Exhibit B de Brett Bailey au TGP : les contes de la crypte au Musée Grévin

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Si l’on peut rire de tout ou presque, on ne peut pas faire spectacle de tout. La question des exhibitions coloniales est au cœur même de cette impossibilité. Traiter des exhibitions au théâtre suppose justement de ne pas donner dans l’exhibition à nouveau. Montrer l’exhibition dans un dispositif scénique, la mettre à l’index ne suffit pas car son pouvoir d’attraction est tel qu’il annihile toute distance critique.

« Gens, ô gentes gens qui habitez les temps de paix, de pardon et de tolérance, dans l’affrontement généralisé que provoque l’industrie du SHOW TIME, nous histrions tout-terrain, tout-acabit, tout-talent, nous qui faisons dans l’art du divertissement artistique depuis un nombre incalculable, un nombre imaginaire de siècles, ô gentes gens qui habitez les temps de paix et qui nous aimez, nous avons décidé, pour l’amour de vous ce soir, de faire dans la soie. »
(Kossi Efoui, En Guise de divertissement, 2011)

Musée Grévin des horreurs, Exhibit B que Brett Bailey a présenté en 2013 au Festival d’Avignon et au CentQuatre à Paris, puis au Théâtre Gérard Phlipe en novembre dernier avant une seconde reprise prévue au Centquatre en décembre, propose aux spectateurs une descente aux enfers des exactions coloniales perpétrées aux temps de l’esclavage, des plantations de caoutchouc au Congo ou de sucre au Surinam avec ici ou là un clin d’œil aux musées des colonies avec ses animaux empaillés et ses trophées de chasse, comme celui de Tervuren en Belgique, aux expositions coloniales, à l’anthropologie des races, à l’immigration avec, au détour d’un escalier ou d’un couloir, des « objets trouvés » d’après la signalétique du parcours qui mettent en scène, ici un homme, là une femme, tel que l’on pourrait en croiser dans les rues de Saint-Denis en venant au théâtre. Un détail : les mannequins de cire sont des êtres vivants, des acteurs à qui le metteur en scène demande l’immobilité, l’impassibilité. Habillés ou le corps nu, couverts de peinture, ces acteurs jouent les statues, ou plutôt les moulages de plâtre ou les attractions empaillées. Une attraction de foire que le monde du spectacle connaît bien et dont s’amuse Marcel Carné dans les Enfant du Paradis. C’est la « Vérité mise à nue » dans l’entre-sort du début, puis la pantomime des Funambules avec Arletty qui prête sa plastique, tour à tour Vénus et Athéna !
Ce qui se voudrait finalement une installation d’art contemporain est en réalité bien annoncée comme un spectacle. On connaît l’importance des signes liminaires et des seuils. Accueilli dans un centre dramatique dont la mission publique est dévolue au théâtre, Exhibit B est présenté comme un spectacle avec son metteur en scène, sa compagnie(1), un chœur namibien. Difficile de ne pas être conditionné à voir du théâtre ; performatif, participatif, déambulatoire peut-être, mais théâtre tout de même.
Les spectateurs entrent par vague de trente personnes que l’on fait installer dans un petit décor de chapelle en bois, une apparitrice derrière sa table de juge ou de maîtresse d’école, nous demande expressément de ne pas échanger avec son voisin et rappelle qu’à partir du moment où commence la visite il ne faut pas parler, le silence est exigé. Chaque spectateur est appelé par le numéro de son siège tiré au sort et s’en va seul accomplir la visite selon un circuit fléché obligatoire, découvrant l’une après l’autre, douze scènes construites comme les installations historiques d’un musée des horreurs, chacune légendée avec un petit carton à lire.
Chaque spectateur passe d’une pièce à l’autre, découvre les dessous du théâtre Gérard Philipe sous le contrôle de surveillants attentifs. Le voilà contraint à un simulacre de recueillement forcé sous les yeux de gardiens dont on peut se demander si pour Brett Bailey ils participent à la performance. Pourtant, la vraie violence exercée sur le spectateur est bien à cet endroit de ce que l’on pourrait appeler une honte forcée, tel un parcours volontaire pour s’amender des atrocités du passé au nom de je ne sais quelle responsabilité. Car à qui est destiné le spectacle ? Que voient les spectateurs afro-descendants ? Ce climat de coercition qui sacralise les installations et enjoint le spectateur à cheminer recueilli et grave est-il propice à un vrai ressenti ? Et en quoi permet-il de se reconnaître dans cet autre qui joue les statues vivantes, autrement dit qui joue à ne pas être humain ? Cette déambulation n’est-elle pas simagrée ? Quelle place est faite à la critique, voire au refus du dispositif ?
Certes Brett Bailey veut attirer l’attention de ses contemporains sur ces pans de l’histoire coloniale oubliés, ou plutôt longtemps occultés. Mais n’est-il pas paradoxal de travailler alors sur un dispositif de reconstitution avec un simple jeu de décalage, comme au début la cage de grillage où doit entrer le spectateur pour regarder la femme sud-africaine métisse assise ? Car ce dispositif d’exhibition bien que décalé met encore une fois l’autre en situation d’être observé. Et le danger n’est-il pas de rendre artificielle la violence par la théâtralisation même des situations évoquées ? Les deux pygmées au corps cuivré du cabinet de curiosité, la Venus Hottentote dans sa vitrine tournante, Soliman Angelo en gisant des Lumières… restent des attractions. Il n’y a pas d’espace de jeu critique pour le spectateur qui découvre les violences dans des mises en scène fantasmées : les mains coupés du Congo comme une multiplication des pains sous le regard du Christ, les crânes hereros bouillis, nettoyés, mis en vitrine et envoyés à Berlin pour la science comme préparés dans une cuisine cannibale, les têtes coupées photographiées dans le cabinet de curiosité de Fischer en boîtes à musique. Entre la découverte du récit de ces violences authentiques et la théâtralisation des scènes imaginées par l’artiste, où se situe le projet d’un dépassement pour apprendre à partager cette histoire, à l ‘interroger et à construire un vivre ensemble ?
On ne retient en effet que le mutisme contraint des acteurs réduits à n’être dans le dispositif que ce qu’ils paraissent au service du spectacle voulu par le metteur en scène, sans parler de la performance physique à laquelle ils sont « condamnés » pour rester ainsi immobiles, le corps tendu dans l’attente et la rétention, une performance qui reproduit la violence du dominateur.
Si la performance suscite l’indignation, c’est qu’elle se réduit justement à la présence vivante de corps contraints qui tous, encore une fois, sont noirs ou assimilés. Où se situe donc pour le public son activité de spectateur dans l’observation du vivant, du décor, du carton légendé, de l’échange de regard avec ces acteurs que l’on sent tétanisés ? De quel ordre est au final la gêne ressentie ? Est-ce lié au fait que les corps soient vivants et respirent ou au jeu de décalage ? D’ailleurs, le seul moment de grâce du parcours, est bien ce moment où les têtes coupées en Blackface du Cabinet de curiosité de Fischer se mettent à chanter. C’est le moment où les corps exhibés s’arrachent à eux-mêmes et à la domination pour nous faire partager une vibration réelle et prendre en charge une dimension cérémonielle d’accompagnement des morts.(3)
Ce qui au final est donc bien présenté comme un spectacle, l’est aussi, selon la feuille de salle que l’on donne au spectateur, comme une création sud-africaine qui met en scène l’histoire de la colonisation hollandaise et allemande et sa violence selon le regard d’indignation vécu par Brett Bailey qui avait une vingtaine d’années quand l’apartheid prit fin en Afrique du sud et qui témoigne de son histoire : « Enfant, je me souviens d’avoir été fasciné par les figures en plâtre des Bushmen autochtones d’Afrique du Sud que je voyais au musée. Tenant des arcs et des flèches, accroupis autour de feux en cellophane dans des vitrines, ils me fixaient de leurs regards durs et sans vie (…) Je me souviens de la consternation viscérale que j’ai ressentie lors de ma visite au Musée Tropicale d’Amsterdam en 1999, lorsque que j’ai vu des masques africains de cérémonie, délicatement éclairé et enfermés dans des sarcophages en verre : ils étaient retenus, conservés, étiquetés, définis, aseptisés, beaux mais morts, car coupés de leurs origines »(4). Ce spectacle est le pur produit de la mauvaise conscience blanche qui cherche à racheter ses fautes, à soigner son propre malaise en se regardant souffrir sans pour autant faire un pas réel vers cet autre pour écarquiller les yeux et les oreilles et entendre son univers.
L’autre reste une invention que Brett Bailey ne déconstruit pas. Il ne fait qu’indexer les images qui hantent les imaginaires, il ne les détourne pas et surtout ne déplace pas notre pulsion scopique. L’ironie, c’est que finalement il reproduit ce qu’il voulait dénoncer et définit lui-même comme « les chambres sombres de notre imaginaire collectif hantées par de fausses représentations silencieuses et des configurations tordues de l’altérité »(5). Mais plus grave encore, le labyrinthe de l’épouvante où il nous emporte fait délibérément se télescoper la Venus Hottentote, les Africains immigrés clandestins, les sans-papier renvoyés en Afrique, les bananes qui jonchent les terrains de foot. Les violences coloniales rencontrent les bavures policières et construisent des associations imaginaires qui ne sont pas sans conséquences sur les consciences et fomentent au final le malentendu.
Il faut accepter que l’autre reste un inconnu, mais le Blanc veut embrasser la douleur du Noir et lui offrir le spectacle de sa souffrance qu’il est convaincu de connaître et d’avoir comprise mieux que lui. Il faut admettre le mystère de l’altérité et en même temps dans l’acceptation de cet inconnu construire un vivre ensemble dans le respect mutuel.
Le théâtre ou l’art ne peuvent postuler la connaissance historique ou scientifique, leur action se situe à un autre endroit. Ils appuient sur l’âme et non sur le cerveau ou la raison. Si une société veut prendre sur soi la douleur de l’autre, ce n’est pas confisquer sa douleur et lui renvoyer l’idée que l’on souffre à son tour. Prendre sur soi la douleur de l’autre, c’est d’abord l’entendre, aller à son écoute, et la déglutir, l’ingérer en somme, lui faire une place en soi, mais pour cela il faut faire une place à l’autre à côté de soi, ni en dessous, ni au dessus, seulement ensemble. Or le dispositif même de Brett Bailey ne permet pas la communion nécessaire qui fait aussi la force du théâtre, puisqu’il isole les spectateurs dans une suite de confessionnaux imaginaires. Et au fond de la crypte, les contes terribles qu’il met en scène ne déstabilisent pas le spectateur, mais jouent seulement avec l’épouvante, celle que provoque la momie qui finalement n’est pas morte. Or ce n’est qu’un jeu, on joue seulement à se faire peur…
Les théâtres de service public et leur directeur restent obnubilés par le fait d’accueillir des artistes de renommée mondiale dont le prestige rejaillisse sur le théâtre et contribue à son aura. En même temps ces établissements sont sommés d’aller à la rencontre du public des quartiers, de s’ouvrir aux questions d’altérité pour répondre aux préoccupations de diversité des populations urbaines périphériques. Et voilà que Brett Bailey et son Exhibit B au TGP ou Robert Wilson et Les Nègres de Genet à l’Odéon apparaissent comme la panacée théâtrale et au final la fausse bonne idée, simplement parce que la concertation avec les artistes afro-contemporains, ces créateurs issus de l’immigration n’a pas lieu.
La question des « Zoos humains » est abordée depuis longtemps par des artistes afro-descendants, qui ne trouvent pas leur place dans le paysage théâtral public, leur voix n’est pas entendue et l’invention plastique, chorégraphique, poétique qui est la leur est ignorée par les directeurs de théâtre qui voudraient pourtant agir en direction de la diversité et attirer au théâtre de jeunes spectateurs issus des marges sociales.
Le Noir n’a pas besoin que le Blanc le sauve. Les afro-descendants construisent des dramaturgies du salut qui inventent des formes inouïes et s’élèvent au-dessus des atrocités de l’histoire, au-dessus des stigmatisations de peau pour permettre cette utopie du vivre ensemble. Le jour où les théâtres subventionnés, les centres dramatiques programmeront largement les créations théâtrales des artistes afro-contemporains et cesseront de les reléguer dans les marges de l’exotisme ou de la francophonie on aura fait un grand pas.
Si l’installation de Brett Bailey suscite l’exaspération et l’indignation, il s’agit d’un symptôme qui est plutôt rassurant, car c’est une réponse au simulacre de recueillement forcé et au moutondepanurgisme sur lequel il s’appuie. Ce NON qui s’élève est salvateur. Et dire non ce n’est pas interdire. Dommage que la réponse ne soit pas le dialogue et l’écoute. Il suffirait peut-être de méditer cette scène prémonitoire du Masque Boiteux de Koffi Kwahulé écrite en 2003, publiée aux Editions Théâtrales :
LE WAGON JAUNE

Une gare de trains désaffectée, une sorte de no man’s land.
On remarque un seul wagon peint en jaune dans cette gare. Devant la porte fermée et plombée du wagon, un groupe de touristes devant un guide. (….)
Une musique funéraire de choeur tsigane se fait entendre; la musique semble s’échapper du wagon comme s’il s’agissait d’une gigantesque baffle.
Pendant que le guide parlera, des touristes photographieront le wagon jaune comme une relique.

LE GUIDE.- Nous voici au pied du wagon
qui jadis ouvrit les ténèbres de la mort.
Béance douloureuse d’une
tragédie au-delà de tout entendement.
Nous voici au pied du wagon
où l’homme réifia l’homme,
témoignage terrible face auquel
la mémoire préfère se balancer
doucement sur une jambe,
puis sur l’autre,
en clignant de l’oeil,
et en faisant la moue.
Pourtant
que de larmes,
que de sangs,
que de vies,
que de rêves
pétrifiés là,
derrière…
contre les parois de ce wagon.
Nous voici au pied du wagon
qui fit boguer la mémoire de l’humanité…
Pardonnez-moi cet égard de langage,
cette désinvolture,
mais qu’y puis-je…
qu’y pouvons-nous ?
Car la vraie tragédie
n’est-elle pas la nôtre ?
Nous à qui l’histoire n’a assigné
qu’un strapontin de voyeur
derrière le judas de l’horreur.
Nous qui, par la force des choses,
sommes réduits à n’être que
les touristes de la Besogne.
Nous, infortunés, qui ne savions pas…
Ben oui, faut pas non plus raconter n’importe quoi. On ne savait pas… Personne ne savait… Non mais c’est vrai quoi, on le sait maintenant qu’on ne savait pas. On les voyait partir… et on se disait… Parce qu’à l’époque, des gens qui prenaient le train… bon, c’était habituel… on était habitués… on voyait pas de mal. Donc dire qu’on savait, c’est des conneries… Parce que si on avait su !… On le sait que maintenant… Et même là c’est difficile à croire… On préfère ne pas y croire… Parce que… parce qu’une fois qu’on a cru à cela… que cela s’est passé, là, à côté, si près, à portée de main… Il faut accepter après, jusqu’à la fin, de rire, d’aimer, de s’énerver, d’embrasser ses enfants, de rouspéter, de… de… de vivre avec ça… Enfin bref…
A présent,
que s’ouvre la porte du wagon
afin qu’apparaisse…
Plus qu’un simple objet de musée,
chacun va brutalement se retrouver
confronté à une véritable performance,
une vision inouïe.
Corps-où-fut-enseveli-tout-corps.
Alors qu’on tende l’oreille
car ce qui sera dit
sera dit faiblement,
une voix d’outre-sang.
Une question ?
Un mot.
Un seul mot.
Un effarement.
Après je ne sais combien de visites,
je n’ai pas encore réussi à
percer le mystère de ce mot.
Une énigme.
A peine chuchotée.
Alors faites silence en vous et
tendez l’oreille.

La porte du wagon s’ouvre. La musique enfle. Apparaît une femme noire. Elle est nue dans l’encadrement de la porte. Son corps est couvert de cendre comme si elle sortait d’un dépotoir. Les touristes aussitôt se mettent à la photographier dans une espèce d’excitation obscène. Une surprise palpable traverse tout le corps de la femme qui semble sortir de l’envers du monde.
Le chœur tsigane faiblit.

LA FEMME.- Déjà ?

Ensuite la femme disparaît dans la partie sombre du wagon. Le guide écarquille des yeux d’incompréhension, ouvre les bras puis les laisse retomber dans un geste d’impuissance.

LE GUIDE.- Voilà. Toujours elle ne dit que ça. Elle n’a dit que ça : Déjà ? Edifiant, non ?… Allez, suivez-moi.

(1) Une compagnie à géométrie variable, dirigée par Berthe Tanwo Njole d’après la feuille de salle, qui enrôle des acteurs (ou figurants ?) recrutés dans les villes de passage où se produit le spectacle.
(2) Au sens où la clé joue dans la serrure.
(3) William Mouers, Chris Nekongo, Lesley Melvin Dupont, Avril Nuuyoma font entendre a capella des chants de lamentation traditionnels en Nama, Otjiherero, Oshiwambo, Tswana et Isi Xhosa.
(4) Feuille de salle, TGP novembre 2014.
(5) Ibid.
Sylvie Chalaye
Laboratoire Scènes francophones et écritures de l’altérité
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Lire également l’éditorial d’Olivier Barlet (article n°12593) et l’article de Claire Diao sur la polémique et le débat autour de cette pièce (critique n°12563)///Article N° : 12596

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