Un théâtre de l’envol (Volatiles)

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Vertigineuse, insaisissable, inachevée, tout en suspension, la dramaturgie des pièces de Kossi Efoui se joue de la théâtralité et des faux-semblants, des simulacres et des masques pour se faire VOLATILE, et s’envoler au-dessus du trou, ultime pirouette où la réflexion métaphysique entrelace musique, corps et mots dans une danse en solo avec la mort.

Blackface, blues et facéties
Nous avons traversé les temps des apocalypses sans trop de fracas. Nous avons essuyé le temps des grands nettoyages nécessaires. Nous avons su finir l’histoire…(Kossi Efoui, Concessions, Carnières, Lansman, p. 26)
Descente aux enfers, voyage dans les limbes pour ramener de cet au-delà de la mémoire et du mythe les images des disparus des interstices de l’histoire, le théâtre de Kossi Efoui se fait espace fantomal, espace du revenant d’entre les morts qu’est le personnage, celui qui superpose les masques jusqu’au vertige grâce à la force de l’illusion théâtrale et aux pouvoirs de prestidigitateur du comédien. Sortie du chapeau, la dramaturgie ductile et insaisissable de Kossi Efoui relève de ces facéties nègres qui, rien dans les mains rien dans les poches, ont engendré blues et blackface, facéties subversives de ces « marrons créatifs » qui ont trouvé le salut sur les cimes d’une forêt d’invention musicale et poétique, facéties sacrées du théâtre qui conjure la mort et l’oubli et autorise tous les envols.
La dramaturgie des œuvres de Kossi Efoui ne repose ni sur l’intrigue d’un drame, ni sur la tension d’une situation dramatique. Pas d’intrigue, quasiment pas de situation théâtrale, pas de drame, mais des effets de théâtralité qui s’appuient sur des procédés d’emboîtement. La réalité scénique cache d’autres strates de réalité qui relèvent d’un autre temps et qui sont elles-mêmes déjouées par un second effet d’illusion, une mise en abîme. Ce qui se joue est déjà une mise en scène, une reproduction du réel comme dans Récupérations, ou bien le lieu de la scène est un studio de cinéma désaffecté, comme dans Le Petit Frère du rameur, ou encore c’est la scène d’un théâtre qui ne joue plus comme dans Io (Tragédie).
C’est le lieu d’un carrefour qui se révèle être un espace mental. La scène est comme contaminée par une autre illusion qui vient se rajouter à la sienne propre. Quant aux personnages de ce théâtre, ils évoluent donc dans un espace stratifié, poreux et pluriel. Et, ils passent d’un monde à l’autre, d’une illusion à l’autre grâce aux masques qu’ils endossent, des masques laisser-passer, des masques qui permettent de passer les barrages comme dans Le Carrefour, des masques en somme psychopompes.
Des revenants masqués
Les personnages de Kossi Efoui sont des revenants ou des vagabonds, tous marqués par l’expérience du partir. Ils opèrent un retour, ont accompli une traversée, comme en témoigne l’ouverture de Concessions :

LE COACH AVEUGLE. – Au début, on croit qu' »Ailleurs », c’est devant soi. Il arrive qu’au début, on pense encore que la dernière demeure qu’on a quittée s’appelle « Chez soi »…
LA DIVA. – Moi je vis bien sans pays. J’ai quitté un pays comme on quitte l’amour. Même dans l’amour fidèle, il arrive qu’on s’en aille comme ça, mais quand ça arrive, c’est toujours parce que ça peut tuer.
LA MÈRE. – On appelle ça partir.
LE COACH AVEUGLE. – Au lieu d’attendre que ça tue…
LA MÈRE. – On a déjà perdu la mémoire des chemins, de toute façon on a trop voyagé sans hublot ni fenêtre. Dès le départ, on a déjà trop voyagé sans hublot ni fenêtre pour se souvenir des chemins de retour. (p. 11)

Même traversée préliminaire dans Io (Tragédie) :
Et le hasard qui sait prendre par défaut la place du destin
A poussé le vagabondage de
Io
Jusque sur les lieux de la scène
Coriaces géologies
Les lieux de la scène s’appellent l’extrémité du monde
Nous voici donc à l’extrémité du monde
Dans un coin de l’invivable climat
Appelé les ténèbres du dehors (p. 17)

On parle là de quelqu’un qui va revenir ou pas ? dit encore Edgar Fall au début de La Malaventure (p. 7) Mais ce n’est pas seulement un retour dans l’espace, c’est un retour dans le temps, un retour du passé. Le théâtre de Kossi se fait rémanence.
Ça y est, ça recommence… La même scène, les mêmes fantômes qui porte mon visage, mon histoire, mes mots, mes friandises, ma chanson, mes gants, mes chaussettes et mes culottes (p. 7). La scène cristallise le retour par la force du souvenir et se fait espace cérémoniel, espace de la convocation, de la conjuration.
C’est toute la valeur symbolique du carrefour, lieu de la croisée des chemins, porte ouverte sur l’autre monde, point névralgique, faille dans le tissu de la réalité. Le carrefour est le lieu symbolique du sacrifice, le lieu où l’on meurt à une vie pour renaître à une autre. (1)
Le personnage n’est qu’une ombre, un fantôme, un ectoplasme, ductile, insaisissable, qui a lui-même souvent perdu la mémoire, comme Darling V., personnage de La Malaventure qui devient Le Voyageur dans Que la terre vous soit légère. « Darling V. alias le Poète, alias le Vagabond des carrefours, alias la chauve-souris, alias… », tels sont les contours instables de ce personnage dans La Malaventure (p. 11)
Mais, la magie de la scène sort le fantôme de sa transparence, de son invisibilité, lui donne une opacité souveraine qui le ramène dans l’ordre du réel, dans l’ordre des vivants. Tu as un masque… Oui, tu t’es fait un masque… dit Elle à Darling V. au moment de son retour, au début de la pièce (p. 14). Le fantôme doit en effet se faire revenant masqué. Il a besoin d’un masque, d’un drap, d’un chapeau pour signaler sa présence, matérialiser sa silhouette. Les personnages hantent la scène, et la théâtralité est cette inventivité à leur créer des contours sans lesquels, ils seraient transparents, « invisibles au monde », comme il est dit dans Volatiles : C’est de ce masque qu’il avait voulu soustraire son visage et l’opération l’avait rendu soudain invisible au monde. (p. 12)
Les personnages superposent les masques, les empilent en couches successives, se les passent entre eux, jouent tour à tour des rôles qu’ils s’échangent, comme dans Io et transmettent une parole qui n’est pas la leur, une parole lacunaire, souvent trouée, inachevée. Ils se font passeurs de mots, passeurs d’histoires. D’où, pour l’édition, un gros travail typographique nécessaire pour rendre aux dialogues leurs différents niveaux d’énonciation avec majuscules, guillemets, décrochements. D’où, pour le jeu de scène, une grande complicité entre comédiens également pour jouer ces tours de passe-passe avec la parole qui circule, rebondit, trébuche (comme à la fin de Récupérations). Pas d’incarnation pour Kossi Efoui, le personnage n’est pas une peau à incarner pour l’acteur, mais un fantôme à convoquer, le souffle de l’anima.
Pirouettes et facéties
Le personnage chez Kossi Efoui est de fait prismatique, il multiplie les facettes, donne à voir une identité miroitante, et ne peut s’enfermer dans une seule image. Il transporte un sac à malice, un sac à miracles et se fait lui-même carrefour, comme l’évoque La femme dans Que la terre vous soit légère. Elle est d’abord au carrefour, puis devient le carrefour même :
Je suis ce carrefour où tout passe. Voici venir le colporteur avec son sac à miracles. Que vend-il ? Des masques d’ancêtres, des verres colorés où il n’y a que grisaille, des verres de soleil où nul soleil ne se lève. Voici venir le colporteur, demandez la dernière nouveauté de l’année : j’ai nommé l’élixir de vieillesse prématurée, en vente libre dans les bibliothèques… demandez l’élixir de sommeil hivernal, le collyre qui alourdit les paupières et colore les yeux au bleu pacifique paradis (p. 39)

Mais les personnages apparaissent aussi comme ramenant des identités passées comme drainant les âmes mortes, ce sont les réincarnations de Io par exemple, dont Masta Blasta dit « sa silhouette/Il est écrit/se perd et réapparaît ». Romain Piana évoque les intermittences du personnage chez Kossi Efoui et Dominique Traoré définit ce qu’il appelle une poétique de l’instabilité. L’identité du personnage chez Kossi Efoui apparaît en effet changeante, instable. Cette instabilité est ce que j’appelle les « facéties du personnage », ce sont ces jeux de facette.
La superposition des masques se fait dans l’ici et maintenant de la représentation mais également dans l’épaisseur du temps et dans la traversée géographique intercontinentale. Du Sénégal au Congo/Passant par le Mississippi pour reprendre la chanson du Kid dans Le Petit Frère du rameur.
Anna apparaît comme la réincarnation de Io, ou plutôt comme portant la trace de Io. Les personnages passent d’une illusion à l’autre comme les fantômes traversent les murs, ils jouent des strates archéologiques du passé et de l’effet « malle mystérieuse », de la mise en abîme, du double fond magique, en convoquant l’illusion théâtrale de la Grande Royale dans Io (Tragédie) ou l’artifice cinématographique, avec le chantier interdit du studio de cinéma désaffecté où se joue Le Petit Frère du rameur, ou encore le studio de télévision réplique du bidonville dans Récupérations.
Ce personnage-fantôme est entre le clown et le pantin, il porte un masque comme le clown et reproduit des gestes qui ne sont pas les siens, fait entendre une parole qui n’est pas la sienne. D’où les noms que Kossi Efoui donne à ces bouffons, Parasol et Parapluie, dans L’Entre-deux rêves ou dans Happy End : c’est que ce sont des « paratonnerres », des « paraguerres », des antennes qui transmettent une parole d’ailleurs, mais qui se font aussi artifice pour supporter le réel, soupape de respiration, ces clowns ont quelque chose des Blackface, figures humoristiques et subversives, nées sur les plantations américaines, pour exorciser la violence du maître et faire le deuil des âmes mortes, le deuil des frères perdus.
À côté de cette figure de blackface, on trouve une autre figure fantomale dans le théâtre de Kossi Efoui, une figure du carrefour, qui est Le Rameur, le Hoochi-Koochie-man, l’homme au long manteau noir et aux identités multiples, l’ombre qui surgit au détour d’un réverbère la nuit, le « Chicken George », celui qui part et qui revient pour le salut des âmes et la liberté de ses frères. Celui qui mène le jeu, le grand manipulateur, le Marron, le paradis-prophète, c’est aussi le souffleur ou le montreur de pantin, le Convoyeur, le Capitaine dans Concessions ou encore tout simplement l’autre face du Blackface.
Autrement dit, le démon bleu du blues, celui qui ramène sur la terre perdue celui qui arrache le dernier soupir, le dernier souffle libérateur de l’âme, et qui se fait musique. C’est en somme, the old black magic, cette vieille magie noire. Le Rêve.
Le jeu comme invention de soi
Les facéties du Blackface, ne sont rien moins que les facéties du poète qui trompe la peur et la mort, mais ouvre aussi un espace de jeu, un entre-deux de liberté entre l’esclave et le masque de l’esclave, un entre-deux ou se trouve l’homme lui-même.
L’être réelle réside en somme dans ce vide entre les deux masques, ce vide qui n’a pas de couleur qui a une transparence, qui est gazeux, volatile. Ce n’est pas le masque qui compte mais le jeu entre les masques. Le marronnage, c’est cela, ce que le Blanc n’a pu voler au Noir, le masque noir du Blackface ne suffit pas à convoquer l’âme nègre, qui s’envole au-dessus de l’abîme. La magie est ailleurs, elle n’est pas dans le masque, ni dans le corps qui porte le masque.
Ces masques, ce sont les illusions nécessaires pour tromper la mort et avancer dans la vie. Ce sont ces histoires qui font marcher, comme il est dit dans Concessions, ces histoires qui rendent la terre légère, pour reprendre encore une formule chère à Kossi Efoui, ces histoires qui laissent aux âmes l’espoir du retour, qui se font promesse de terre, et non pas terre promise, selon les paroles d’Ernest Bloc que Kossi reprend à la fin de Io (Tragédie).

1. voir Bernard Chenuaud, entretien avec Kossi Efoui, « La crise de culture et autres reflexions » in Le Carrefour, Théâtre/Sud n° 2, L’harmattan/RFI, 1990.///Article N° : 10531

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