Les Fruits de l’Archipel (1)

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« La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons. Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental, d’épais et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées de système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements, à nos histoires ni à nos non moins somptueuses errances. La pensée de l’archipel, des archipels, nous ouvre ces mers« 
Édouard Glissant

Quelle meilleure introduction à notre propos que cette dénonciation de la pensée de système, de l’unique, au détriment du tiers, du métissage et de toute cette richesse qu’Édouard Glissant magnifie dans l’idée de digenèse et de créolisation (2)? Où, mieux que dans ce foisonnement incontournable du multiple, de l’universel, dans ce « chaos-monde », pourrait-on transgresser les monothéismes et la fragmentation des connaissances ? Notre monde est ainsi fait qu’il délie, focalise, avorte toute verbalisation créatrice dès lors qu’elle empiète sur le terreau d’un isthme qui n’est pas le sien. Ainsi, établir un lien entre la science et la poésie, demeure aujourd’hui un exercice salutaire, si l’on ne veut pas se contenter de jalonner l’histoire de faits de science épars et déshumanisés. Sans remonter à l’univers déifié de l’antiquité, le rationalisme engendré par la Renaissance a dressé de vastes perspectives (ou fausses plastiques) où il nous est donné à penser, à miroiter l’idée que le symbole n’est qu’illusion, que l’individu doit s’effacer devant le fait. Or, pour nous, l’homme est inscrit dans une réalité indivise qu’il structure et dont il est structuré. Seuls ses reflets divers, perceptibles du dedans ou du dehors, peuvent être source de confusion.
Thomas d’Aquin et les scolastiques ont ainsi, en dépit des vicissitudes du Moyen-Âge, perçu le réel comme source de toute connaissance. Bien que nous sachions aujourd’hui que ce réel est voilé (3), la naissance des concepts modernes d’espace, de forme, de force, d’inertie, de nombre ou de temps sont dues à des précurseurs comme le Danois, de Méharicourt, de Cues, Oresme ou Buridan. Ces maîtres seront en effet les premiers à rompre avec la mécanique aristotélicienne, et à faire preuve d’un véritable esprit de créativité et de libre arbitre. En ce sens, on peut reconnaître dans leur approche celle des chercheurs niant toute fracture de la réalité, sans pour autant y voir une manifestation du tout. De fait, la plastique telle que nous la concevons, ne doit pas être assimilée à quelque vue holistique du monde, qui mixerait à tort et à travers les isolats de tout bord, pour servir un bouillon élastique et peu digeste sommant les parties. Il s’agit tout au contraire de décrire rigoureusement l’unité dans sa diversité, la vérité dans sa relativité, et la réalité comme un processus dans lequel je (l’acteur) me construit ici et maintenant (4). Or, si la Renaissance a produit de magnifiques œuvres d’art, elle a brisé ce réalisme fantastique avec lequel la peinture viennoise contemporaine tente de renouer, en occultant et en magnifiant le réel. Le rapport à l’universel a peu à peu laissé place à l’expressionnisme. Ce qui était une vraie recherche esthétique s’est noyé dans la perspective positiviste d’une part, et la déréalité d’autre part. Cette influence conduit au marasme dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, avec d’un côté le cartésianisme indispensable à l’évolution biotechnologique, et de l’autre, bien séparé, le souvenir hanté du conte, l’ébauche du rêve.
Imaginaire et réalité ne se fondent plus l’un de l’autre, mais l’un dans l’autre. Il y a confusion des niveaux de réalité. Cette dichotomie génère une perte des valeurs, un déchirement de l’individu, et surtout un écart à la cohésion du monde, source de conflits sans fin. Il ne s’agit plus d’une naturelle conjonction entre l’évolution de l’univers et de l’homme-acteur, mais essentiellement d’un désaveu face au déroulement du monde. C’est pourquoi le mouvement actuel qui, à l’instar des fondamentalistes, pousse ceux qui touchent la matière (les scientifiques) et ceux qui la créent (les poètes au sens large du terme) à s’allier pour percuter ce mur d’incompréhension me paraît essentiel. C’est pourquoi j’assimile ceux qui se reconnaissent par les deux bouts de la lorgnette à des plasticiens (5). Notion qui s’origine dans l’observation de la plasticité fonctionnelle du cerveau et de ses rapports avec l’émergence de la conscience, mais débouche sur une nouvelle épistémologie de la connaissance (6). Le chercheur, le poète n’y sont pas les acteurs excarnés d’un monde virtuel, mais au contraire pleinement ancrés dans les processus naturels, qu’ils incarnent et dont ils sont incarnés. D’où une observation métaplastique ettransdisciplinaire (7) des événements.
Établir un lien entre tous les savoirs et toutes les formes de savoir est ainsi aujourd’hui un exercice salutaire si l’on ne veut pas se contenter de jalonner l’histoire de faits de science épars et déshumanisés. D’où l’importance du message de Glissant lorsqu’il décrit la créolisation des sociétés archipéliques. Cet enjeu est particulièrement sensible à l’aube de la planétarisation des savoirs où l’impact de ces sociétés est une véritable bouée de sauvetage pour l’humanité. Bouée transversale dont le « chaos-monde » est l’indispensable lieu de vie qui unit les disparités, délite l’inféconde agressivité des oppresseurs, appelle à la restauration de l’unité.
L’avancée des sciences doit en effet se nourrir de l’apport des créateurs et inversement, mais pas pour créer du vide, c’est-à-dire du non-sens. C’est la responsabilité des plasticiens que d’être garants, dans le strict respect des faits scientifiques, sinon de l’ébauche d’un sens harmonique, de la lutte contre toute politique visant à l’isolement des fonctions et à la fragmentation des savoirs (aucun échange réel entre ceux qui intègrent et ceux qui signifient, aucune alternative entre la relation binaire et le flou artistique) (8). À titre d’exemple, quelle que soit l’espèce considérée, c’est d’abord l’interaction dynamique entre « les corps » qui prévaut. Chaque organe, organite, organelle est à la fois autonome et dépendant des autres. Le déclenchement du mouvement d’une étamine ou de l’action prédatrice du chat, admet ainsi ce double jeu de la réaction en temps réel, et de l’intégration d’un message génique préexistant. De même, cette dynamique est emprunte de l’influence permanente du milieu et s’orchestre dans le corps du monde : l’espace-temps. Chez l’homme, c’est l’interaction entre le cerveau et ce qu’on peut appeler « l’expérience de pensée », qui façonne le porteur (l’individu) comme la portée sur laquelle se joue sa vie, tout en créant l’évolution (9). Vaste projet qui aboutit à l’hominisation, et admet la pensée en tant qu’attracteur du cerveau chaotique, qui stratifie la poussée néocorticale dans un lobe sémantique bâtisseur de cathédrales.
C’est pourquoi le fantasme relie le réel à l’imaginaire comme la graine relie le fruit à la terre. L’intégration de ce concept métaphorique est fondamentale car elle regarde tous les modèles-clefs de la plasticité du vivant. Il s’agit donc d’opérer des mises en rapports constantes d’architectures (attitude plastique) et non de généraliser des concepts à outrance ou de demeurer dans le focal. De même, si les étapes d’individuation psychique et ontogénique sont inséparables de l’évolution de l’homme, il paraît absurde d’isoler l’épicentre noétique (la conscience)ou de scinder l’unité matricielle de l’univers. L’homme est un, mais rattaché à une logique évolutive universelle. Il semble qu’il faille insatiablement le rappeler à l’aube du troisième millénaire…
Le rapport de l’universel au particulier est ainsi en écho à des actes de nomination implicites ou transgressés par des chercheurs foncièrement honnêtes, mais déniant toute réalité à leur intuition première. Intuition inextricablement liée à la part d’insondable perçue puis concaténée dans l’acte-état poétique comme l’a restitué dans toute son étendue Édouard Glissant au travers de l’imaginaire des langues comme de la philosophie de la relation (10). L’objectivité totale est vaine à un certain point. Au point d’ancrage avec le monde des idées de Platon. Au point de création réelle, où le scientifique comme le poète font appel aux mêmes sources physiques – et non obscures – à une même plage temporelle affleurant une dimension inobservable mais tout à fait concevable, à un carrefour ontologique entre les disciplines (11).
Cette situation correspond à un nouveau statut de la science qu’Aristote avait déjà décrit comme le devers de la poétique. Un statut non anthropocentrique où seule la transversalité, la mise en rapport des architectures permettront l’éclosion de principes de cohérence et de seuils de réalité aujourd’hui bafoués. Il faut donc en tout premier lieu œuvrer sur le terrain de la science elle-même, car elle est le lieu privilégié de disjonction entre le savoir et le vécu. Pouvoir usurpant la nature suspicieuse du chercheur lui-même, exaltant les scientismes aveugles et déstructurant l’homme. En conclusion, arpentons le terrain, et développons, à l’instar de Glissant, les langages métaphoriques. Langages soulignant l’intrication des êtres, inscrits par « l’écrivain et le souffle du lieu » dans « toute l’histoire des arts de toutes les humanités » (12). L’insularité n’aura dès lors d’isolement que dans ses propres chimères ; les fruits de l’archipel s’arrimant naturellement aux cultures plurielles et identitaires du Tout-Monde.

1. Version revue et corrigée originairement parue sous le titre « Connaissances & Insularités » dans la revue internationale d’exégèse contemporaine Atalaia n° 4, 1999.
2. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Éditions Gallimard, 1998.
3. Bernard D’Espagnat, Le Réel voilé, Fayard, 1994.
4. Marc-Williams Debono, L’Ère des Plasticiens, Éditions Aubin, 1996.
5. Ibid. 4.
6. Le Concept de plasticité : un nouveau paradigme épistémologique in [http://dogma.lu/txt/MWD-ConceptPlasticite.htm »§, 2007].
7. Basarab Nicolescu, Transdisciplinarity, theory and practice, Hampton press, NJ, 2008.
8. Ibid. 4
9. Marc-Williams Debono : Vers un nouvel espace de pensée in dirigé par P. Signorile, ÉdiSud, 2006.
10. Allusion aux ouvrages d’Édouard Glissant du même nom respectivement parus chez Gallimard en 2010 et 2009.
11. Ibid. 4.
12. Édouard Glissant, L’Imaginaire des langues, Entretiens avec Lise Gauvin, Éditions Gallimard, 2010.
Cet article fait partie du dossier consacré à Édouard Glissant, publié dans Africultures n° 87. Nous remercions Jean-Luc de Laguarigue dont les photographies, extraites de l’exposition Le Pays des imaginés, ont illustré ce numéro.
Cette exposition est visible sur le site
[http://gensdepays.blogspot.fr/2011/07/pays-des-imagines-exposition-permanente.html]///Article N° : 10676

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