Filmer dans les rues des Cités

Entretien d'Olivier Barlet avec Carine May et Hakim Zouhani

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Rue des cités a été présenté le 17 mai dans la sélection ACID du festival de Cannes 2011. Une trentaine de jeunes d’Aubervilliers avaient fait le déplacement pour cet événement et le débat qui a suivi la projection a été riche de réactions enthousiastes. Dans cet entretien, les deux réalisateurs du film détaillent les processus d’émergence et de création d’un film sur la réalité des cités.

Quel est votre sentiment après avoir présenté le film hier soir ?
Hakim Zouhani – On est très contents des réactions et de tous ces compliments avec tous les jeunes dans la salle, et on a du mal à descendre de notre petit nuage ! C’était une belle récompense pour tout le monde.
C’était la toute première projection ?
Carine May – Oui, il y a juste eu une projection test de travail avec neuf personnes, les techniciens. Donc pour les acteurs, c’était drôle de le découvrir hier soir dans des scènes tournées il y a trois ans !
Comment êtes-vous finalement arrivés à Cannes ?
Hakim Zouhani – Aïcha Belaïdi qui organise le festival des pépites du cinéma était présente à la projection test et nous a conseillés de contacter l’ACID, qu’on connaissait pour avoir vu Donoma mais sans savoir comment ça fonctionnait. On a tenté notre chance mais on n’a lu le règlement qu’après que le film soit retenu ! C’est là qu’on a découvert qu’il fallait par exemple des sous-titres en anglais ! Ce fut vraiment la course pour qu’il soit prêt pour Cannes !
C’est la dimension collective qui est passionnante et comment le film a pu en émerger. Hakim, vous avez tout un vécu d’animateur socioculturel avec les jeunes d’Aubervilliers, cela a forcément aidé, non ?
Hakim Zouhani – Ce qui a déclenché l’idée de ce film, c’était un reportage bidonné par une grande chaîne nationale pour filmer un vol de moto. On voulait raconter une histoire plus proche des gens que cette image caricaturale.
Carine May – Il est important de souligner que c’était un bidonnage, une mise en scène de vol de moto ! La moto était énorme, elle appartenait à des jeunes du quartier, il était 9 h du matin, et l’équipe de journalistes disait être passée là par hasard !
Hakim Zouhani – Et comme il est dit dans le film, ces jeunes se lèvent plutôt vers midi !
Carine May – Au bout d’un moment, on en avait marre de ces choses qui font vendre alors que ce qui importe c’est la vie des gens des cités. On voulait raconter ce qui anime les jeunes de vingt ans et leurs rapports avec les générations précédentes.
Vous avez animé des ateliers vidéo avec les jeunes. Pourquoi avoir voulu faire un film, au destin différent avec l’espoir d’une sortie en salles et d’une diffusion plus large ?
Hakim Zouhani – C’est important que le film soit vu en dehors d’Aubervilliers. On rigolait en se disant qu’on serait à Cannes et nous y voilà ! J’ai effectivement animé beaucoup d’ateliers, également à l’étranger et en Algérie, mon pays d’origine : on essaye de montrer des gens sous-représentés, ceux qui n’ont pas le droit à la représentation comme le dit Didier Daeninckx dans le film. Le média cinéma a pour but de toucher aussi tous ceux qui vivent des choses semblables.
Carine May – Moi aussi je bosse dans le social et cette envie était également présente. Mais notre envie de réalisation est encore plus ancienne.
Hakim Zouhani – J’ai fait une formation dans le son, et ai fait de la régie, été assistant image, électro, etc. On n’a pas cherché à se voiler la face : c’est difficile de faire du cinéma, surtout si on vient de banlieue, et les financements sont difficiles. C’était notre premier film avec une équipe mais voilà qu’on se retrouve à Cannes !
Est-ce que pour les jeunes ça paraissait une montagne au départ ?
Carine May – Ils ne se rendaient pas vraiment compte et beaucoup n’avaient pas lu le scénario jusqu’au bout. Ils étaient simplement contents de participer à l’aventure et de se retrouver entre amis sur le tournage. Les techniciens étaient talentueux et engagés, ça a mis de la pression. Quand ils mettaient une heure à installer la lumière, ils se disaient que c’était du sérieux !
Hakim Zouhani – C’est là qu’ils ont pris conscience qu’on allait faire un film. Mais même à la projection, certains m’ont dit qu’ils réalisaient seulement que c’était un vrai film de cinéma qu’on faisait ! C’est sans doute pourquoi la séquence du faux film dans le film marche si bien. On rigolait sur le tournage mais on ne savait pas que ça allait donner un truc aussi beau et poétique.
Carine May – Oui, et c’est cette ambiance sereine, familiale, de petite équipe, qui a favorisé les séquences d’improvisation. La magie a opéré car cet espace le permettait.
Comment avez-vous procédé pour le casting ?
Hakim Zouhani – On a pratiquement écrit des séquences pour tous les jeunes qu’on voit dans le film. Mais on a quand même fait un casting. Mourad Boudaoud qui joue le rôle de Mimid est pratiquement le seul qu’on ne connaissait pas avant le tournage. Mais on voulait signifier aux jeunes que ce ne serait pas plus facile parce qu’ils nous connaissaient. On cherchait aussi une mère qui soit à l’aise devant la caméra. Le casting nous a donc surtout permis de trouver les personnages âgés.
Le film est structuré en saynètes, avec un fil qui porte le spectateur. Vous aviez donc bien une démarche d’écriture au départ.
Hakim Zouhani – Oui, dans la première version, les inserts documentaires étaient déjà présents, et dès qu’on a commencé à travailler avec les comédiens, on a installé des séances d’impro mais pas trop pour garder une certaine fraîcheur. Par contre, Carine et moi les avons regardées attentivement pour réécrire les dialogues en en tenant compte. Mais une trame existait dès le départ, qui s’est renchérie au fur et à mesure pendant les répétitions et durant le tournage.
Les comédiens étaient donc bien en situation d’acteurs avec un texte à dire.
Carine May – Oui, mais ils le lisaient souvent une heure avant le tournage ! On leur rappelait la séquence d’avant car on n’a pas tourné chronologiquement, et l’état d’esprit dans lequel ils devaient être. Il y a des dialogues auxquels on tenait et d’autres pas. Ils se les mettaient en bouche et ça évoluait ainsi. L’idée était que les jeunes jouent leur propre rôle et ils étaient les premiers poètes. Mais bien sûr, passant beaucoup de temps avec eux, on avait retenu nombre d’expressions et de blagues.
Le langage tient une grande place et toutes ces remarques lancées à l’improviste ont souvent un contenu éminemment politique. Comment l’avez-vous retravaillé ?
Carine May – Ce qui me fascine, ce sont les joutes verbales. On les a pratiquées et puis ça se calme vers 30 ans ! C’est typique de toutes les banlieues. Je trouve ça hyper poétique. On parlait hier avec Michel Gondry de ces chambrages qui peuvent paraître violents vus de l’extérieur, quand les jeunes s’en prennent à l’un ou l’autre, mais ils sont tellement poétiques et drôles, sans oublier qu’on ne chambre pas n’importe qui mais quelqu’un qu’on aime et qui fait partie du groupe. C’est donc mon frère, mon semblable qui me chambre : c’est une preuve d’affection.
Hakim Zouhani – En banlieue, on est très distants avec les rapports d’affection. Il y a beaucoup de pudeur et on ne se dit pas qu’on s’aime bien ou qu’on est amis.
Carine May – Chambrer, c’est aussi un moyen de mettre l’accent sur les défauts de l’autre, de tout verbaliser. Il n’y a pas de tabou dans la parole. On savait qu’il fallait que cela prenne de la place dans le film car c’est là où les jeunes mettent de la création dans leur vie quotidienne. Même le fils avec sa mère, la communication peut être difficile mais ça passe là aussi par là.
L’autodérision est permanente ?
Hakim Zouhani – Oui, c’est difficile de se prendre au sérieux dans ces quartiers. Je pense qu’on va s’en prendre plein la gueule pour revenir les pieds sur terre au retour de Cannes.
Le film met en perspective une histoire des banlieues en faisant intervenir les vieux.
Hakim Zouhani – Dans la médiatisation de la banlieue, on ne parlait que des jeunes. On avait l’impression que ces jeunes n’avaient pas de parents ou grands-parents et qu’il ne s’agissait que de jeunes issus de l’immigration. On oublie tous les autres. On voulait redonner la parole à toute une palette d’habitants. Les jeunes allaient prendre une grande partie de la fiction mais les personnes âgées nous racontaient beaucoup de choses qui n’ont pas changé depuis 50 ou 60 ans.
Carine May – Et c’est l’histoire du territoire. Aubervilliers, comme tant de villes ouvrières, a connu la fermeture des usines, etc. On y trouve des figures qui ont connu tout ça et peuvent en parler. A force de mal représenter ces territoires, on les met de côté. Les populations finissent par ne plus se mélanger. On fabrique des ghettos. On a vu Aubervilliers se transformer ainsi. On enlève les passerelles entre générations qui sont pourtant essentielles. On trouve ça révoltant. En tant que trentenaires, on avait envie de porter cela dans le film.
Quand on écoute ce que dit Didier Daeninckx dans le film, l’exclusion n’est pas seulement historique et territoriale mais c’est aussi celle de son propre imaginaire. C’est ça que vous avez travaillé dans toutes ces scènes ?
Carine May – Effectivement, c’est ce qu’on a essayé de retranscrire. Si on est des fantômes, on n’existe pas.
Un autre passage m’a marqué : cette femme qui est allée travailler rue de Rivoli et qui disait être perçue comme agressive et non diplomate car elle reproduisait l’agressivité qu’elle a connue en permanence dans les rapports.
Carine May – Le langage est un sas où on laisse passer des choses malgré nous. On essaye de lutter contre le complexe du banlieusard, mais c’est parfois maladroit. Dans les banlieues, ça parle fort et ça jacte tout le temps. Cela peut être perçu comme agressif. Dans le film, ça n’arrête pas de parler.
D’où ces respirations poétiques instillées régulièrement, contrairement à Kechiche dans L’Esquive en dehors des moments de théâtre ? Etait-ce pour atténuer les choses ?
Carine May – Je ne dirais pas « atténuer ». Avec le silence, on se sent vite en danger. Il faut meubler. On voulait que nos personnages soient capables d’avoir des moments de silence et qu’on les voie ainsi. Mais on voulait aussi que le film ne soit pas vu que par des gens d’Aubervilliers et qu’il ne soit pas indigeste. Le petit qui répare son vélo avec les tours derrière et les gars qui jouent au foot, c’est aussi la vie qui se regarde et s’écoute autrement. C’était complémentaire et important.
Aviez-vous des références en tête ?
Hakim Zouhani – Le choix du noir et blanc était une façon de restaurer de l’esthétique.
Carine May – On avait forcément La Haine en tête.
Vous vous sentiez représentés dans La Haine ?
Hakim Zouhani – Oui, mais pas tout le temps.
Carine May – Il y a des séquences que j’ai aimées. La glande, l’errance des jeunes n’a pas changé ! A l’époque, le film nous a parlé !
Hakim Zouhani – Par contre, Ma 6-T va craquer de Jean-François Richet était trop caricatural.
Carine May – On aime bien cette frontière ténue entre le réel et la fiction. Celui qui la réussit bien, c’est Rabah Ameur-Zaïmeche.
Hakim Zouhani – Le Thé au harem d’Archimède reste notre référence absolue, et on y voit que rien n’a changé !
Quand je vous ai posé la question des références, vous m’avez parlé du noir et blanc. C’est donc bien dans le cinéma que puise ce choix.
Hakim Zouhani – La Haine reste le favori de tous en banlieue alors que ceux qui n’y habitent pas voient davantage la banlieue dans Ma 6-T va craquer. C’est paradoxal.
Carine May – Certains fantasment tellement la banlieue qu’ils veulent que les films leur racontent ça, sans percevoir qu’il y a aussi un ordinaire en banlieue.
Hakim Zouhani – Et ceux qui viennent y faire des reportages ont ce schéma inconscient en tête. Ils vont ne retenir que le sensationnel.
Carine May – A l’OMJA, une structure associative se faisant maintenant connaître avec Génération court, le festival de courts métrages avec Diaby Doucouré, certains ont déjà fait ce constat : des journalistes arrivent et attendent de la part des jeunes injures et gros mots. Ils sont presque déçus de constater le contraire. C’est vraiment injuste. Ce sont des approches malveillantes qui créent un passif. Je trouve que malgré le mal qui a été fait, les gens de banlieues sont encore assez patients et ouverts !
Finalement, le noir et blanc, c’était aussi une façon de prendre de la distance avec la vision qui s’impose dans les médias ?
Hakim Zouhani – Effectivement, la couleur renvoie à l’écran cathodique.
Les clichés étant ce qu’ils sont, on n’échappe pas à la nécessité d’y répondre, tant dans l’esthétique que les contenus ?
Carine May – On n’y échappera jamais. Comme le dit le slameur Hocine Ben, Aubervilliers est une ville de périphérie car Paris est à côté !
Vous avez dédié votre film aux « gentils » enfants d’Aubervilliers. Pourquoi gentils ?
Carine May – C’est d’abord une référence à Jacques Prévert mais aussi à Aubervilliers, le film d’Eli Lotar dont le commentaire était écrit par Prévert : « Gentils enfants d’Aubervilliers, Gentils enfants des prolétaires, Gentils enfants de la misère, Gentils enfants du monde entier, etc. », un film de 23 minutes tourné en 1945 sur une commande du maire communiste Charles Tillon, avec une musique de Joseph Kosma, une pépite. Et puis, l’enfance c’est comme une peau de chagrin : dans des villes comme ça, elle est raccourcie. Ils sont obligés d’en sortir trop vite. En tant qu’enseignante, je le vois tous les jours. Et puis, les enfants sont un concentré de poésie, avec leur capacité de faire abstraction de tant de choses, et contiennent à eux seuls toute la magie du monde.

Cannes, le 18 mai 2011///Article N° : 10174

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