Des jeunes de Bobigny bousculent les politiques

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La campagne pour l’élection présidentielle a démarré. Si vous n’êtes pas encore inscrit sur les listes électorales, il vous reste moins de deux mois pour le faire et pouvoir voter en mai prochain. Dans ce contexte, la lutte contre le spectre de l’abstention, notamment chez les jeunes et dans les quartiers populaires, se renforce… Sur le terrain, nombre d’acteurs se mobilisent. Comme à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, où l’association « Balle au Centre  » met en place des actions innovantes pour que jeunes et responsables politiques se rencontrent et échangent.

Abstention, représentativité, participation politique, initiatives innovantes : pour y voir plus clair, plongée dans le quartier Paul Eluard, à Bobigny.
« L’abstention dans les quartiers, plus grave que les émeutes », titrait Le Monde en mars 2010. Si l’abstention n’est pas spécifique aux quartiers populaires, elle y apparaît accentuée. à Bobigny, un habitant sur quatre a moins de 25 ans. La plupart sont Français, d’origine africaine ou maghrébine. Aux dernières élections cantonales, en 2008, un candidat y a été élu au premier tour, mais le scrutin a dû être invalidé car le quorum de 25% de votants n’avait pas été atteint. Dans le quartier Paul Eluard, le taux d’abstention atteint en moyenne 60%. Le revenu fiscal moyen y est de 11 000 euros, moitié moins que la moyenne nationale. Mais abstention ne veut pas dire dépolitisation.
Speed dating citoyen (1)
L’intérêt pour la chose politique est bien là. Rachid Chatri a fondé l’association « Balle au centre » dans ce quartier Paul Eluard de Bobigny, il y a cinq ans. L’objectif ? Présenter aux jeunes de façon innovante la variété de l’offre politique, en sortant du giron de la mairie communiste. Il a alors l’idée d’un « speed-dating citoyen » : « On n’est plus dans un meeting traditionnel de militants. Le speed-dating permet de confronter tous les points de vue dans une même soirée. Les candidats présentent leur programme, puis vont de table en table pour discuter avec une dizaine de jeunes qui leur posent des questions. Le temps de réponse est limité, et la langue de bois aussi. »
Pour les dernières élections législatives et régionales, la salle de 150 places était comble. « Le coté innovant a fait venir les jeunes. La politique traditionnelle est trop loin d’eux, c’est ça qui la tue », tranche Rachid. Il se souvient du député sortant, une pointure politique, lui dire, en sueur au bout des deux heures de speed-dating : « Je n’ai jamais vécu un truc pareil ».
Fracture
Slim a la petite vingtaine. Il habite Bobigny depuis plus de dix ans et est à la recherche d’un emploi. Pour lui, la politique, « ça reste des gens costumés qui parlent. Je les regarde à l’Assemblée ou aux infos, mais je reste spectateur, je ne me sens pas concerné. Si je vote, c’est plus contre quelqu’un que parce que j’adhère à un programme ».
Son ami Sébastien acquiesce de la tête. Il habite Bobigny depuis son enfance et prépare actuellement un BTS en communication : « En France, la politique est ennuyeuse. Aux états-Unis, c’est plus jeune et dynamique. Ici, on dirait que les élections sont faites pour les cadres qui ont de l’argent. Quand on parle de nous, c’est pour ressasser les mêmes problèmes de délinquance ou nous parler d’assistanat. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas de candidat qui nous ressemble… », estime-t-il.
Manel, 23 ans, en BTS Transport, dit voter plus par devoir citoyen que par conviction. Pour elle aussi, les politiques sont trop éloignés des quartiers populaires : « Il faudrait travailler à améliorer les relations police-citoyens, avec des médiateurs. Mon frère vit sans arrêt des contrôles au faciès injustifiés. Il faudrait aussi faire une priorité du suivi des jeunes déscolarisés et de la lutte contre les discriminations pour les diplômés ».
Le speed-dating de « Balle au Centre » a confirmé une certaine fracture entre politiques et jeunes. « La maire adjointe en charge de l’éducation, s’est présentée aux législatives. Mais face à l’affluence inhabituelle de jeunes lors du speed dating, elle n’a pas pu décrocher deux mots. Elle était tétanisée ! », se souvient Rachid Chatri.
Un candidat de l’abstention
Autre idée saugrenue de l’association : un candidat de l’abstention pour 2012. Loufoque ? Quasi dada ? Rachid explique : « On présente un candidat qui n’a pas vocation à être élu ni à présenter un programme. Juste à faire entendre le message de l’abstention qui n’est pas comprise pour ce qu’elle est : un cri d’alarme, une contestation. Ce n’est pas pris en compte. Les politiques ne s’intéressent qu’à ceux qui mettent un vrai suffrage exprimé dans l’urne. Et ils désertent les banlieues. Depuis 2008, on n’a pas vu un militant socialiste dans notre ville, ni le maire passer dans le quartier ».
Rachid dénonce la désertion des banlieues par les partis traditionnels. Il va même plus loin : « Il y a quelques semaines, un décret a rendu possible l’inscription sur les listes électorales par Internet. C’est une vraie révolution mais pour qu’elle soit possible, il faut localement la volonté des élus. à Bobigny, ils sont contre. On dirait que voir massivement des jeunes s’inscrire, ça leur fait peur. Suite à ce décret, la radio Le Mouv’ a mis en place un concours, avec, à la clé, un concert gratuit pour la ville qui enregistre le plus d’inscriptions sur les listes électorales. Nous sommes donc allés voir les élus pour qu’ils nous aident à organiser ça mais ils ont freiné des quatre fers. Alors si on fait de l’éducation à la citoyenneté, ce n’est pas seulement en direction des jeunes, mais aussi des élus ».
Au-delà des listes indépendantes et citoyennes qui fleurissent dans de nombreux quartiers populaires, il est nécessaire, pour le fondateur de « Balle au Centre », que les jeunes des quartiers investissent massivement les partis politiques, tant à droite qu’à gauche, afin que ceux-ci ne restent pas déconnectés de la réalité.
Engagement politique dans les quartiers : le point de vue du sociologue Michel Kokoreff
Michel Kokoreff (2), sociologue, travaille sur les quartiers populaires depuis plus de vingt ans. Dans les années 1990, il questionne les jeunes des cités d’Asnières, dans les Hauts-de-Seine, sur leur accès à la citoyenneté et leur représentation de la classe politique. En 2003, il en fait un livre, La Force des quartiers. Il y montre l’émergence, dans les banlieues, d’une autre façon de faire de la politique. « Depuis une trentaine d’années, on a vu une déstructuration du tissu économique et des classes populaires, une montée du chômage, de la précarité, une chute vertigineuse des partis de gauche. De ce point de vue-là, il y a bien une dépolitisation des banlieues. Résultat : on n’y voit plus de militants. Mais ça n’empêche pas un certain nombre de jeunes d’avoir une forte conscience sociale et un regard politique sur ce qui se passe dans leur commune mais aussi en France ou à l’étranger. Parler de vide politique est un peu rapide : il y a des gens qui essayent de repolitiser les questions de sécurité, de logement, de rapports entre hommes et femmes. Il y a une citoyenneté bien vivace en banlieue, en dépit de l’abstention ou du désaveu envers le gros de la classe politique ».

1. Speed-dating signifie en anglais « rencontres expresses ». Cette méthode, créée aux états-Unis, à la fin des années 1990, concernait à l’origine la mise en relation de célibataires, au sein de communautés juives, afin d’encourager les mariages intracommunautaires. Devenue un phénomène de société, elle a ensuite été adaptée à d’autres secteurs, notamment dans les domaines de l’emploi et de la politique.
2. Michel Kokoreff, La Force des quartiers. De la délinquance à l’engagement politique, Payot, Paris, 2003.
<small »>Cet article est également publié dans Afriscope n° 23, novembre 2011.///Article N° : 10503

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