» Etre acteurs plutôt que consommateurs aliénés « 

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Manuel Boucher

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Attaché de recherche à l’institut du développement social, responsable du développement culturel de Peuple et Culture Haute-Normandie, Manuel Boucher est l’auteur de Rap, expression des Lascars, L’Harmattan, 1999.

D’un point de vue esthétique, le rap peut se caractériser par une réinvention des mots, l’usage de jeux phonétiques (assonances, allitérations). Vous traitez peu cet aspect dans votre livre…
C’est vrai : mon livre est d’abord une réflexion sociologique et non linguistique. Je me suis plutôt intéressé aux rapports sociaux, à l’aspect artistique, à l’ingéniosité créatrice, etc.
La troisième partie de votre ouvrage s’intitule : l’ambivalence hip-hop. En quoi réside-t-elle ?
Dans le fait que le hip-hop est souvent présenté de façon caricaturale par les médias autour de deux axes. Le premier est lié à la banlieue, avec tout son cortège de violences, expression agressive venue d’Outre-Atlantique, les tags, l’agressivité des chansons de NTM. Tandis que d’autres médias vont mettre en valeur l’esthétique post-moderne. J’essaie de montrer que ce n’est ni l’un ni l’autre. Le hip-hop ne présente pas une seule porte d’entrée. C’est la combinaison de plusieurs logiques qui sont très différenciées où les acteurs du hip-hop circulent autour de plusieurs logiques. J’en ai défini principalement trois : la logique d’intégration, la logique d’échiquier et la logique de subjectivation. La logique d’intégration suppose l’idée que lorsqu’on s’investit dans la culture hip-hop, on construit des repères d’appartenance. La logique d’échiquier est très importante : c’est une logique de stratégie. Pour la comprendre, il faut imaginer par exemple un jeu d’échecs. On va mettre un pion dans un jeu, et on va essayer de placer son pion le mieux possible pour gagner la partie. La logique de subjectivation part de l’idée qu’autour de tout ça, les acteurs du hip-hop en tant qu’individus vont s’imposer dans l’espace public comme refusant d’être aliénés par tel ou tel aspect, surtout l’aspect politique. Ainsi, à travers la dénonciation des inégalités raciales et sociales, à travers la dénonciation de l’hypocrisie du show biz, des hommes politiques etc., ils vont entrer en résistance et construire leur subjectivité d’acteurs.
Hier, Césaire, Senghor ou encore Damas, pour reconquérir leur identité, luttaient quasiment à armes égales avec le colonisateur. Aujourd’hui, les rappeurs contestent la culture officielle en se servant de la musique populaire. Une telle arme est-elle assez miraculeuse (je cite Césaire) pour une affirmation du sujet dans la Cité ? Permet-elle de saisir la complexité du monde post-moderne dans lequel vit le rappeur ?
Quand vous citez Césaire, Senghor, etc., vous posez comme postulat qu’en fait des intellectuels noirs se sont affirmés a un moment dans l’espace public, dans l’espace intellectuel, en tant qu’acteurs de la culture, en utilisant les armes intellectuelles, les armes d’une certaine culture déjà reconnue, en un mot la culture des  » sachants « , alors que les gens du hip-hop peuvent effectivement s’exprimer dans l’espace public mais à travers un prisme qui n’est pas forcément reconnu par la collectivité scientifique, intellectuelle, etc.
Non. Je constate simplement que le monde post-moderne dans lequel vivent les gens du hip-hop est tellement complexe que la stratégie intellectuelle comme moyen de  » s’affirmer  » dans l’espace public est souhaitable.
Je crois que les gens du hip-hop ne se définissent pas comme des intellectuels, alors que c’étaient des intellectuels qui étaient à la base de la Négritude. Ils voulaient réaffirmer l’importance de la culture africaine, je dirais dans la construction de la Civilisation mondiale. Dans le hip-hop, les idées développées par les promoteurs de la Négritude sont assimilées. Je crois qu’à travers le rap, les gens du hip-hop tentent de reprendre le pouvoir par rapport à eux-mêmes : on reprend l’offensive, on apprend le contrôle de notre vie, on se transforme en acteurs plutôt qu’en consommateur aliéné. Certes, il y a dans le hip-hop une combinaison de logiques. Certaines logiques peuvent permettre à l’acteur de construire sa subjectivité, d’autres peuvent l’en éloigner : ils peuvent le mener à la surconsommation qui va l’aliéner. Je crois que le hip-hop est une tension permanente.
Alain Touraine, que vous citez souvent, a intitulé un de ses livres :  » Pouvons-nous vivre ensemble ? « . Les rappeurs ne posent-ils pas la même question ?
Certains la posent ; d’autres ne la posent pas ainsi. Certes, la culture hip-hop a un rapport très important avec l’exclusion ou l’inclusion : on est dans une société massifiée où l’identité est de plus en plus importante. On a de plus en plus de mal à trouver la sienne. Dans le hip-hop, pour certains jeunes issus de l’immigration africaine sortant d’un monde urbain, l’idée du métissage est manifeste. Mais il y a aussi chez eux une idée très restreinte de l’identité liée au quartier. En fait, ils se construisent en excluant eux aussi : on va être solidaires, mais en face du monde extérieur (le monde du business, d’autres groupes, etc.). Ce sera par exemple dans leur manière de s’habiller, dans leur façon de parler. En fait l’exclusion permet une meilleure inclusion du groupe, ce qui lui permet d’avancer. Je crois que les gens du hip-hop ne se posent pas vraiment la question de savoir comment vivre ensemble : pour eux, c’est une évidence, tant l’idée du métissage s’impose. Je pense que la véritable question qu’ils se posent est : comment allons-nous faire pour être reconnus par les autres et s’affirmer comme acteurs dans la société ?
Les cultures marginales qui s’opposent aux institutions sociales sont souvent récupérées par ces mêmes institutions. Le rap est-il menacé par un semblable risque ?
C’est déjà le cas. D’un côté, il se commercialise, s’institutionnalise. D’un autre, il se radicalise. Le rapport entre le rap et les institutions est très important. L’histoire même du rap est liée aux institutions : institutions commerciales, institutions d’éducation populaire qui travaillent maintenant avec les groupes du hip-hop. D’un autre côté, il y a les hommes politiques qui instrumentalisent le hip-hop parce qu’ils ont peur. Ils devancent les jeunes en organisant des festivals de banlieues, même s’ils savent qu’ils vont être critiqués par ces mêmes jeunes. C’est encore plus visible dans la danse car elle est moins agressive que le rap, moins directe. Et souvent, en allant voir un spectacle de hip-hop dans un théâtre, on s’aperçoit qu’il y a quelquefois peu de jeunes des quartiers populaires, des banlieues. En revanche, on croise les gens qui aiment le hip-hop par le biais de la danse, parce que c’est apparemment moins agressif. Effectivement, le lien qui existe entre les secteurs hip-hop et les institutions politico-culturelles est fort intéressant à étudier !

///Article N° : 1010

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