Paille-en-queue et vol : un pont entre les îles de l’océan indien

Entretien d'Anne Bocandé avec Mohamed Anssoufouddine

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A l’heure où Mayotte devient officiellement un département français, lire Mohammed Anssoufouddine offre un éclairage sur ces îles de l’océan indien formées de l’archipel des Comores, de Madagascar et de la Réunion. Ce poète porte la voix d’une histoire oubliée, de fantasmes avortés par les tribulations politiques : le rattachement intrinsèque de toutes ces îles par des relations culturelles multiséculaires. L’œuvre ne peut toutefois pas être circonscrite à l’identité de son auteur. Avant tout, Mohammed Anssoufouddine offre une « poésie d’ancrage et de relation », à l’instar des mots de l’écrivain Saindoune Ben Ali en préface. Une poésie tourmentée par le passé, habitée par l’angoisse de l’oubli et l’espérance d’un réveil collectif.

Que signifie le titre de votre recueil de poème, Paille-en-queue et vol ?
Les pailles-en-queues sont des petits oiseaux endémiques des îles de l’océan indien. Ils sont emportés par les vents et passent facilement d’une île à l’autre. Quoi de plus représentatif alors pour symboliser ce pont entre les îles !
Quel est le thème général de ce recueil d’une centaine de pages ?
Ce recueil est la réponse à une souffrance intérieure, il n’eut en amont aucun thème. Chaque vers pondu est un acte d’exorcisme, une cure individuelle mais aussi collective, permettant enfin de nous recréer, de prendre racine dans la terre vive des ancêtres, face au mensonge, face à l’histoire bradée pour quatre sous, aux origines reniées, aux gadgets trompe-l’œil. Tous ces hauts lieux de la mémoire revisités par le poème, bercent, consolent, et rassurent quoi qu’on dise sur le non-être de l’âme comorienne, l’émotion comme ultime arme, remet en surface ces strates enfouies de la mémoire et permet de déjouer le complot.
Vous choisissez donc de faire des ponts entre ces îles dont l’histoire est aujourd’hui particulièrement éclatée…
En jetant des ponts entre les îles, je ne fais que mimer les itinéraires naturels des peuplements indianocéans imprimant sur leurs sillages des mots, des mythes, des déités, des joies, des haines, des amours. J’escalade ces ponts en prenant appui sur la géologie, les océans, les mers, les îlots inhabités, l’histoire, la faune, la flore, les abysses de la légende et du fantastique, le récif, la lémurie natale, la mangrove, la fougère luxuriante, la kleptomanie publique, la mouette itinérante, le boutre exténué et que sais-je encore. Ces bribes de mémoire, ces bouts de terre, ces résidus de la parole première, ces dieux reniés, ces vers de bric et de broc ont force de revivifier la mémoire.
Mais Paille-en-queue et vol ne saurait se réduire à une simple quête de mémoire, c’est l’aboutissement d’une tension intérieure. Quand on assiste à l’éclatement des ses rêves les plus constitutifs, je fais allusion au démembrement de l’archipel des Comores, et qu’on a encore une ombre de conscience nationale, l’écriture représente une planche de salut. Cette exhumation de l’être dans ses origines les plus profondes permet de remettre à plat tous les montages de l’histoire. L’écriture est alors un exorcisme nécessaire pour envisager les lendemains à bâtir, un réensemencement de l’âme dans ses origines.
Paille-en-queue et vol emprunte le fonctionnement morbide d’une mémoire collective. Dans cet océan d’amnésie collective, les idées s’allument au petit bonheur des réminiscences les plus éparses, les plus éloignées, c’est comme ça que vous verrez dans un poème, une idée vient parasiter l’autre, d’un fragment à l’autre, on passe du coq à l’âne.
Vous définissez-vous comme membre d’un archipel d’îles plutôt que comme comorien ou anjouanais ?
Je ne sais pas s’il existe un archipel des archipels indianocéans auquel je peux prétendre mon appartenance. Seulement, je suis sûr d’une chose, il existe entre les îles un fond de mémoire commune tellement enfouie dans la nuit des temps qu’il est à peine symptomatique dans nos croyances les plus archaïques, dans nos idiomes, dans notre art culinaire, dans notre façon de nous habiller, et que sais-je encore !
A cette mémoire, dirai-je immémoriale des découvreurs, s’oppose la concrétion d’une mémoire plus perceptible qui s’est accumulée au hasard des migrants, des flibustiers, des négociants d’épices et de soie, des coloniaux, au gré de l’exil des rois et des reines, mais même celle-ci est mise à mal par les particularismes et autres replis identitaires.
Dans cette mémoire en partage, Madagascar paraît être la terre mère d’où sont parties les croyances, les mythes, les vagues migratoires. C’est pourquoi dans Paille-en-queue et vol le recours à la langue malgache constitue une sorte mamelle nourricière, seule capable d’exorciser les démons, de rafraîchir la mémoire.
Je garde toujours en mémoire, ma grand-mère et bien d’autres grands-mères des années 70, qui n’ont jamais mis pieds à Madagascar mais qui dans les séances d’exorcisme, emportées par les esprits de toute sorte, se mettaient subitement à parler malgache. C’est curieux, mais la langue malgache était comme celle appropriée pour communier avec les ancêtres. Leurs esprits recouvrés, ces bonnes dames étaient incapables de placer un mot malgache. Je suis toujours fasciné par cette subite reviviscence des idiomes oubliés quelque part dans le subconscient. Je ne parlerai pas de tous ces villages comoriens où les habitants parlent un patois malgache. Cette influence de la terre mère sur les îles alentour ne s’arrête pas aux Comores seules, le créole réunionnais est très marqué par le malgache, en lisant un poème comme Vali pour une reine morte de Boris Gamaleya, on croirait lire un poème malgache.
Dans la vie quotidienne, vous êtes avant tout médecin…
J’ai eu la chance d’appartenir à cette génération d’enfants comoriens des années 70, immédiatement après l’indépendance. J’étais gosse mais l’ambiance générale était dominée par les nourritures de l’esprit. Il y avait aux Comores un incroyable vent pour la culture, c’est comme ça que tu pouvais te trouver en train de lire Sembene Ousmane, au moment même où tu expédies un mandat-poste pour commander Gabriel Garcia Marquez. La nuit par petits groupes clandestins, tu te retranches dans quelque vieille masure de la médina pour lire le Petit livre Rouge, la nuit tu passes le temps dans ton petit transistor à chasser les émissions radio de RFI, de la voix d’Amérique, de Radio Nederland, de BBC.
Quand tu baignes dans une telle atmosphère, tu ne peux que rêver de devenir médecin. Et puis tu te réveilles aussi un beau matin la plume à la main en train d’écrire des poèmes. La littérature est alors une manière d’exorciser les limites de la science. En tant que médecin, je vis au quotidien cette souffrance, que la science ne peut pas tout résoudre.
D’où vient votre inspiration pour écrire ?
Evidemment de l’âme comorienne pourtant dépositaire d’une mémoire multiséculaire. Il n’est pas compréhensible de voir un peuple entier développer une intelligence pernicieuse, entretenir une culture de renoncement collectif, avec en chantier une autolyse générale… Car il est vrai que les pays dits pauvres ont leurs problèmes mais les nôtres sont exceptionnels, nous sommes atteints jusqu’au niveau de notre structuration mentale, je ne pense pas qu’il ait eu un pays où Le portrait du colonisé de Memmi s’illustre le mieux en dehors des Comores. Quand tu baignes dans une telle ambiance, avec un minimum de conscience, tu ne peux que couver tous les matériaux magmatiques nécessaires pour l’éruption poétique. Je n’écris pas de gaîté de cœur, j’écris pour tenir sur quelque chose. Quelque part dans mon prochain recueil à paraître chez l’Harmattan, En-jouant au concert des cryptarchies, je dis : « nous sommes une minorité à rester au front avec d’absurdes rêves, mais quand bien même avec des clones, des clones d’îles qui prennent forme dans le poème.«  Vous comprenez alors tout !
Vous définiriez-vous comme un auteur engagé ?
Je suis très prudent à l’égard de l’engagement, et surtout des pièges de l’engagement. Les œuvres engagées ont tendance à ne parler que pour l’époque et les personnes qu’elles concernent. Elles ne font parfois plus sens cinquante ans après. J’essaie au maximum de prendre de la distance par rapport à la situation présente. Mon engagement se trouve dans la place accordée à l’imaginaire, aux rêves dans mes écrits.
Pourquoi avoir choisi la poésie pour vous exprimer ?
Dans un monde où obnubilés par les lieux communs, les clichés, les hommes marchent dans les sentiers battus de la pensée globale, la peur de blesser dans la gorge, l’autocensure annihilant le libre arbitre, dans ce monde-là, la poésie, cette parole primordiale est seule à placer l’homme dans cette enfance du monde où tout est puéril, innocent, beau, magnifiant, cette parole est seule à pouvoir violer les espaces interdits, à dépasser nos démons de tous les jours.

Nous appartenons à ce fluide
Etendue criblée d’îles
Où peut-être circule dissoute
Les velléités erratiques
Des ancêtres
Quête de l’écumante rage
Fossilisée des océans.
Sur les margelles du Rova,
Nœud de fierté mélanésienne
Qui sinon le Vazimba
survécu des nuits
Détient
La haute épopée des piroguiers.

Paille-en-queue et vol, recueil de poésie, Editions Komédit 2006.///Article N° : 10004

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