Le théâtre de Kossi Efoui :

Une poétique du marronnage

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Ce volume représente une étape importante des travaux sur le marronnage créateur des dramaturgies d’Afrique et des diasporas que mène le laboratoire Scènes francophones et écritures de l’altérité (SeFeA) de l’IRET (Institut de Recherches en Études théâtrales). Kossi Efoui revendique en effet cette posture, issue de l’histoire de l’esclavage dans la Caraïbe et les îles du Pacifique, comme un engagement esthétique et philosophique essentiel à sa démarche d’écrivain.

« Il y a toujours quelque chose qu’il faut accepter de faire mourir parce qu’il faut quotidiennement renaître, parce que l’homme n’a pas le droit de s’enfermer dans une définition. » K. E.

Il y a vingt ans Kossi Efoui, jeune Togolais philosophe poursuivant des études à l’université du Bénin, remporte le prix interafricain de Radio France Internationale avec Le Carrefour, une pièce déconcertante pour le public occidental qui s’était forgé une certaine idée des canons de l’esthétique théâtrale africaine et de sa dramaturgie exotique et musicale. Monique Blin invite Kossi Efoui à la maison des auteurs de Limoges où il écrit Récupérations (1992) et La Malaventure (1993). Mais, bientôt, certains reprochent à Kossi Efoui de trahir son identité. Son théâtre ne ressemble à rien d’Africain, il évoque plutôt Beckett ou Sartre… Où est donc passée cette si belle matière d’Afrique, ses contes, sa faune et sa flore ? Quelle est donc cette curieuse dénaturation ?
Après une quinzaine de pièces éditées pour la plupart chez Lansman, Acoria ou Au bruit des autres, et quatre romans publiés au Seuil, le théâtre de Kossi Efoui reste un ovni pour beaucoup de critiques. C’est que le théâtre de Kossi Efoui travaille justement sur l’insaisissable, le volatile, sur l’évaporation, l’échappée du temps et de l’espace aux hommes, l’impuissance qui est la nôtre à conserver la mémoire. Son théâtre convoque l’amnésie ; la fresque de l’Histoire comme celle de nos histoires intimes est percluse de trouées, de déchirures, d’incertitudes. Nous sommes incapables de faire la part du vrai et du faux, et tout son théâtre traite de cette question de l’illusion que nos sens nous imposent. Nous prenons pour réel ce qui n’est que le fruit de notre imagination, car le rêve est liberté, comme l’éprouve le personnage du Carrefour entre les quatre murs de sa prison. L’espace de l’illusion nous attire comme les papillons la lumière et l’homme peut même abandonner sa propre réalité, croyant que la mise en scène de sa vie est plus exaltante que sa vie même. Alors il brade son existence, se laisse voler son âme comme dans Récupérations, où la télévision récupère jusqu’à la pauvreté de ceux qui n’ont rien. Et celui qui n’a qu’un tas d’ordures pour vivre finit par se faire dérober le dépotoir de sa réalité. Kossi Efoui joue aussi sur l’instabilité entre la vie et la mort, convoquant l’état du coma dans L’Entre-deux rêves de Pitagaba (2000), instabilité de la matière : corps gazeux, corps liquide, corps fait de vide, d’histoires qui explosent comme des bulles dans Le Corps liquide (1997) par exemple, et qui glissent entre les doigts. Oublie ! est d’ailleurs le titre de sa dernière pièce.
Objet Volatile Non Identifié, son théâtre « marronne », donne sans cesse rendez-vous ailleurs pour mieux mettre en crise le spectateur. Ses personnages ne sont pas identifiables, ils muent, changent de peaux, perdent une à une leurs pelures comme les oignons, et laissent finalement au lecteur une coque vide : superposition de masques ou réincarnation à l’infini comme Anna, héroïne de Io (Tragédie) (2005), énième réincarnation du personnage de la mythologie. Cette instabilité des corps traduit l’impossibilité de retenir la vie qui s’enfuit et se consume, quelles que soient les traces et le souvenir funéraire que l’on accorde à l’être disparu, ce que met en scène la chambre noire dans Le Petit Frère du rameur (1995),cette chambre photographique d’où ses amis guettent le corbillard et où se joue une curieuse veillée distanciée, la « révélation argentique » de la vie de celle qui vient de mourir et dont on attend la levée du corps en se souvenant. Cette instabilité est l’identité même de l’humain toujours changeant et évoluant. Et il est de la responsabilité humaine de se faire volatile. Le devenir de l’homme, qu’il soit d’Afrique ou d’ailleurs, n’est pas arrêté à une identité close, il a droit à tous les envols. Les ovnis habitent aussi le ciel d’Afrique… Car, comme le rêve justement Kossi Efoui dans Volatiles (2006) « les oiseaux rappellent encore… avec le tracé migratoire de leur écriture labile… que les racines de l’homme sont aériennes« .
Réflexion autour de l’œuvre du dramaturge togolais, ce volume est aussi l’occasion d’interroger ce concept de marronnage créateur, formulé en particulier par Édouard Glissant, et de revenir sur les débuts des nouvelles dramaturgies d’Afrique et des diasporas. Il s’organise en quatre strates, permettant de creuser plus avant la complexité d’un théâtre qui cultive les effets d’emboîtement et de superposition, quatre facettes, qui chacune à sa manière, convoque un titre de pièce : Le Carrefour d’abord, rendez-vous des subversions et des ruptures, La Malaventure ensuite avec l’errance et l’exil, puis, L’Entre-deux rêves… et ses territoires du corps et du rythme, enfin Volatiles pour sa promesse d’envol et de renaissance.
Un voyage, donc, à travers la géographie aérienne de Kossi Efoui, avec des articles et des extraits des tables rondes qui se sont tenues lors du colloque organisé en 2010, en collaboration avec la Fondation Dapper et le soutien du groupe de recherche sur le drame moderne et contemporain, pour mieux embarquer sur les mers d’une écriture qui rompt les amarres… Un voyage que nous espérons initiatique et déconcertant, riche en découvertes et en surprises.

Scènes Francophones et Écritures de l’Altérité : SeFeA
Axes de recherche : Arts de la scène et problématiques post-coloniales : histoire et imaginaire, dramaturgie, esthétique et mise en scène, anthropologie de la représentation.
Ce laboratoire, au sein de l’IRET (Institut de recherches d’études théâtrales), dirigé par Catherine Naugrette et Gilles Declerq, se propose d’ouvrir un vaste chantier consacré aux poétiques des dramaturgies du monde francophone traversées par l’histoire coloniale et l’histoire des migrations, en particulier les dramaturgies d’Europe, d’Afrique, d’Amérique, des Caraïbes, du Pacifique et des diasporas nouvelles et anciennes. Ces recherches concernent autant les dramaturgies modernes et contemporaines que les expressions scéniques du passé.
Frères de son, Frères de scène : voix chœur à corps en avril 2008 a été la première action du laboratoire et a donné lieu en 2009 à la publication d’un volume collectif autour des « Fratries Kwahulé » (Africultures, n° 77-78). Ce nouveau volume, consacré cette fois au théâtre de Kossi Efoui, et conçu dans la continuité du précédent, s’inscrit au cœur de la problématique du programme que nous développons sous le titre Dramaturgies du marronnage : le corps théâtre du drame. Ce programme poursuit le travail entrepris sur le « corps champ de bataille » et interroge le corps comme « espace d’écriture », à la fois champ, chant et chantier. Il se développe autour d’un séminaire consacré à la poétique du corps comme espace de mémoire, de dépassement ou de reconquête identitaire et s’inscrit dans une dynamique scientifique triangulaire qui implique des chercheurs d’Afrique d’Europe et d’Amérique(s) à travers plusieurs actions et projets éditoriaux :
le développement éditorial d’un site de recherche consacré aux Théâtres contemporains du monde noir francophone dans le prolongement de l’encyclopédie électronique Afritheatre.com ;
le partenariat scientifique avec le département d’Etudes francophones de l’université du Minnesota (The International Quarterly of French and Francophone Studies, University of Minnesota) et la publication en 2008 d’un ensemble de travaux sous le titre Nouvelles dramaturgies d’Afrique et des diasporas : sonates de corps, cantates de voix, Hopkins University Press ;
le partenariat avec l’université de Virginie et la publication d’un volume collectif consacré aux expressions scéniques contemporaines de la Caraïbe : Émergences caraïbe(s) : une création théâtrale archipélique, Africultures, 2010 ;
le partenariat avec l’université de New York et Indiana University Press pour la publication d’une anthologie franco-américaine des dramaturgies d’Afrique et des Diasporas, sous la direction de J. Miller et S. Chalaye ;
le développement d’un réseau de ressources documentaires concernant les « Afriques de la scène » avec le soutien du CNT (Centre national du théâtre) et le concours de la Bibliothèque Gaston Baty et d’ANETH (Aux nouvelles écritures théâtrales) ;
la contribution au sein de l’IRET au programme « Mémoire vive » (dir. Gilles Declercq) avec le concours d’Axe Sud Production, afin d’alimenter le fonds vidéo de captations et documents en images des théâtres d’Afrique et des diasporas ;
la mise en place de l’Université d’été des Théâtres d’Outre-Mer en Avignon, dont la première édition a eu lieu les 22 et 23 juillet 2011.

Institut de Recherches en Études Théâtrales – laboratoire SeFeA
Responsable : Sylvie Chalaye
contact : [email protected]
Nous tenons à remercier la Fondation Dapper, Axe Sud et le Théatre Inutile, l’association Aneth et le collectif Mona, l’IRET et l’école doctorale Arts et Médias (ED267) de Paris III, ainsi que les étudiants-chercheurs du laboratoire SeFeA, qui ont largement contribué à la réussite du colloque et dont l’accompagnement a été précieux dans la préparation de cette publication.///Article N° : 10492

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