Penser, représenter, exposer l’esclavage colonial

Réflexions à partir des expériences réunionnaises

Print Friendly, PDF & Email

Je suis né, j’ai grandi et je vis dans un pays, sans peuple autochtone, qui est né de l’expansion européenne dans l’océan Indien et, par conséquent, de la traite et de l’esclavage. Je vis donc dans un pays, La Réunion, où l’organisation spatiale, les rapports de domination et de production, les conceptions de l’espace public et de l’espace privé, du profane et du sacré, de la relation aux vivants et aux morts, les rapports de genre et de couleur, mais aussi les luttes et les résistances ont été, structurés par l’expérience collective du déracinement, de l’exil, du déni de la dignité humaine et des efforts constants pour créer une culture et une manière de vivre malgré et à partir de cette expérience extrême.

Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtaient aux portes de la négrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes. Nous vomissure de négrier Nous vénerie des Calebars quoi ? Se boucher les oreilles ? Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée ! Pardon tourbillon partenaire !
J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… des ricanements de fouet… des farfouillis de vermine parmi des lassitudes…
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

C’est un pays de l’océan Indien. C’est-à-dire qu’il est situé dans un espace large, dont les pays riverains sont peuplés de très anciennes civilisations, où la mer a servi à convoyer et à se faire rencontrer des personnes, des cultures, des idées, des rites, des marchandises depuis des millénaires. Un capitalisme marchand s’y est développé sur la longue durée, à la croisée des routes terrestres (route de la soie, routes interafricaines, routes du golfe) et des routes maritimes. C’est aussi un espace où les pratiques de servitude et d’esclavage sont anciennes. Les espaces de capture des futurs esclaves étaient relativement proches des colonies fondées par les pays européens, en particulier Madagascar situé à une ou deux semaines de navigation de Maurice (Île de France) ou de La Réunion (Bourbon).
Penser les esclavages coloniaux
Ces colonies doivent leur acte de naissance à l’esclavage, puisque ces îles étaient inhabitées avant leur colonisation par les puissances européennes (Hollande, France, Grande-Bretagne). La question de l’esclavage fonde l’histoire de ces îles où elle a été (est encore) occultée, déniée, mythifiée ou folklorisée. Exposer les esclavages coloniaux y est une nécessité. C’est une nécessité, en particulier pour La Réunion, parce que nous assistons aujourd’hui à une révision générale de l’histoire et de la culture réunionnaises sous la direction de la droite post-coloniale, opération que l’on pourrait résumer par les termes de « blanchiment », « effacement », « folklorisation », « francisation ».
L’importance de la traite et de l’esclavage colonial dans la transformation du monde, leur rôle fondamental dans la constitution de la modernité européenne ou la généalogie du racisme ou même de la « mission civilisatrice » et du discours paternaliste sont de plus en plus étudiés (1). Mais nombreux sont ceux qui se définissent – ou sont définis – comme descendants d’esclaves, et cette désignation – ou cette assignation – peut avoir des effets douloureux. L’esclavage colonial hante le présent, en raison d’un travail de deuil qui n’a jamais pu être accompli. Ce dernier ne peut se faire que si l’histoire complexe de l’esclavage est connue et dite dans l’espace public, que si les nations qui y ont participé l’intègrent dans leur historiographie et leur représentation nationales.
Le mot « esclave » a eu, par ailleurs, après les abolitions de l’esclavage et pendant toute la période coloniale, une signification profonde pour les assujetti(e)s, les dominé(e)s, les subalternes. Il a, encore aujourd’hui, une résonance singulière pour celles et ceux qui connaissent des expériences d’exploitation forcenée, de déni de leur dignité, de négation d’eux-mêmes comme sujets. Il faut prendre au sérieux le fait que tant de personnes aujourd’hui, dans le monde entier, définissent leur situation en se référant à l’esclavage. Il ne s’agit pas d’une métaphore ; c’est l’indication que la figure de l’esclave signale et signifie un rapport particulier à la domination ; que l’esclave n’est pas une figure morale mais bien une figure politique. En ce sens, « esclave » est une catachrèse extrêmement productive. Il est cela qui nomme l’insupportable ; cela qui vient nommer l’innommable en toute langue. Ce mot est, dans cette perspective, un espace palimpseste, polysémique, dialogique et conflictuel, où se lisent des enjeux politiques, culturels, sociaux, où s’élabore de manière pratique une théorie du sujet et de sa puissance d’agir. Penser l’esclavage colonial apprend à penser au pluriel, à prendre en compte la complexité et l’hétérogénéité des maîtres, des esclaves, des marrons, des libres, de leurs parcours. Cela enseigne aussi à redéfinir les pratiques et les stratégies de résistance, de négociation et de survie.
Un autre point important : celui des relations entre esclavage et littérature. L’un des héritages littéraires de l’esclavage est sans doute le conte créole. Les contes créoles, en effet, posent des problématiques liées à la souveraineté, à la ruse, à la gestion d’un territoire où des sujets différents et parfois en conflit arpentent les mêmes lieux et les mêmes temporalités tout en les vivant de manière différente. Vu ainsi, le conte n’est plus seulement une allégorie de l’esclavage, il énonce ce qui ne pouvait s’énoncer ni dans un espace public asymétrique ni dans le cadre d’un discours argumentatif toujours déjà encadré par le discours du pouvoir, à savoir les modalités de la lutte contre les maîtres, la gestion collective de l’espace, l’utopie du monde marron ou post-esclavagiste.
Dans une perspective proche, l’étude des récits d’esclaves a permis de montrer comment leur situation d’énonciation avait transformé l’écriture autobiographique et le discours sur soi d’une manière générale. Cela a entraîné la complexification des formes narratives qui ont abouti à des poétiques élaborées de narration à double ou triple narrataire, d’énoncés à double ou triple entente, à l’intégration de la polysémie comme élément majeur de production du discours et du texte.
Mais le rôle qu’a pu jouer la conscience des réalités esclavagistes dans la transformation même des poétiques littéraires européennes est encore sous-estimé. On a certes étudié les modalités de la représentation romanesque et théâtrale de l’esclavage et du marronnage (2). Mais peu de recherches ont été menées sur l’effet souterrain qu’a pu avoir la conscience du système esclavagiste sur l’écriture de la littérature pastorale d’un Bernardin de St Pierre ou sur sa sœur ennemie, la littérature libertine (sadienne ou non). Il semble approprié de questionner le lien secret qui unit les réalités et les perceptions de l’esclavage colonial et, par exemple, la fascination orientaliste des écrivains du XIXe siècle pour les esclaves féminins des harems. Il y aurait aussi à s’interroger, à un autre niveau, sur le rôle de l’esclavage et – plus largement, des colonies – sur l’invention ou les transformations du roman gothique européen, de la littérature parcourue par des fantômes, habitée par la terreur. Autrement dit, l’esclavage colonial, avec toutes ses pratiques, ses figures, ses crimes, ses luttes – et, au-delà, l’ensemble des pratiques coloniales – serait, littérairement, cet « hors là » – de et dans la culture européenne avec toutes ses variantes. On le voit donc, la question de la représentation – littéraire, artistique, muséale, performative – des esclavages coloniaux est une question complexe qui va au-delà d’une question de thématique, mais qui renvoie aux limites mêmes de ce que peut être une représentation en tant que forme et en tant que discours.
Esclavages coloniaux : discours et représentations
Représenter les esclavages coloniaux représente un vrai défi muséographique. Il n’est sans doute pas possible, pour nous, vivant au XXIe siècle, de nous représenter les réalités et l’intégralité de la traite et de l’esclavage, qui ont connu des formes différentes dans l’espace et dans le temps. Il faut donc penser à partir de cette absence, de cette impossibilité, de cet irreprésentable. Il est possible, en revanche, d’essayer de faire comprendre ce que cela pouvait signifier comme expérience de la terreur, de l’horreur, mais aussi de la résistance et des luttes, à la fois de manière localisée mais aussi de manière transcontinentale, transocéanique, mondiale. Il est donc fondamental de mettre en avant ses acteurs, leur subjectivité, la singularité de leurs parcours et de leurs vies, de même que la subjectivité des héritiers – nombreux et variés – des systèmes esclavagistes. Le discours muséographique devra donc privilégier la confrontation des voix et la multiplication des médias. L’objectif est de faire se confronter les voix des maîtres et celles des esclaves… et même le silence. La Réunion, par exemple, est face au silence des esclaves et des marrons. Non seulement les archives réunionnaises sur le marronnage ont été brûlées par l’administration durant les années 1960 du XXe siècle, mais les esclaves comme les marrons ont laissé peu de traces matérielles et discursives, sinon à travers des archives qui portent la marque du pouvoir, comme les minutes de procès par exemple. Il est souhaitable de ne pas masquer ce silence ; de le garder en tant que tel, en trouvant les formes muséographiques adaptées. Il faut en plus, bien entendu, le faire parler à travers les interstices des discours des maîtres et du pouvoir, à travers les révoltes, le marronnage, les délits et les suicides. Je vais prendre ici un exemple connu des créolistes puisque c’est, semble-t-il, la première occurrence écrite du créole réunionnais. Personne, à ma connaissance, ne s’est vraiment interrogé sur la signification d’un tel énoncé, rapporté par un greffier, dans le cadre d’un procès pour marronnage. Le voici : « Moin la parti marron parce qu’Alexis, l’homme de jardin l’était qui fait à moin trop l’amour ». Il s’agit d’un extrait d’une décision du conseil provincial de Bourbon, entre 1715 et 1720. Cette phrase est rapportée par un propriétaire réunionnais, H. Azéma, qui la commente de façon suivante : « La peur des châtiments suggérait parfois aux prévenus de singuliers moyens de défense. Elle est plaisante cette déclaration de Marie, la bonne de M. Ferrere qui a abandonné son travail pour commettre pour la seconde fois « le crime de marronnage ». À elle demandée pourquoi elle s’est enfuie pendant six mois, elle répondit… ». « Réponse plaisante », dit H. Azéma, formule reprise par Robert Chaudenson qui la rapporte dans son anthologie de textes créoles anciens de l’océan Indien (3). Cette réponse révèle que, contrairement à ce que la doxa réunionnaise a souvent répété, le marronnage a été une constante à Bourbon, et ce dès les débuts du peuplement. Nous savons, par ailleurs que, des premiers Malgaches arrivés au début du
XVIIIe siècle, tous les hommes ont immédiatement marronné alors que les femmes devenaient les concubines des Français venus de Fort Dauphin à Madagascar. Ici, la femme a marronné pour la seconde fois, nous dit Azéma, et pendant six mois.
Ce fragment silencieux permet de jeter une nouvelle lueur sur l’intensité et la durée du marronnage pendant tout le XVIIIe siècle, ce siècle que certains historiens n’ont pas hésité à qualifier de siècle de guerre civile. L’énoncé remet aussi en question les discours habituels sur la prétendue douceur de l’esclavage domestique et sur les relations de genre. Certes Marie n’est pas Nanny, cette femme qui a dirigé la résistance et la lutte des marrons à la Jamaïque (4), mais son inculpation par la justice et son procès renseignent en creux sur le rôle et l’importance des femmes dans le marronnage. De même ce procès déconstruit le discours sur la sujétion des femmes esclaves par rapport aux maîtres et demande que l’on reconsidère attentivement la question des maîtresses et des concubines esclaves. Il faudra donc relire, dans cette perspective, le rapport de Desforges Boucher (1710) (5) qui fait état de relations de couple harmonieuses entre hommes blancs et femmes noires au début du peuplement de Bourbon. Et il faudra le relire y compris pour déconstruire le discours sur la sexualité débridée des femmes noires si complaisamment construit par Desforges-Boucher et repris par tant de commentateurs. Quelle que soit la vérité de ce que dit Marie, son discours révèle quelque chose d’essentiel au niveau des relations de domination et de sujétion sexuelle, y compris ici, au niveau d’une dénonciation du viol colonial esclavagiste. L’argument avancé est bien qu’elle s’est enfuie pour échapper au harcèlement sexuel d’un homme. Mais la réponse de celle que le document nomme Marie est intéressante à d’autres niveaux. D’abord à propos de la question des langues, des processus de création d’une langue comme le créole mais aussi à propos des modalités de coexistence de langues différentes sur un même espace public. Le navire négrier, de même que la plantation, les montagnes des marrons, l’île tout entière, ne sont ni des endroits silencieux, ni des espaces monolingues. Ils doivent être perçus comme des espaces polyglottes et interculturels où s’entendent des langues qui conversent (6). Pier Larson a montré l’extrême importance quantitative de la langue malgache parmi les esclaves, les « apprentices », les marrons à Maurice. Il en est sans doute de même à La Réunion où cette langue coexistait avec le créole, le makwa, le swahili, le telugu, le malayalam. Les esclaves parlaient à la fois le créole et leur propre langue. De nombreux esclaves étaient sans doute plurilingues et pluriculturels. S’intéresser à la coprésence de ces langues permet de saisir une des modalités sociolinguistiques du système esclavagiste. Les langues sont visibles et audibles ; mais elles ne sont ni visibles ni audibles pour les maîtres.
Les conditions d’énonciation sont particulièrement importantes ici. Le procès de celle que le greffier appelle Marie est un procès pour récidive de marronnage. Cela signifie, si l’on s’en tient aux textes législatifs, que Marie risque l’amputation de la jambe et peut-être même la mort. Le discours de Marie est donc suspendu à une sentence de mort ; il est au risque de la mort (7). Cela signifie qu’il est des choses qu’il n’est pas possible de dire. Par exemple, l’identité d’Alexis. Il est remarquable que le greffier prenne soin de préciser qu’Alexis est « l’homme de jardin ». Cette précision est troublante. Si l’on ajoute foi à l’ajout du greffier, la réponse de Marie est révélatrice de la situation de violence qui règne entre les sexes dans le régime esclavagiste où le sex-ratio est particulièrement déséquilibré, en défaveur des femmes (8). Non seulement la plantation est en soi un camp de travail, mais c’est un espace de prédation envers les femmes. Est-il si évident qu’Alexis soit un esclave ?
Il n’est, bien entendu pas possible à Marie, qui risque littéralement sa vie ici, de tenir un discours sur la violence des relations de genre et des relations sexuelles entre maîtres blancs et esclaves domestiques noires. Dans un tel contexte, mon hypothèse est que le violeur, le harceleur n’est pas un esclave, qu’il ne s’appelle pas Alexis, mais qu’il n’est pas possible à Marie, à l’intérieur d’une telle situation énonciative, de tenir un autre discours. Elle signale donc en creux quelque chose qui est au cœur du système esclavagiste mais qui n’est ni dicible, ni scriptible, ni audible (9).
Mais il faut aller plus loin. Audrey Carotenuto, dans sa thèse sur les révoltes serviles à Bourbon (10), a montré quelle était l’ampleur de ces révoltes et des actes de résistance. Claude Wanquet, pour les cas mauriciens et réunionnais, a insisté à maintes reprises sur « le régime de terreur » qui est l’essence même du système esclavagiste (11). Il faut lire la plantation comme un espace où maîtres et esclaves ne vivent pas en synchronie et, peut-être, pas dans le même lieu. Le jour et la nuit n’ont pas la même signification selon que l’on est maître ou esclave.
Il en est de même des divers lieux de la plantation et, finalement, de tout l’espace. En tout cas ils ne le parcourent ni ne l’habitent de la même façon. Cette différence de temporalité et de spatialité dans la façon d’habiter le lieu a pour conséquence le fait qu’à la fois pour les maîtres et pour les esclaves, mais pour des raisons différentes, la plantation est un espace permanent de danger. Cela est encore plus vrai pour l’espace qui se situe hors de la plantation, celui des marrons et des chasseurs de marrons. En ce sens, il faut pouvoir lire la plantation à partir de son dehors. à La Réunion, par exemple, la nomination de l’espace est significative. Les montagnes et les cirques de l’intérieur de l’île, espace du marronnage, portent les noms que se sont donnés les marrons, les villes du littoral portent les noms de saints chrétiens. Mais même à l’intérieur de ces villes, certains quartiers auront des noms malgaches ou indiens. La nomination de l’espace est une sémiotique claire de la peur et de l’affrontement. Le système esclavagiste implique aussi, en raison même des relations de domination totalitaire qui le caractérisent, une peur constante et immense des possesseurs d’esclaves.
Il faut bien comprendre que la terreur est réciproque et, qu’en ce sens elle est structurelle du régime esclavagiste. Pour la plupart des Européens, les esclaves, pendant et après la période esclavagiste, sont d’abord, à l’instar de l’Orient (12), une image, une représentation, un texte, un discours. Plus précisément ils sont l’objet d’une représentation, d’une image, d’un texte, d’un discours. En ce sens, ils sont de l’autre côté d’une norme ; l’autre d’une norme sociale, politique, culturelle, de couleur. Il est indispensable, à mon sens, de montrer la traite et l’esclavage dans les îles à sucre, à la fois comme une expérience, un mode de vie hors normes, que nous pouvons difficilement nous représenter, mais en même temps, une expérience transocéanique et transcontinentale qui a été vécue et partagée par des millions d’êtres humains. Il s’agit de faire comprendre l’esclavage, non pas comme un hapax, mais comme une organisation rationalisée. Il est nécessaire de le situer dans la longue histoire des prédations (13) ; de le contextualiser dans l’espace et dans le temps.
Dans le cas de l’océan Indien, il faut resituer la longue histoire des migrations et des échanges Sud-Sud : la longue pratique des contacts et des rencontres, de la traduction et de l’interculturel. Mais il est aussi fondamental de ne pas essentialiser les esclaves et les marrons et de redonner à chacun sa singularité en reconstruisant ses itinéraires propres de vie et de mort (14). La représentation doit être capable de construire ces dispositifs polyphoniques d’où émergent à la fois la singularité des expériences et leur dialogue. On ne comprend pas sinon la variété, la complexité et, parfois l’aspect contradictoire des expériences liées à la traite et à l’esclavage. Mais on ne comprend pas non plus alors le foisonnement des héritages culturels et politiques et encore moins l’aspect touffu des processus de créolisation linguistique, littéraire, culturel, avec leurs dimensions apparentes et celles qui demeurent secrètes, masquées, réservées ; en attente de surgissement dans l’espace public, dans le lieu commun.
Leconte de Lisle a consacré une nouvelle à un marron, Sacatove. Dans ce court récit, le marron, souverain sur son territoire libéré, surgit dans l’espace du maître comme un fantôme, toujours dans son dos, de manière inattendue et inquiétante. C’est cette figure à la fois souveraine et inquiétante, terrible et insaisissable qui doit, comme l’a suggéré Achille Mbembe, à la fois hanter et habiter les espaces du musée. Personne ne peut plus aujourd’hui toucher le corps de l’esclave ou du marron ni être touché par lui. Personne ne peut plus le regarder dans les yeux. Mais comme le montre Leconte de Lisle, en surgissant dans le dos du maître, le marron voit au-delà de lui, et signale un avenir que ce dernier ne saurait imaginer, faute de perspective.
L’apparition des figures de marrons et d’esclaves a obligé les textes littéraires à explorer de nouvelles formes de récit, de discours, de représentation. Les créations issues de l’expérience de la traite, de l’esclavage, du marronnage ont bousculé les canons et conduit la musique à emprunter des formes inattendues dans lesquelles l’esthétique n’est pas séparée de l’éthique et du politique : bèlè, biguine, blues, calenda, calypso, chica, gospel, hip-hop, jazz, laguia, lewoz, maloya, rap, reggae, samba, séga… L’entrée de l’esclavage au musée aura à terme les mêmes effets sur la muséographie et la muséologie. Exposer la terreur et l’affrontement, les ruses et les négociations, le conflit des mots et des représentations, la présence et l’absence, le souverain et le fantôme implique de nouvelles approches de la fonction même du musée. En somme, exposer l’esclavage expose le musée lui-même à ses propres limites. Il le force à marronner.

1. Voir, par exemple, le récent ouvrage de Françoise Vergès, L’Homme prédateur. Ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps, Paris, Albin Michel, collection « Bibliothèque Idées », 2011.
2. Voir, entre autre, Léon-François Hoffmann, Le Nègre romantique. Personnage littéraire et obsession collective, Paris, Payot, 1973 ; Henry Louis Gates Jr., The Classic Slave Narrative, New York, New American Library, 2002 ; Arlette Frund, Écriture d’esclaves : Phillis Wheatley et Olaudah Equiano, figures pionnières de la diaspora africaine, Paris, Michel Houdiard, 2006 ; Christiane Chaulet-Achour et Romuald-Blaise Fonkoua (dir.), Esclavage. Libérations, abolitions, commémorations, Paris, Éditions Séguier, collection « Carnets », 2001 ; Sarga Moussa (dir.), Littérature et esclavage XVIIIe – XIXe siècles, Paris, Éditions Desjonquères, 2010.
3. 3- Robert Chaudenson, Textes créoles anciens (La Réunion et Île Maurice). Comparaison et essai d’analyse, Hamburg, Helmut Buske Verlag, « Kreolische Bibliotek », 1981, p. 3.
4. Cf. Jenny Sharpe, Ghosts of Slavery. A Literary Archeology of Black Women Lives, Minneapolis/London,University of Minnesota Press, 2003.
5. Antoine Desforges Boucher, Mémoire pour servir à la connoissance des habitans de l’isle Bourbon, 1710.
6. Il est important que les expositions sur l’esclavage fassent entendre ces langues.
7. Paul Gilroy parle de la conscience de l’esclave comme un « acte de deuil permanent ». Op.cit, p. 90.
8. Voir l’article déjà cité de Françoise Vergès.
9. Voir Gayatri Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, pour la traduction française.
10. Audrey Carotenuto, Les Résistances serviles dans la société coloniale de l’île Bourbon, 1750-1848, thèse, Aix-en Provence, 2006, 3 tomes, 1045 p.
11. Voir, par exemple, « Quelques remarques sur le régime esclavagiste et sa perception aux Mascareignes à l’époque révolutionnaire », communication présentée au colloque international Slave Trade, Slavery and Transition to Indenture in Mauritius and the Mascarenes 1715-1848, organisé par la Truth and Justice Commission, l’Université de Maurice et le CEMAF/Paris 1 du 11 au 13 avril 2011.
12. Cf. Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1984 pour la traduction française.
13. Voir Françoise Vergès, Op. cit.
14. Cf. par exemple, l’itinéraire et les voyages d’Olaudah Equiano ; les marrons réunionnais créant un espace de liberté et de souveraineté à La Réunion ; le Malgache Ratsitatanina, ancien prince, ancien chef de guerre, propriétaire et vendeur d’esclaves, participant à la traite entre Madagascar et les Mascareignes, exilé et fait prisonnier à Maurice en raison de son combat contre l’impérialisme anglais à Madagascar, exécuté sous l’accusation d’avoir dirigé une révolte de marrons ; le Réunionnais Furcy intentant procès sur procès pour prouver qu’il est un homme libre ; les femmes du chemin de fer souterrain aux USA.
///Article N° : 11527

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Un commentaire

  1. Suite à notre échange, nous profitons pour préciser aux adhérents qui ont accès aux publications en ligne de la Revue Africultures. De bien renseigner le mot de passe via leur clavier et non un copier/coller.

Laisser un commentaire