérieur de soi son rapport au colon »…  alors je me suis dit que je n’attendrai plus d’excuses,  ni de pardon pour être guéri, je ne mettrais plus le sort de ma paix entre ses mains. Je l’éteins et j’avance,  sans oublier, je m’appuie sur cette trace pour aller de l’avant, pour me souvenir d’où elle vient mais elle ne m’empêchera pas d’être en paix. 

“Je te le dis en vérité
On veut passer à autre chose
Guérir oui Guérir
Apaiser le poids de cette souillure
Pour tout nos siècles à venir
Pour que la bouche de nos enfants
Ne répète pas les même blessures
Que ce sale souvenir
ne soit pas un fardeau
mais un élan pour leur futur
Pour des mémoires nouvelles
Pour des mémoires en marche
Pour des mémoires qui vivent
Nous nous raconterons nous même
En partant de la source qui reste
Et des choses qui nous viennent
Pour remettre à l’endroit
nos souvenirs à re naître
Nous avancerons penchés
Mais juste
Sans plus attendre que réparation soit faite
Nous nous réparerons tout seuls
Je te le dis en vérité
Nous guérirons par nous-même”

Entretien de Anne Bocandé avec Paul Wamo Taneisi. 2020

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2 commentaires

  1. jhona Mandjak le

    Un témoignage très puissant belle leçon d’un homme Libre qui a travers sa culture sont passés sont art fait un rapelle et une mise à jours sur la réalité de ce passé coloniales qui jusqu’à présent laisse derrière elle des traces indélébile dans beaucoup de territoires …
    Bravo 🌟🌊✨🙏🏿

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