Perspectives du cinéma haïtien

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« Regards sur Haïti » a réuni du 26 au 29 octobre 2006 à Bruxelles sous la houlette de l’association belge Echanges et Synergie et du collectif français 2004images une série de réalisateurs et écrivains haïtiens autour de films et de concerts, mais aussi d’intéressantes tables rondes. Une occasion exceptionnelle de découvrir les problématiques du cinéma en Haïti. (1) En voici un compte rendu tardif pour cause de surcharge de travail mais que nous tenions arriver à terminer pour rendre compte de cette importante initiative.

Humanité meurtrie
Alors que les télévisions ne produisent que très peu, il existe en Haïti un bon nombre de producteurs audiovisuels indépendants. En général financés par des ONG étrangères, les documentaires ainsi produits subissent le formatage des œuvres de sensibilisation supposées à la fois éduquer et mobiliser, en prolongation de leur action. « On jongle avec les commandes. Notre première liberté est de les refuser. Il y a des compromis à faire », note la réalisatrice Rachèle Magloire. Mais si ce forçage pédagogique peut frustrer, les propos des films sont toujours extrêmement marquants. L’organisation par les adultes des enfants des rues en réseaux de prostitution est ainsi le thème de son film Kalfou plezi (1995, 42′). Le sida s’est propagé comme la foudre au sein de ces enfants sans défenses qui contaminent à leur tour dans des bordels ayant pignon sur rue.
« On essaye d’éviter le commentaire, mais la commande peut nous l’imposer : c’est la voix de l’institution », indique encore Rachèle Magloire lors d’une table ronde. Certes, la dominante reportage et une voix off explicative venant légender des images entrecoupées d’interviews de spécialistes dénotent l’imposition d’un formatage télévisuel. Mais le film trouve sa nécessité dans son ancrage dans le réel, une proximité que l’on retrouve dans Haïti entre le plaisir et la mort (1995) où de jeunes garçons se livrent aux touristes mais aussi aux Haïtiens. Alors que la législation évolue sur le viol, la prostitution enfantine reste intouchée. Lorsque des enfants sont placés dans des familles pour les servir, forme d’esclavage moderne appelée « reste avec », ils/elles sont souvent battus, maltraités, violés. La rue est une échappatoire où ils apprennent à vivre et en connaissent les contraintes. Ces films sont diffusés par des associations mais pas dans les écoles. Par contre ils passent à la télévision, « mais un peu n’importe comment, indique Rachèle Magloire, à chaque « journée de l’enfant » mais sans information qui les situerait, parfois coupés par un direct ». Pourtant, il faut souvent payer les télévisions pour qu’elles passent des documentaires, perversion d’un système où les ONG sont prêtes à foncer pour diffuser leur message.
La lutte contre le sida, catastrophe programmée à Port-au-Prince, fait l’objet de nombreux programmes. Dans La vi ka bèl pou tout moun (2003, 30′), Laurence Magloire réunit des témoignages de sidéens. C’est très parlé mais sans commentaire et en créole, rythmé par le chant d’une femme qui conte son histoire, et montre bien les préjugés qui empêchent de pouvoir se confier. « La révolution culturelle, notait encore Rachèle Magloire qui a travaillé aux actualités télévisées de 1987 à 91, c’est que le créole soit une langue qui va de soi pour le documentaire ». « La demande des diffuseurs est le français, indique la réalisatrice Anne Lescot, mais le créole restitue la parole et la pensée du peuple ». Elle dirige le collectif 2004images qui diffuse des documentaires haïtiens et assure un relais entre documentaristes tout en sensibilisant les publics français et belges aux productions haïtiennes.
Dans un pays où 80 % de la population vit au-dessous du niveau de survie et dans une ville où avec 1400 mm d’eau par an, il pleut deux fois plus qu’à Paris mais où seulement 40 % des deux millions d’habitants a officiellement accès à l’eau courante, l’écologie est également un thème majeur d’intervention, comme dans Port-au-Prince, ma ville (Puerto Principe Mio) de Rigoberto Lopez (2000, 57′) ou Port-au-Prince au goutte à goutte (Félix Vigné, 2005, 26′). Les bidonvilles n’ont pas d’eau potable et le chemin est long pour aller la chercher avec des bidons. Les canalisations ne sont pas étanches ou sont brisées par des titrages « vermicelles », des branchements sauvages. La population a doublé depuis 1980 du fait de la crise dans le monde rural, si bien que 1,2 million d’habitants vit dans des bidonvilles sans voirie et sans eau, et dont l’Etat ne contrôle aucunement l’urbanisation.
Faire d’une peur un courage
Les Enfants du coup d’Etat (Rachèle Magloire, 2001, 52′) évoque ces enfants du viol lors du coup d’Etat du général Cedras le 29 septembre 1991. Les violeurs circulent impunément, eux qui ont perpétré une répression systématique et planifiée, les femmes n’étant pas violées par hasard. Le film oscille entre documents d’époque et reportages sur le vif, honorant grâce à une réelle beauté du cadre et un montage bien rythmé ces femmes qui veulent témoigner et qui demandent justice pour retrouver leur place dans la société. Leur travail théâtral est émouvant, qui dépasse le témoignage pour transcrire angoisses, solitudes, folies. Les femmes se mobilisent contre la violence pour transformer la résignation en force positive et valorisante.
C’est bien cela le sens de ce cinéma documentaire. Au-delà de témoigner de réalités poignantes en essayant de répondre à la question de savoir comment on en est arrivé là, question essentielle pour avancer, il atteint une des grandes fonctions du cinéma : comment faire d’une peur un courage ? Documenter ces gestes de résistance à la peur, qui sont souvent des gestes d’art, est programmatique pour une société, mais au-delà d’elle pour tous ceux qui se demandent comment rendre espoir à une humanité meurtrie.
Les gestes de courage de ces héros modernes, ils sont multiples, comme la vie du journaliste Jean Dominique que retrace le célèbre réalisateur américain Jonathan Demme dans The Agronomist (cf. critique). Mais ils sont aussi anonymes comme dans Ayiti Jodi a : Vyolans ou Lapè ? (Haïti aujourd’hui : la violence ou la paix ?, Mario Delatour, 2006, 62′). Le film est financé par une bourse du gouvernement américain mais Delatour y instille son point de vue. En décrivant les spirales de violence liées à la distribution massive d’armes aux chimères, les bandes soutenant le président Aristide, les usines pillées entraînant le chômage, les kidnappings permettant d’engranger rapidement de juteuses rançons et perpétrés par des gangs impliquant aussi les réseaux policiers, la marginalité politique des 400 000 habitants de Cité Soleil, le grand bidonville de Port-au-Prince, qui les poussent à constituer des groupes de criminels armés et entraînés remplaçant un Etat inexistant, l’aggravation du fossé social, l’impunité généralisée, etc. c’est une profonde aspiration au dialogue et à la paix que documente Delatour parce qu’il évite le sensationnalisme qui détournerait le sujet vers le spectaculaire. Il y parvient en restant proche des gens, de leurs préoccupations et de leurs espoirs.
Le même Mario Delatour, qui aime les sujets chauds mais les traite avec cette même proximité, avait fait en 2005 Un certain bord de mer – un siècle de migration arabe en Haïti (52′) : dès la fin du 19è siècle, des migrants fuient les persécutions automanes contre les chrétiens, et en 1890, les premiers Libanais s’installent sur le bord de mer à Port-au-Prince, que la population locale appelle « les Syriens ». Très pauvres en arrivant, ils possèdent maintenant industries et supermarchés. La pression populaire aura empêché leur expulsion en 1911 mais, privilégiés par Duvalier, ils restent une classe à part. Si certains se maintiennent par la corruption, d’autres voudraient participer au développement du pays…
L’Histoire, à la source du politique
Mettre en lumière les problèmes de ce bout de paradis qui s’acharne à rester un enfer avec les contradictions de sa complexe Histoire semble en Haïti une nécessité vitale. Ce n’est qu’en comprenant comment on en est arrivé là qu’on peut espérer penser un avenir. Aidé de l’écrivain Gary Victor, Charles Najman s’est remarquablement employé dans Haïti, la fin des chimères (2004, 70′, cf. critique) à démonter les mythes. Najman laisse lui aussi la parole aux Haïtiens, démarche essentielle, et va au plus profond des bidonvilles pour y capter celle des exclus. Derrière ces chimères désabusés, bandes au service d’un Aristide qui ne fut qu’un nouveau despote, se profile la perpétuation de la frustration d’un peuple à qui on ne cesse de voler un Etat.
Le documentaire est ainsi un bon moyen de remettre les pendules à l’heure. L’Histoire haïtienne se résume à une quête toujours répétée de liberté. C’est ce combat contre la servitude qui intéresse Maxence Denis dans L’arbre de la liberté (2004, 65′), qui retrace l’histoire de l’indépendance haïtienne : en baladant sa caméra sur les gravures et les peintures d’époque, il raconte l’asservissement des Arawaks après 1492, ces Indiens accueillants qui ne tardèrent pas à comprendre ce qu’esclavage veut dire, et furent si radicalement décimés par les épidémies, l’exploitation et les massacres qu’il fallut les remplacer par des Noirs d’Afrique. Des spécialistes sont convoqués pour ancrer le propos, les documents sont multiples, pour une description méticuleuse des rapports de pouvoir et de l’inévitable métissage qui aiguisera les divisions et les conflits au sein de la classe dominante, ouvrant la voie à la révolution des esclaves. Boukman, puis Toussaint, le Spartacus noir, 1802, et enfin 1804, où le film se termine et une autre histoire commence.
De même, Frantz Voltaire combine interviews et archives dans Les Chemins de la mémoire (2000, 52′) pour retracer l’histoire contemporaine du XXème siècle jusqu’à l’arrivée de Papa Doc. Résidant au Québec, Franz Voltaire peut choisir un financement à plus long terme et agir de l’extérieur ; « J’accumule la mémoire pour la préserver pour le futur », dit-il. Il prépare également un livre sur cent ans de photographie haïtienne.
Culture de la marge
Ce sont deux femmes, Laurence Magloire et Anne Lescot, qui ont osé aborder de front la question de l’homosexualité en prenant dans le remarquable Des hommes et des dieux (2002, 52′) les Masisis pour sujet, ces travestis qui se prostituent à 90 % avec des homosexuels mais aussi avec de bons pères de famille. Ils sont à l’aise dans les temples vaudou « car on n’y croit pas au jugement dernier », et c’est cette tolérance du vaudou qui intéresse les réalisatrices qui ont mis un an à tourner le film, y revenant chaque semaine. Les homosexuels n’y sont pas jugés sur leur sexualité mais sur leur respect des règles du vaudou, lequel accueille les marginaux et les fous. « Cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire du vaudou quelque chose de pur », précise Anne Lescot, si bien que le film, montré devant des milliers de personnes sur la place du Champ de mars à Port-au-Prince, a déclenché de belles polémiques dans la presse. Se situant délibérément du point de vue des travestis, le film les respecte et met en valeur leur humanité.
Un des personages du film, Erol, est artiste et hougan, prêtre vaudou. C’est également le cas d’André Pierre auquel Arnold Antonin a consacré André Pierre, celui qui peint le bon (2003, 26′), un film qui explore le syncrétisme religieux en Haïti. André Pierre couvre tous les grands thèmes de l’iconographie vodou. Sa peinture initiatique n’a pas de prétention esthétique : « Je ne fais pas des beaux tableaux mais des bons, contre la maladie et les mauvais esprits », dit-il. Le documentaire se fait musée personnel d’un vieil homme qui nourrit une abondante famille en demeurant dans une extrême pauvreté et qui est mort peu après le film.
A la suite d’Hector Hypolite dans les années 40/50 ou encore de Préfete Duffaut ou d’André Pierre, l’étonnant Tiga a largement introduit le vodou dans la peinture haïtienne. Arnold Antonin lui consacre Tiga, rêve, possession, création (2001, 52′). Il fut un grand découvreur de talents, notamment des peintres de St Soleil, groupe qu’il baptise ainsi en accord avec son adoration du soleil, et se voulait avant tout un pédagogue, persuadé qu’en chacun se cache un créateur. Il a ainsi animé des ateliers avec les enfants et travaillé avec des malades mentaux. La folie de Tiga, « son incohérence créatrice », semble vouloir assumer les délires de son pays, en être l’incarnation. Il voulait sauver la peinture populaire haïtienne du folklore de l’Occident et fut l’un des premiers à avoir travaillé sur la récupération. Tiga Garou Jean-Claude est décédé d’un cancer le 14 décembre 2006, après avoir été nommé commandeur de la médaille d’honneur haïtienne par le Président René Préval trois semaines auparavant. « Il avait pris à bras-le-corps la folie du pays », dit le commentaire d’Arnold Antonin en ouvrant son film, film de mémoire et d’hommage au « dernier des grands surréalistes ».
André Breton avait découvert en Haïti que le surréalisme pouvait ne pas seulement être une doctrine esthétique mais aussi une vision du monde ancrée dans le vécu populaire, ce qui lui conférait une attache politique particulière. Mario Delatour lui donne écho en revenant sur cette époque dans sa biographie d’un des grands poètes haïtiens, Roussan Camille, 40 ans après… (2003, 52′) : à la fois grand journaliste et le poète d’Assaut à la nuit, il décrit Haïti comme « le phare avancé de l’antillanité dans la Méditerranée américaine ». C’est en effet un centre francophone littéraire où se rencontrent Wilfredo Lam, Sartre, Césaire, etc. dans une ambiance de grande ébullition intellectuelle. Mais Roussan Camille ne copie pas la littérature française et puise dans une base originale. Pour lui, Haïti est aussi « soir sanglant de l’Afrique » : « Mes ancêtres portaient leurs chaînes aux chevilles et aux poignets, moi je les porte aux cellules de mon cerveau ». Mort le 7 décembre 1961 à 49 ans, il combina littérature et politique, tenant des postes de conseiller dans différents gouvernements jusqu’au coup d’Etat de 1950. Proche de Castro, il avait pour message « le pain sur toutes les tables ». Delatour lui laisse largement la voix, s’appuyant sur une solide iconographie ou des illustrations oniriques ainsi que des retours sur les lieux de la biographie.
L’influence mutuelle entre le surréalisme et l’intelligentsia haïtienne a fait couler beaucoup d’encre. Sans vouloir forcément la déceler dans les écritures originales, l’œuvre filmée de Maxence Denis semble devoir au courant d’une écriture automatique. E pluribus unum (2002, 22′) s’intéresse à des artistes de la récupération. Les deux sculpteurs André et Celeur puisent leur inspiration dans le vaudou et font de leur lieu de vie dans un quartier populaire de Port-au-Prince un musée où les ferrailles s’assemblent tant et si bien que les gens croient à des objets diaboliques. Maxence Denis multiplie les zooms, fondus enchaînés et superpositions dans un montage saccadé. La caméra épaule galope sur les œuvres, le film devenant lui-même installation, la pixellisation débridée faisant partie de son expression plastique. En tant que vidéo artiste, Denis occupe ainsi une place particulière dans le paysage du documentaire haïtien, intervenant sur ses sujets plus qu’il ne les traite. Ses œuvres seraient à comparer aux ritualisations d’une Maya Deren qui était elle-même venue en Haïti en 1947 et 1951 filmer des cérémonies vaudou pour un film inachevé Divine Horsemen. The Living Gods of Haïti (qui sera complété et monté par Teiji & Cherel Ito en 1973-75 avec les bobines de Haitian Film Footage, lui-même inachevé).
Plaine du Nord de Jean-François Chalut (1984, 28′) montre les étonnants pèlerinages dans ce lieu mythique où ont débuté les luttes des esclaves pour l’indépendance du pays. Cela pourrait s’apparenter à St Jacques de Compostelle puisqu’il s’agit de la fête de St Jacques le majeur, mais le vaudou est passé par là et le pèlerinage amalgame des pratiques chrétiennes et africaines. La transe bossale, qui permet de s’élever par-dessus la peur, reste incontrôlée tant que l’esprit n’a pas fait son travail de possession. L’immersion dans l’eau évoque un retour à la matrice originelle pour une renaissance. Elle désintègre, abolit les formes, lave de ses péchés, purifie et régénère.
Haïti cœur battant, de Carl Lafontant (2003, 62′), dresse un parallèle entre des cérémonies traditionnelles japonaises et la fabrication du tambour en Haïti. La Japonaise Michiko Tatsuno, pianiste de jazz, découvre le pouvoir des rites haïtiens dans un magazine à Tokyo et décide de faire le voyage, occasion de rencontre Azor qui fabrique des tambours dans un quartier « jazz » de Port-au-Prince… appelé Tokyo ! Classiquement, cette plongée dans la musique traditionnelle permet à Michiko de mieux appréhender la sienne, avant qu’une rencontre musicale ne puisse clôturer le film. La voix-off appuyée insiste sur les pulsations ressenties dans les musiques, le carnaval voire un marché perçu comme une grande chorale, tandis qu’un montage parallèle et des ralentis cherchent une poésie unifiant les deux cultures.
Festival de théâtre des quatre chemins (2006, 40′), réalisé par la FOKAL, montre un collectif d’artistes haïtiens qui depuis 2003 font un festival gratuit de théâtre devenu une des principales manifestations culturelles en Haïti. La résonance de pièces liées au chaos et la folie comme Mistero Buffo de Dario Fo ou Ubu-roi est très forte, de même par exemple que MounFou (les fous) par la Kompagnie Théâtre Kréole. Le combat sans moyens de cette bande de comédiens est un beau témoignage de l’inscription du théâtre dans la citoyenneté, sous-tendue par une idée de fond que nous pourrions appliquer à l’ensemble de films visionnés : l’espoir coûte que coûte !
Rareté de la fiction
Haïti réalise peu de fictions notoires, encore moins en longs métrages, mais comme partout ailleurs, les films sont piratés et des séries B massivement diffusées en vidéo mais aussi les films nationaux. Des fictions notamment paysannes tournées en vidéo rencontrent un énorme succès, ce dont témoigne l’analyse historique d’Arnold Antonin publiée en parallèle à cet article (n°6821). Lui-même s’est essayé dans le cinéma populaire urbain avec Le Président a-t-il le sida ?, film de sensibilisation sans prétention mais très réussi, entraînant et plein de rythme, mêlant romance et problématiques sociales. Un sosie de Dao, « Président du konpa », surnom d’un chanteur connu, se fait passer pour lui pour draguer la fille qu’il aime mais cela devient bien sûr plus compliqué qu’il ne le prévoyait…
Depuis 2002, l’opération Cinéma sous les étoiles (sinema anbazetwal) projete durant une dizaine de jours des courts métrages et documentaires mais aussi des fictions à travers le pays, dans les petites villes et les villages mais aussi dans les quartiers chauds de Port-au-Prince, accompagnés d’une animation musicale. Le succès est assuré.
Le festival montrait un seul long métrage de fiction haïtien, le magnifique et poignant Homme sur les quais de Raoul Peck (1993, 105′). Il était accompagné du passionnant Vers le Sud de Laurent Cantet (2005, 115′), mais aussi de l’historique Gouverneurs de la rosée de Maurice Failevic (1974, 107′). Situé en 1935, basé sur le célèbre roman écrit juste avant sa mort par le fondateur du parti communiste haïtien Jacques Roumain, le film illustre avec lyrisme la nostalgie de la solidarité en vigueur dans le milieu paysan. « Je suis fait avec ça, cette terre-là. Nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous. Nous sommes une force et nous ferons une assemblée générale des gouverneurs de la rosée ! » : la réconciliation devra passer par le sacrifice pour dépasser les haines historiques mais elle se fera pour que le village retrouve l’eau nécessaire à sa survie. L’intérêt des vivants passe avant la vengeance des morts : le film se termine sur une scène d’une grande beauté où le groupe des villageois enfin réunis chante et danse en marchant vers nous jusqu’à ce que nous puissions presque les toucher. Il a été tourné à Gantier avec des acteurs non-professionnels mais en français, langue du roman.
Roble de Olor (Parfum de chêne) du Cubain Rigoberto Lopez, déjà vu au Fespaco 2003, mêle la romance au drame pour décrire le rejet par la société cubaine de 1810-1825 d’une belle Haïtienne, compagne d’un dirigeant de plantation allemand mais fidèle à la religion de ses racines. Tous deux s’entendent pour laisser à leurs esclaves un maximum de liberté et les encouragent même à monter… un orchestre de chambre jouant Haydn. C’est assez manichéen et emphatique mais à replacer dans le contexte cubain où il n’est pas simple de rompre avec les préjugés contre les Noirs (cf. le dossier Cuba l’Africaine d’Africultures n°17). Ce plaidoyer pour la tolérance est destiné, selon le réalisateur, « à provoquer le débat à Cuba où le racisme est encore présent ».
Court métrage célébré un peu partout et même en sélection officielle à Cannes en 2004, L’Evangile du cochon créole de Michelange Quay (19′) réussit un condensé distancié, critique, provocateur et parfaitement déjanté de l’histoire haïtienne à travers son évocation du cochon créole que l’on saigne sans merci, dans le monde comme à l’écran. Le baptême du cochon a beau invoquer la prospérité et en appeler à la diaspora, les petites défections continuent de faire les grandes rivières ! « In God we trust » : la formule américaine ne s’applique pas à l’île sous influence et le long travelling final qui s’élève dans le ciel new-yorkais replonge où il est parti. Les Haïtiens restent condamnés à regarder la mer. La force de ce film qui manie l’ironie avec une certaine amertume est d’être sans cesse signifiant. Son flux d’images, même surprenantes voire déroutantes, connote une vision choc du merdier de l’Histoire haïtienne qui s’impose dans l’ambivalence mais sans ambiguïté.
Retour en Afrique
« J’en ai voulu à l’Afrique car ils ne m’ont pas pleuré, ce sang de ma mémoire, comme dit Césaire, ils ne nous ont pas dit : où êtes-vous ? revenez ! » Toto Bissainthe, magnifique actrice, née en Haïti, longtemps exilée, descendante d’esclave d’Afrique, est de passage à Dakar en cet hivernage 1989. Elle est seule face une mer assourdissante, porteuse de sa culture « née d’une saignée, d’un arrachement ». « Quand on est d’un pays éclaté, on ne peut que s’ouvrir à l’autre ». Ce film, An Alé (partons ensemble), d’Irène Lichtenstein (1990, 70′) sera un voyage de rencontre et de mémoire. Il démarre à la maison des esclaves de Gorée. « Si on ne nous avait pas vendus, le Blanc ne nous aurait pas achetés ». La parole de Toto Bissainthe est dérangeante : on l’a accusée de révisionnisme, de dédouaner les Blancs. Mais elle persiste et signe : « Tu n’es pas forcé de collaborer, jamais ». Sa radicalité puise dans sa douleur, non que des Noirs aient vendu ses aïeux mais qu’on ne les a pas pleurés, qu’il n’en reste pas de trace. Elle danse avec les tambours au théâtre Sorano ; la caméra se met au diapason de sa danse, de la musique, du foisonnement des rues du Dakar populaire. Le griot Samba Diabaré Sarab chante la résistance de Lat Dior aux colons. « Celui qui change de canari pour un autre se retrouvera face à son propriétaire » : celui qui quitte sa tradition pour une autre se trouvera face à ses héritiers. La continuité culturelle est essentielle. Et au terme de l’échange musical et dansé, rituel de mémoire et de partage, Toto Bissainthe est sans rancune : « Je n’en veux pas à l’Afrique car je ne suis pas en exil d’Afrique, je suis en marche ! » Elle a une force impressionnante, une présence rare. Elle porte bien plus qu’elle-même. Son regard est semblable à celui des portraits de Roberto Stephenson exposés par le festival, direct mais ambivalent, entre la meurtrissure du pays réel et l’idéal du pays rêvé. Elle porte, comme tous ces films, la solitude d’un peuple extraordinairement riche de son Histoire et de sa culture. Et qui ne demande que soient enfin réunies les conditions de son épanouissement.

1. Lire également le compte rendu de la table-ronde des écrivains présents (n°6822) ainsi que l’article du réalisateur Arnold Antonin sur ce site (n°6821).///Article N° : 6820

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Les images de l'article
Rachèle Magloire et le directeur du festival Pierre Louis Loinel lors d'un débat avec la salle
Frantz Voltaire, Rachèle Magloire, Rigoberto Lopez, Dany Laferrière
Dany Laferrière signe un livre
Rigoberto Lopez
Frantz Voltaire
Arnold Antonin
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