La poétique du mouvement dans Io (Tragédie) de Kossi Efoui

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La réécriture du mythe d’Io, une des figures du Prométhée enchaîné d’Eschyle, emblème du viol et de l’exil, permet à Kossi Efoui de poser la question du devenir d’une identité, ou plutôt d’une âme sans identité, condamnée à l’exil. Une âme à l’identité violée, dont la mémoire portera à jamais les stigmates de l’outrage mais qui saura faire de son errance une source de liberté infinie.

Dans ce texte, Kossi Efoui convoque un espace-temps mythique en creusant dans les strates de l’Histoire pour redonner la parole à ces identités ensevelies, qu’on piétine sans se rendre compte que nous pourrions plutôt planer au-dessus d’elles, en vivant au rythme des échos de leurs chants. Ici, la parole est donnée à l’absent, bien plus animé que le vivant, dont le témoignage illuminera « le fils de la mère », une civilisation en exil d’elle-même depuis trop longtemps. Comment la déconstruction dramatique d’Io (Tragédie) représente-t-elle une identité en construction ?
À la lecture de la pièce, force est de constater que la trame s’inscrit dans une désarticulation, ici, pas de fil conducteur, si ce n’est la présence d’Io et donc la réécriture du mythe. Le lecteur voyage de tableau en tableau sans comprendre tout de suite où Kossi Efoui cherche à le mener. Ce voyage commence par l’histoire d’Io contée par le fils de la mère, Io n’étant présente que par souffle et par chant. Mais on avance dans l’histoire et la réécriture se fait progressivement mise en abyme, Io devient Anna, une identité violée, et derrière cette identité se dessine alors une Afrique déchirée. Dans le troisième tableau ce sont les comédiens de »la compagnie de la Grande Royale » qui raconte l’histoire d’une tragédie impossible à jouer, d’une compagnie dont certains membres ont disparu, comme un corps amputé par la guerre. Une compagnie en exil, qui erre sur le marché aux fétiches, sombrant de « Charybde en Scylla » (1). Mais le quatrième et le cinquième tableau raconte comment, du viol naquit le fils de la mère, enfant d’Anna, porte parole de toutes ces « balles perdues », qui bien souvent manipulées se retrouvent avec le fusil en bandoulière comme y fait référence l’allusion au roman Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma. Le quatrième tableau représente la fusion entre l’historique et le mythique : Io trouva refuge en terre d’Afrique pour enfanter Epaphos le noir, Anna trouvera refuge au Centre pour mettre au monde le fruit de l’outrage. Kossi Efoui écrit comment le fils de la mère, cet enfant qui naît en portant la mort, doit apprendre à vivre sans comprendre pourquoi, se mouvoir dans l’horreur, entre les mains d’une Humanité qui ne cherche qu’à le priver de sa liberté. Mais comme l’indique le titre de la pièce par les parenthèses qui entourent « tragédie », la tragédie n’est que partielle, et de cette fatalité peut aussi naître l’espoir car le fils de la mère représente également une identité en friche qui vient consoler les blessures de guerre et qui, parce qu’il est perdu, a la possibilité d’aller où il veut et de devenir qui il veut. L’histoire avance donc par strates, partant du mythe, mêlant ensuite ce mythe au réel avant de plonger au cœur de celui-ci. Kossi Efoui joue des allers-retours entre passé et présent, monde des morts et monde des vivants, il nous donne à voir un monde de l’absent qui grouille sous nos pieds et qui souffle sur cet enfant perdu afin de lui révéler ses ailes.
Ce mouvement en strate, se remarque également au niveau typographique dans une dramaturgie où la phrase n’existe pas : la ponctuation n’est que très peu présente dans les répliques, les paroles s’enchevêtrent les unes au-dessus des autres et le rythme est donné par les césures que place l’auteur. À cette écriture en strate se superpose la polyphonie des personnages absents, le fils de la mère raconte l’histoire d’Io, puis Anna prend le relais, puis Masta Blasta, le Hoochie-Koochie-man racontera alors l’histoire de Masta Blasta sous lequel se cache Prométhée, celui qui paya pour avoir rendu l’homme libre, ensuite, tous les trois, ils raconteront la naissance et l’envol du fils de la mère. Les personnages sont tour à tour leur double mythique : Anna est Io, Masta Blasta est Prométhée et le Hoochie-Koochie-man est Héphaïstos ; leur identité de personnage de la pièce de Kossi Efoui mais aussi leur identité d’acteur au sein d’une compagnie en quête d’un public et enfin identité symbole de l’Histoire elle-même. Si au début de la pièce Anna et Masta Blasta sont dans l’incarnation divine, s’exprimant en majuscules, leur caractère humain que met en avant la mise en abyme se révélera aussi à travers l’abandon de cette écriture en majuscule. Enfin, si « Dieu/Zeus l’Olympien, de son vrai nom, signait des Oracles, un genre littéraire que certains appellent prophétie/Écriture automatique de Dieu » (2), Kossi Efoui cherche aussi à lâcher prise avec la raison, une écriture entre rêve et réalité afin d’atteindre la Vérité, c’est pourquoi les images se succèdent dans un mouvement plus cinématographique que théâtral qui laisse penser à un drame injouable qui est mouvement de l’esprit plus que mouvement de la scène. Le rythme est soutenu, le temps suspendu, Io traverse le monde et nous traversons le temps. Les didascalies indiquent un engin de locomotion qui se métamorphose petit à petit, de nombreux objets font leur apparition au fil de l’action et tout cela au cœur d’un marché aux fétiches lieu où les plus vieilles croyances font corps avec la société moderne, lieu qui, dans cette pièce fut le théâtre de tant de choses qu’aujourd’hui on y trouve tout ce que l’on veut.
Le lieu où se déroule l’histoire, espace dramatique, est donc lui-même à l’image de la narration stratifiée qui renvoie à l’idée d’une identité multiple, d’une scène plurielle : « les lieux de la scène s’appellent… » (3). En effet, le marché aux fétiches, lieu désigné par la didascalie initiale, est l’outil de l’auteur qui, à la façon d’une pyramide, concentre son action en un point culminant : le Centre où des jeunes filles enceintes viennent pour accoucher. Kossi Efoui part du mythe d’Io qui quitte la Grèce et traverse le monde trouvant refuge en Afrique où elle accouche ; la pièce commence donc sur le sol de l’Afrique mythique, lieu qui connut l’outrage du viol quand les colons arrivèrent et ôtèrent la liberté, lieu qui vit ensuite naître les dictatures, lieu où ces femmes furent violées, lieu où la Grande Royale jouait autrefois, où elle s’est disloquée et où elle tente aujourd’hui de survivre, lieu où le centre pour jeunes femmes enceintes s’est érigé, lieu où se sont manifestées les promesses hypocrites d’un occident présent par intérêt et enfin lieu où se « débrouillent » (4) aujourd’hui des identités sidérées, qui, sur ce marché aux fétiches, vendent une mémoire qui, pour eux, n’a d’autre valeur que le gain financier. Ce lieu, centre de l’espace dramatique représente donc un véritable épicentre puisque c’est de lui que part l’espoir et que se diffuse la liberté à travers « le fils de la mère qui s’avance » (5) dans une prise de conscience de sa mémoire et des possibilités de son identité, un envol qui aura pris sa source au carrefour d’une Afrique mythique qui ne s’est pas fossilisée, un palimpseste sur lequel on peut observer une construction jamais interrompue.
Le mouvement, tel que l’entend Kossi Efoui, relève donc plus de la définition philosophique du terme qui le conçoit comme « un concept ontologique plutôt que physique ; l’âme a une fonction motrice – elle met le corps en mouvement (idée conservée dans notre mot d’animation). » (6) Cette idée est accentuée par la présence de la marionnette dans Io, Anna n’est alors pas le double d’Io car Kossi Efoui cherche un théâtre désincarné. Io est présente sur scène en tant qu’identité propre dont la voix s’appuie tantôt sur l’objet marionnette, tantôt sur Anna personnage et tantôt sur le comédien, à l’image de la voix de Prométhée qui ne parle pas dans le corps de Masta Blasta ou du comédien mais qui s’appuie sur les voix de la scène : « On entend des grincements de chaîne sur lesquels prend appui une voix. » (7) En donnant la parole à l’absent, qui, partant du principe qu’il est inanimé et initialement inerte n’a normalement pas d’identité, Kossi Efoui ne cherche pas à donner l’illusion d’une matière vivante mais nous donne à voir la polyphonie du monde de l’absent. Il fait se rencontrer sur scène des entités immatérielles qui traversent tous les objets de la scène jusqu’au corps du comédien, pris lui aussi en tant qu’objet neutre, désincarné, sur lequel se superposent les mouvements des âmes. Le corps est donc bien pris dans sa dimension d’outil de l’âme, Kossi Efoui brouille les pistes entre monde des morts et monde des vivants, la vie s’inscrit alors dans une intemporalité en s’émancipant de la notion de mort. Le corps est au centre même de cette construction en strate puisqu’il est le réceptacle des âmes dont les voix résonnent sans cesse en sous-couche, formant la mémoire inconsciente de celui qui est au premier plan de ce corps, lui attribuant ainsi son identité. Par extension de ce principe, la marionnette n’est pas à l’image de l’homme mais c’est bien l’homme qui est à l’image de la marionnette. Kossi Efoui cherche à atteindre un théâtre de la Vérité, un théâtre dé-théâtralisé qui s’inscrit dans l’animé et non dans l’incarné. La danse prend alors toute sa dimension symbolique car elle est l’archétype de cette parole de l’âme. Le chant quant à lui est historiquement un acte de mémoire, moment inspiré, il est notre patrimoine oral et donne par conséquent volontairement la parole à l’absent, c’est pourquoi Io (Tragédie) se termine par une comptine suivie de Voodoo Chile de Jimi Hendrix. La scène n’est donc pas le lieu de la représentation univoque de destins de personnages abstraits à qui les comédiens donnent vie, mais c’est un carrefour, lieu de rencontre d’identités multiples appartenant à un espace-temps déconstruit.
Ces identités qui se rencontrent et qui forment les strates de la mémoire, à l’image des événements historiques qui s’inscrivent en strates sous le sol terrestre, sont les voix de l’errance, voix que l’Homme n’entend pas, à qui il a retiré la parole et qui sont à l’origine de la crise identitaire de ceux qui foulent encore la surface de la terre. À travers la voix d’Io, puis celle d’Anna, figures violées, allégorie de l’Afrique, Kossi Efoui propose une autre vision de l’exil et pose la question de la mémoire laissée à une identité née du viol, à une civilisation ayant vu le jour sous les stigmates de l’outrage. On voit qu’au début Io envisage cet enfant comme le pire de ses blessures, puis, au fil de la destinée que Prométhée le prévoyant, clairvoyant, lui met sous les yeux elle prend conscience de la dimension positive et de l’espoir que représente ce fils :
« Elle pensa alors qu’il n’y aurait pas que les morts pour habiter sa mémoire mais les fils de la vie ou de la lumière […] Et que peut-être les fils ne seront plus des morts qui enterrent la mémoire de leurs mères » (8)
Toujours au sein d’un temps désarticulé, la notion de mémoire est alors remise en cause pour être un mouvement constant, une fuite en avant de l’identité multiple de chacun. Ce n’est pas le passé qui habite notre mémoire mais c’est tout ce qui fait le présent c’est-à-dire un mouvement d’aller-retour entre le passé et l’avenir. Et c’est au cœur de ce mouvement que s’inscrit la construction identitaire chez Kossi Efoui, dans le va-et-vient entre ce qui n’est plus mais qui n’est pas mort et ce qui est à venir mais qui naît maintenant. L’image initiale du fils de la mère, fruit du viol, est bien entendu la souffrance ; Kossi Efoui transmet cette idée avec l’image de la mort symbolique « des petites mères », « oiseaux incendiés » (9), « divinités désactivées » (10) ; qui après le drame, ayant été attaqué au plus profond de leur identité, ont perdu la mémoire, car pour elles, le temps s’est arrêté et si leur corps se meut encore ce n’est qu’un mouvement mécanique. Elles ont beau être vivantes, leurs existences ont été réduites à un objet inanimé. Qu’elles soient chez elle, là où elles ont toujours vécu, elles sont tout de même en exil car « hors de », hors d’elle-même. Kossi Efoui parle de cet exil mental qui advient après une grande souffrance et qui signifie bien plus que l’exil géographique ou le mouvement physique ; l’errance immobile est source d’essentiel. Anna, symbole de toutes ces femmes, donne naissance à cet enfant sans nom, il est le fils de la mère, son identité se réduit à celle de sa mère qui, comme nous l’avons dit est morte et erre parmi les vivants. Cet enfant porte la mort car il est le viol, son unique mémoire est celle de cette déchirure et il avance dans la vie au travers de la mort de sa mère, ne pouvant se réaliser qu’au travers de l’enterrement continu de la mémoire de celle-ci et s’inscrivant donc perpétuellement dans le deuil. Cet enfant qui se meut dans la vie est comme un robot qu’active l’Homme, plus fort, afin d’en faire ce qu’il veut, lui assignant alors une identité étiquetée. Ce fils de la mère est, comme le fut sa mère, condamné à un double exil, à l’image d’Io qui « fuit sa fuite folle » (11). S’il veut exister il doit marronner.
Ce fils de la mère, qui porte et qui est le fantôme de sa mère, à l’image de la marionnette qu’il tient entre les mains, peut construire une identité en partant de la nudité la plus profonde. En grattant strate par strate pour arriver à la Vérité avant de s’avancer vers l’avenir pour construire son identité à travers des modèles, certes, puisqu’une construction a toujours besoin d’un modèle, mais en cherchant à toujours dépasser ce modèle afin de ne jamais se scléroser, comme une fuite en avant constante dans un perpétuel dépassement de soi. Ne pas renier sa mémoire, mais bien la métisser sans cesse avec son avenir pour ne pas être dans la reconstruction qui représente un immobilisme dans le passé mais bien dans l’édification d’une individualité qui se renouvellerait sans cesse, ajoutant une strate de plus à sa propre mémoire. L’espoir se trouve donc dans cette liberté d’une mémoire à construire, liberté que le bourreau ne peut connaître, car, dans son perpétuel mouvement physique, il n’a pas conscience d’être enfermé, figé dans un modèle qu’il répète à l’infini. Les personnages de Kossi Efoui eux, ont conscience d’être au carrefour de tous les possibles et de devoir prendre la route de l’exil qui, à la manière d’un palimpseste, donnera lieu au renouveau et à la création grâce à un premier processus de déconstruction. Ce handicap de départ, qui fait la faiblesse du fils de la mère, à la merci de tous ici-bas, est transformé en force car cette identité « qui avance masquée », parvient à « dégager un espace de liberté incroyable dans un mouchoir de poche » (12). C’est le symbole des paroles de Voodoo Chile, ne pas craindre la montagne à côté de nous mais la détruire et grâce aux morceaux, construire sa terre promise et la réinventer à chaque instant :
« Je suis debout à côté d’une montagne
Je l’abats du tranchant de ma main
Et je récupère tous les morceaux afin d’en faire une île » (13)
Nous avons donc vu que la dramaturgie stratifiée d’Io (Tragédie) est à l’image des strates qui évoluent sous nos pieds mais aussi de celles qui constituent chaque individu voire chaque objet terrestre. Kossi Efoui exprime la nécessité de déconstruire afin d’être hors des carcans, hors de ce qui est imposé et subit, hors des idées et désirs d’autrui, afin d’exister en tant qu’individualité faite d’une multitude d’identités. La déconstruction advient en simultanéité avec la construction identitaire. Le texte se détache d’un modèle théâtral classique, mettant en crise tout ce que convoque l’espace théâtral, car le but est de mettre en crise les individus, de créer la « convulsion des voix » (14), d’amener l’être à sortir hors de soi pour que l’Humanité renaisse au cœur de l’essentiel.

1. Efoui Kossi, Io (Tragédie), Le bruit des autres, 2006, p. 35
2. Ibid., p. 9
3. Ibid., p. 31
4. Ibid., p. 34/35
5. Ibid., p. 75
6. Godin Christian, Dictionnaire de philosophie, Librairie Arthème Fayard / Editions du temps, 2004
7. Efoui Kossi, Io (Tragédie), Le bruit des autres,2006, p. 8
8. Ibid., p. 24
9. Ibid., p. 41
10. Ibid., p. 43
11. Ibid., p. 8
12. Chalaye Sylvie, Le Syndrome Frankenstein, Théâtrales, Paris, 2004, p. 35
13.  » I stand up next to a mountain/Chop it down with the edge of my hand/well i pick up all the pieces and make an island », Efoui Kossi, Io (Tragédie), Le bruit des autres, 2006, p. 75
14. Ibid., p. 9
///Article N° : 10509

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