Le groove pygmée de Fredy Massamba

Entretien de Julien Le Gros avec Fredy Massamba

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Issu de la nouvelle génération d’artistes congolais, Fredy Massamba combine sa tradition pygmée et la Soul. « Ethnophony » est son appel de la forêt.

Dans quelles conditions avez-vous enregistré « Ethnophony » ?
C’est parti de Dakar. Les premières touches ont été apposées à Dakar, au studio Sankara de Didier Awadi. J’y ai croisé mon bassiste Fred Hirshy, qui est directeur artistique sur ce projet ethnophonique. Ensuite ça a beaucoup voyagé : Dakar-Bruxelles-Genève-Bombay. Le dernier morceau : « Destiny » a été fait à Bombay. C’est ça mon destin : voir ce qui se passe ailleurs, voyager pour pouvoir apprendre, communiquer, partager. C’est un album qui n’a pas été enregistré dans des conditions classiques. On n’a pas eu de grands studios. On a squatté les caves à Bruxelles, à Genève… et mixé aux États-Unis avec Tom Soares.
Il y a un peu d’Afrique mais aussi pas mal de sonorités soul, occidentales. Comment s’est fait ce brassage ?
C’est du ressenti tout simplement. On a mis des bases soul par le biais de Fred, qui est très branché Hip Hop jazzy. Il m’a demandé de ramener ma touche africaine. Je suis venu avec le côté pygmée, les voix en kikongo, tout ce qui me parlait. Le but aussi était de faire quelque chose non pas d’inédit, tout ce qu’on a fait l’a déjà été, mais de trouver une couleur, une thématique. Retrouver deux rives : je parle de l’Afrique et de l’Europe et les États-Unis. Réunir tout ça dans un même monde, un même univers. Ça, c’est moi. Ramener ma forêt sur une musique Soul, Jazz, House. Je le fais. On est parti de sa Soul pour que j’y amène ma touche africaine. Il n’y a pas eu de calcul. Ce n’est pas un album réfléchi. C’est parti d’un freestyle pour aboutir à ce disque.
Sur la route, dans votre expérience de musicien vous avez rencontré des artistes Hip Hop Nu Soul américains comme Mos Def, Bilal, The Roots…
J’ai eu l’occasion de les rencontrer pendant une tournée aux États-Unis. À l’époque j’étais choriste avec le groupe « Zap Mama ». Comme on était en première partie de « The Roots », d’ Erykah Badu j’ai pu les rencontrer. C’était un moment extraordinaire. Je n’ai pas collaboré avec eux mais je les ai côtoyés. Je les ai vus travailler en studio à Philadelphie. Ça m’a « boosté ». J’ai beaucoup appris. C’est quelque chose qui reste gravé dans mon cœur. C’est toujours bénéfique de rencontrer des artistes énormes, de grand talent, pour avoir une vision plus large.
L’exil est un thème très présent dans « Ethnophony ».
J’ai quitté Brazzaville en 1998, à cause de la guerre qui a opposé deux leaders politiques. Je suis parti, un peu effrayé mais surtout en colère. J’avais un rêve qui était de réaliser des choses chez moi au Congo, travailler en collaboration avec les Tambours de Brazza, d’où je suis issu. C’est une grande école. Je voulais monter une scène, une école. Ramener des artistes, faire découvrir ma musique traditionnelle du Congo-Brazzaville. L’exil a été un choc. Ça m’a fait très mal. La vie continue, comme on dit. Aujourd’hui je n’y suis pas encore retourné. J’espère que les mois à venir j’irai. J’ai été obligé de mettre l’accent dessus dans l’album à travers quelques titres où j’évoque ce qui s’est passé.
Dans cet album vous chantez dans quelle langue ?
C’est en kikongo, une langue parlée dans le sud du Congo-Brazzaville et dans le nord de la République démocratique du Congo. C’est une langue qui est inscrite dans le nom même du royaume du Congo : Kongo dia ntola. On la retrouve en Namibie, au Mozambique, les deux Congo. Tout l’album est dans cette langue. Il y a aussi le lingala qui relie les deux pays. C’est la première langue nationale.
Pourquoi chanter en kikongo ?
C’est tout simplement parce que je m’y sens bien. Je peux chanter en français et en anglais. Je fais du Gospel. Mais le message passe mieux en kikongo. Je maîtrise, manipule cette langue. J’y suis à l’aise.
Quelles sont les musiques qui vous ont éveillé ?
Mon père écoutait Jimmy Cliff, Bob Marley, James Brown… Il fait partie d’une génération qui a baigné dans la rumba mais qui n’en était pas très férue. C’est comme les jeunes aujourd’hui qui font du hip hop et sont très américanisés. C’étaient des gars qui étaient fans de tout ce qui venait des États-Unis. À la maison il avait une grande afro et une barbe bien faite, pantalon patte d’éléphant, chemise cintrée bien coincée à la Bob Marley, des jeans. Tous les jours à la radio on entendait de la rumba, forcément, en passant par le coupé décalé. On a écouté le « Ok jazz » avec Franco, Tabu Ley Rochereau, Papa Wemba… des artistes de toutes générations confondues. Quand j’étais à la maison avec mes potes on fredonnait : D I S CO. Il y avait même le disco. C’était une manière de bluffer les autres. J’ai donc grandi entre la musique occidentale qui m’a beaucoup imprégné, et la Rumba.
Comment avez-vous intégré les fameux « Tambours de Brazza » ?
J’y suis venu en 1992, après un festival de musiques traditionnelles, organisé au Centre culturel français et au Centre Sony Labou Tansi de Brazzaville. C’était dans un quartier qui s’appelle Bacongo, là où se réunissent les sapeurs, la frime, la tchatche, l’élégance. Un jour je faisais un freestyle avec mes potes. Je viens de la rue. Mes premières danses c’étaient le smurf, le boogaloo. Je dansais quand est arrivé le smurf dans les années 84-85. J’arrive à Brazzaville. Je vais au Centre culturel. Je monte un « Band » avec mes potes, avec des chorégraphies influencées par les États-Unis. On s’inspirait des gens comme Bobby Brown. Le directeur artistique Jean-Emile Biayenda m’a proposé de faire une chorégraphie sur les « Tambours de Brazza ». Ramener une touche hip hop urbaine sur les tambours. Ça a été un déclic. Tout le monde a kiffé et depuis on n’a pas arrêté.
Que vous ont apporté les « Tambours de Brazza » ?
C’est le père qui m’a tout donné professionnellement. J’y ai appris la discipline musicale, artistique. Ce groupe m’a ouvert l’esprit, m’a permis de voyager dans le temps et l’espace. La percussion est quelque chose que j’utilise moins dans « Ethnophony ». Je ne l’utilise pas avec le ngoma ou le djembé mais je percute avec ma voix. La voix pour moi est quelque chose qui se met à la place d’un ngoma, d’un djembé. J’utilise ma voix comme un instrument. Les « Tambours de Brazza » ont été un tremplin. J’ai fait le monde entier. L’année passée, on a fêté les vingt ans des tambours au festival Musiques métisses d’Angoulême. C’est un pur bonheur. Je continue toujours à collaborer avec eux.
Vous vous définissez comme un Afropéen ?
C’est entre les deux. J’ai un pied entre ici et là-bas. J’ai appris en Afrique et j’ai été accueilli ici. La Belgique est le pays d’accueil où je réside. L’Europe m’a donné, dans la musique, dans le partage. C’est ici que j’ai vraiment compris le jazz, que j’ai intégré le monde du gospel. C’est ici que j’ai compris certains mots que je ne maîtrisais pas au pays. Je ne parle pas de la langue française mais du sens des mots. J’ai des amis, ma famille mon fils. Ça fait treize ans que je ne suis pas parti au pays. Mais j’ai en moi cette Afrique, toute ma forêt et mes sens. Je partage. Je fais beaucoup de grandes scènes en Europe. Forcément j’ai une partie d’ici et de là. J’appelle ça être Afropéen. Mes couleurs d’ici et de là-bas.
Comment vous situez-vous par rapport aux problèmes d’immigration ?
Lorsqu’on touche l’immigration on touche aussi la diaspora, l’être humain, l’essence. C’est très important d’en parler. C’est un combat. Je vis ici, dû à tout ce qui s’est passé. Il ne faut pas qu’on oublie que ce que l’Europe est en train de vivre est juste un retour de l’Histoire. Les gens ne viennent pas en Europe pour casser ou couper des mains. C’est dû au système en place, où l’Europe, à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, soutient des dictateurs. Ils font ce qu’ils veulent. Je n’arrive pas à comprendre qu’un mec puisse dire : « J’aimerais avoir un magasin dans mon petit quartier. Je n’ai pas le budget qu’il faut. Est-ce que je peux avoir un soutien ? » Tu lui donnes. Dix jours après il revient. »J’ai eu quelques soucis avec ce que tu m’as donné. Mais franchement donne-moi une deuxième chance. »Une troisième, une quatrième, une cinquième. Tu continues à donner ! C’est du foutage de gueule ! Jusqu’à aujourd’hui ça continue ! J’entends de la part de l’Union européenne : « Tel pays est venu demander de l’aide. » On continue à donner ! Quand les dirigeants de tel pays reçoivent tant de millions, le peuple ne voit pas cet argent. Il vit dans des misères. Je ne dis pas que ce qui se passe aujourd’hui est positif. Mais il faut qu’on reconnaisse que ça vient de quelque part. La colonisation c’était il y a cinquante ans seulement. Tant qu’on n’arrête pas de financer des dictateurs en place, les choses vont continuer. C’est clair. Les gens vont quitter leur pays, faire le tour, pour en trouver un où ils auront un semblant de paix, de démocratie. C’est ce qui arrive aujourd’hui.
Vous venez d’une jeune génération. Comment analysez-vous les cinquante ans des Indépendances africaines ?
La nouvelle génération a un nouveau discours, une nouvelle vision. Elle dit « Fini les cinquante ans, après c’est à nous. « On ne va plus jamais fêter les cinquante ans de l’indépendance. Nouvelle génération, nouvelle mentalité. Une mentalité plus élargie, de partage. On veut comprendre. On arrive avec une révolution consciente, où l’on peut partager, discuter pour pouvoir trouver des solutions. Cinquante-cinquante. Fini les soixante-dix pour cent à trente. J’ai la chance de voyager, notamment au Sénégal. Quand j’entends le discours des jeunes je le sens. J’ai vu tout ce qui s’est passé dans les mobilisations pour la Côte d’Ivoire. Nous avons vu dans les marches au moins quatre-vingt-dix pour cent des jeunes devant, avec des grands panneaux pour dire : « Il faut qu’on arrête. Les manipulations, les soucis. » Je n’ai pas de parti pris. Mais au moins ça fait plaisir de voir cette génération qui se lève. À Bruxelles, l’année passée, dans le cadre de l’anniversaire de l’indépendance, nous avons eu la chance de monter un projet : « Héritage ». Pitcho, un rappeur local, a initié ce projet qui rassemble plus de trente rappeurs, chanteurs de la diaspora congolaise. Chacun parle en vivant ici de l’image qu’il a de la colonisation : le Congo belge, la France par rapport à Brazzaville, la Côte d’Ivoire… Je crois que cette nouvelle génération veut du cinquante-cinquante.
Quel a été votre travail avec vôtre compatriote Pitcho sur son album « Crise de nègre »
J’ai fait un morceau dans lequel j’ai essayé de revisiter le fameux tube de Papa Wemba. Il a fait un morceau : « Travaillez ! Prenez de la peine. » présent dans le film La vie est belle. On est allé à Kinshasa, juste après la fête de l’indépendance du trente juin. On a pu « clipper » dans les rues de la ville. C’était une très belle expérience. Pitcho est un super-musicien, un artiste magnifique, intelligent, posé. C’est cette Afrique-là qu’on met en marche.
Vous qui avez été des deux côtés, comment voyez-vous la séparation de la RDC et le Congo Brazzaville ?
Il n’y a pas de différence entre les deux. J’ai toujours eu du mal à me positionner sur ça. Pour moi le Kongo c’est le Kongo. Tant que le Kongo sera avec un K ce sera le Kongo. Au départ le Kongo c’était avec un K. Tout le reste est venu avec la colonisation. Pour faire frime il fallait mettre un C. Que je sois de Kinshasa ou de Brazzaville je me sens bien. Je suis tout simplement congolais, panafricain et homme du monde.
« Ethnophony » renvoie à la multiplicité des couleurs sonores
Ce que les gens en retiennent ce sont les touches, les couleurs et le Groove. Le Groove est bien Soul, au sens de l’âme. Peu importe d’où il vient où de quel Groove on parle. Lorsque je parle des sons (phony) c’est un combat que je mène. Je suis parti au pays, dans ma grande forêt équatoriale, pour pouvoir ramener des instruments traditionnels dans ma musique. Aujourd’hui, au Congo, et en Afrique, en général, beaucoup de jeunes perdent le sens de l’ancestral. Lorsque je parle de nos langues, il faut les revisiter, leur donner une chance. Il faut que les jeunes se rendent compte qu’ils ont des langues. Un pays où l’on n’a plus de valeurs culturelles c’est un pays mort. Je suis reparti là-bas et j’ai vu mon neveu, qui joue à la sanza. C’est un des jeunes qui a compris. Je lui ai demandé d’intégrer « Ethnophony » et de ramener sa touche. Il faut qu’on reparte, que les jeunes sachent qu’ils ont des instruments traditionnels en Afrique qu’ils peuvent exporter. C’est une manière de montrer sa culture. Il y a aussi beaucoup de langues qui se perdent. Au Congo-Brazzaville quatre-vingts pour cent des gens parlent le français. Il y en a qui ne parlent pas certaines langues. Nous avons cent quatre-vingt-trois à cent quatre-vingt-cinq ethnies donc autant langues. Mais la majorité n’en parle que deux : le lingala, la langue de son père, qui vient de je ne sais quelle ethnie, et c’est tout. Après on met de l’anglais autour, pour frimer. Mais il y a un tas de langues qu’on ignore. Il y a des langues qui se perdent, comme la mienne. Je le mets sur le tapis, histoire de conscientiser les gens.
Qu’est-ce qui vous attend pour la suite ?
On est focalisé pour l’instant sur le projet « Ethnophony », histoire de faire durer en faisant beaucoup de dates. On va préparer le deuxième album : la suite d’ « Ethnophony » Je suis en plein laboratoire, en train de travailler dessus. Il y a des surprises qui arrivent…

[http://www.myspace.com/fredymassamba]

Fredy Massamba Ntoto live

Pitcho avec Fredy Massamba

///Article N° : 10468

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Les images de l'article
Fredy Massamba © Skinfama





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