« Être forts sur le continent »

Entretien de Raphaël Thierry avec Marcelin Vounda Etoa

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En déplacement au 32e Salon du livre de Paris avec une délégation camerounaise, Marcelin Vounda Etoa, directeur des éditions CLE (Yaoundé), une des toutes premières maisons d’édition en Afrique, nous a accordé un entretien. L’opportunité de revenir sur les enjeux d’une présence camerounaise cette année à Paris, mais aussi l’occasion de bénéficier du regard critique d’un éditeur sur les revues littéraires consacrées à l’Afrique.

Monsieur Vounda, pour commencer, pourriez-vous m’expliquer la raison de la présence des éditions CLE cette année au Salon du livre de Paris. Je sais que vous avez fait le déplacement avec une délégation camerounaise. Serait-il possible d’en apprendre un peu plus sur ce projet ? Quels en sont les enjeux ? Avez-vous tissé des liens avec l’espace « Livres et auteur du bassin du Congo » (1) ?
Les éditions CLE ont reçu une invitation du ministre camerounais des Arts et de la Culture (2) pour faire partie d’une délégation constituée de deux officiels : le secrétaire général du Ministère et la directrice des Bibliothèques et de la Promotion de la lecture et de deux éditeurs. L’enjeu de notre présence à Paris est l’exploration des mécanismes d’organisation d’un salon, les contacts tous azimuts, etc. Nous sommes en quête d’inspiration et dans le processus d’accumulation de la nécessaire expérience qui nous permettra de commencer localement quelque chose de structurant dans le domaine du livre. Il convient de situer cette mission dans le prolongement de celles de l’année dernière à Paris, Bologne et au salon d’Alger. Il me semble qu’il y a, de la part de notre ministère des arts et de la culture, une volonté de faire bouger les choses dans le secteur du livre. J’ai le sentiment que les nouveaux responsables veulent écouter, voir, toucher du doigt, échanger sur ce qui se fait dans le secteur du livre, en matière d’organisation de manifestations, pour s’en inspirer.
À l’heure actuelle avez-vous pu nouer des contacts intéressants au salon ? Y a-t-il des projets en cours, qui pourraient laisser présager d’une future présence « officielle » du Cameroun au Salon du livre de Paris ?
Les officiels de notre délégation ont eu des échanges avec leurs homologues français et francophones. Il est à espérer que dès l’année prochaine, le Cameroun, comme le Congo, la Tunisie, la Guinée Conakry, la Côte d’Ivoire… dispose au Salon du livre de Paris et à d’autres manifestations similaires, d’un stand propre, qui lui permettra de mettre en évidence l’extraordinaire génie et la généreuse fécondité de ses écrivains, ceux du terroir et ceux de la diaspora.
J’ai appris que vous vous rendiez ensuite au Salon du livre de Bologne. Est-ce au titre de Directeur des éditions Clé ou bien en tant que membre de la délégation camerounaise ?
C’est toujours en tant que membre de la délégation camerounaise que je me rendrai à Bologne.
Dans cette perspective, participer à la foire du livre comme Bologne représente-t-il pour vous une opportunité différente, par rapport à Paris. Vous vous situerez alors hors du « cadre » de la francophonie. Y a-t-il des enjeux particuliers pour un éditeur camerounais qui édite des livres en anglais et en français ?
Comme vous le savez, le Salon du livre de l’enfance de Bologne est un salon professionnel et non commercial ; c’est sûrement le plus grand de ce type au monde. Nous avons intérêt à y participer pour nouer des contacts avec les meilleurs professionnels, dans un domaine, le livre pour enfants, où nous avons encore beaucoup de choses à apprendre et où l’Afrique doit être présente. L’avenir du livre se joue à Bologne chaque année parce que les enfants et les jeunes représentent l’avenir du livre. La lecture est une question d’habitude et les lecteurs de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il faut les conquérir et les gagner à la lecture. Par ailleurs, l’interaction entre l’image, le dessin, l’illustration… qui sont au centre des livres pour enfants et l’électronique crée d’autres enjeux. Les enfants et des jeunes africains, comme ceux des autres continents sont très attachés aux dessins animés mais l’essentiel de ce qui leur est servi contribue à les dépayser, à les aliéner de leur culture.

Pour changer un peu de registre, j’aurais souhaité revenir à la table ronde à laquelle j’ai eu le plaisir d’assister hier et qui était consacrée aux « revues littéraires du monde noir ». Vous êtes intervenu dans le cadre de la discussion, votre intervention reprenait d’ailleurs les grandes lignes de la tribune que vous avez publiée dans les pages du quotidien Mutations
(3). En vous adressant au directeur éditorial de La Revue littéraire du monde noir, vous avez en effet relevé le décrochage entre de telles revues et les éditeurs africains. J’aurais aimé que vous reveniez sur ce point-là. Comment ressentez-vous ce problème ? N’y a-t-il absolument aucun partenariat existant avec ces médias ? Avez-vous des ambitions, des projets, pour que les choses se modifient ? Des possibilités existent-elles en vue d’assainir les rapports des éditeurs avec les revues étrangères ? Des outils sont-ils actuellement développés au Cameroun, par exemple au niveau des revues numériques ?
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Vous avez dû constater avec moi que lors de cette table ronde, on a très peu fait cas de deux revues majeures publiées sur le continent : Éthiopiques et Abbia. Cette amnésie est symptomatique d’un autisme dont souffrent les intellectuels de la place parisienne ; pour eux, rien n’existe sur le continent, en dehors de ce qui se fait dans l’hexagone. Ce nombrilisme devient gênant lorsque l’on croit avoir fait le tour de toutes les littératures africaines et qu’on prétend se prononcer sur tout sans avoir la moindre idée de ce qui se fait en Afrique. Ce sont alors des poncifs et des clichés éculés qui nous sont servis pour rendre compte de la vie littéraire sur le continent. La meilleure illustration de constat malheureux, c’est précisément La Revue littéraire du monde noir, comme je le relevais dans la chronique à laquelle vous avez fait allusion, La place faite aux « littératures du Sud » dans le premier numéro de cette revueest de l’ordre de l’exotique et de l’anecdotique. Tenez : deux interviews de libraires à Yaoundé et à Kinshasa en fin de volume ; un seul des huit sujets d’actualité dont les autres portent sur des manifestations se déroulant en France, un compte rendu et un extrait d’un roman gabonais. Soit au total cinq pages seulement du magazine qui en compte soixante-six sont consacrées à des activités se déroulant sur le continent. Par ailleurs je relevais que les revues n’existent pas pour elles-mêmes mais à côté d’une littérature dont elles prolongent les combats. Manifestement le marché du livre africain à Paris n’intéresse que très peu les Français. Lorsque les Africains l’auront compris et qu’ils se consacreront à structurer l’industrie du livre sur le continent, on s’occupera plus utilement plutôt que d’essayer de forcer l’amour de partenaires qui semblent ignorer jusqu’à notre existence.
Et justement, il y a en ce moment une revue qui est publiée au Cameroun : Mosaïques. Ce périodique mensuel rend compte de l’actualité du livre et de la culture au Cameroun et à l’étranger. On pourrait aussi évoquer le mensuel Patrimoine, publié entre 2000 et 2007 et qui a fait date dans le milieu culturel camerounais… À l’heure actuelle, on sait que le numérique constitue un moyen de diffusion assez conséquent pour les revues. Est-il pris en compte au Cameroun ? Avez-vous eu vent de projets ?
Il ne me semble pas encore opportun de passer au tout numérique ; le numérique est indispensable pour une diffusion à large spectre et vers les autres continents. Mais pour le public local, celui qui est le premier destinataire de ce qu’on écrit, le support papier reste très utile. Évidemment, faire le numérique et le papier nécessite plus de moyens financiers. Il est indispensable que les initiateurs et les animateurs des revues culturelles du continent bénéficient de soutiens institutionnels. Pour avoir été l’initiateur et l’animateur principal de la revue Patrimoine pendant sept ans, j’avoue qu’il est regrettable que l’essentiel du soutien que j’ai reçu soit venu de la coopération française à travers son ambassade au Cameroun. Dans le cas de Mosaïques, je constate à regret que l’un de ses plus grands soutiens c’est la fondation Prince Claus des Pays-Bas. Les institutions nationales doivent mettre la main à la pâte.
Où en est actuellement la situation au niveau associatif pour les éditeurs camerounais ? Cette question, car je n’ai pas le sentiment que la délégation camerounaise ne soit, à proprement parler, une délégation éditoriale.
Non, c’est une délégation officielle du ministère de la Culture. De façon générale, les invitations sont adressées au Ministère qui procède à la sélection des éditeurs, sûrement selon des critères de visibilité des maisons d’édition. Évidemment, les éditeurs, à titre individuel sont libres de participer, à leurs frais, aux manifestations littéraires de leur choix. Il est regrettable qu’au niveau associatif, les choses n’aient pas beaucoup bougé. Une dynamique de fusion des deux principales associations a été initiée il y a plus d’un an. On espère la voir aboutir bientôt. Le combat majeur des éditeurs camerounais, c’est la définition par notre gouvernement d’une politique nationale du livre.
Comment se portent les éditions CLE ?
J’ai le plaisir de vous annoncer que les éditions CLE se portent très bien. Nous sommes la plus ancienne maison d’édition d’expression française sur le continent. Nous fêtons notre cinquantenaire l’année prochaine avec à notre actif de nombreux grands noms de la littérature noire : Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Guy Menga, Jean Baptiste Tati Loutard, Jean Pliya, Francis Bebey, Bernard Dadié, Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji, Marcien Towa, etc. Notre défi était de réussir la cure de jouvence qui nous permettrait d’entrer dans la modernité de façon dynamique. Nous l’avons fait. Nous publions en moyenne quarante livres par an. Notre fonds est le plus riche de tous les éditeurs du continent ; nous n’avons d’ailleurs pas fini de l’explorer puisque, vous le savez peut-être, nous avons découvert dans nos archives, il y a deux ans, un manuscrit inédit de poésie de Sony Labou Tansi. Nos classiques sont en cours de numérisation et de réédition. Concomitamment, nous n’avons pas cessé de rechercher les nouveaux talents sur tout le continent et au-delà. Les publications théologiques restent en très bonne place dans notre politique éditoriale.
Une dernière question : avez-vous eu des contacts avec l’association Afrilivres, qui semble reprendre quelque peu des couleurs ces derniers temps ?.
On avait espéré que cette association serait autre chose que ce qu’elle a été jusqu’à présent. Peut-être n’avions-nous pas pris la mesure de la complexité des problèmes que nous essayions de résoudre par sa création. Mon point de vue est que les éditeurs africains devront, avant d’espérer être forts hors du continent, l’être d’abord sur le continent et dans leurs pays respectifs. Une association comme Afrilivres devrait prioritairement envisager de travailler sur le continent et considérer la conquête du marché hexagonal et occidental de façon générale comme l’un des points ultimes de sa stratégie.

1. Ce stand, largement subventionné par la République du Congo, représentait pour la troisième fois consécutive l’Afrique subsaharienne francophone au Salon du livre de Paris.
2. Ama Tutu Muna.
3.  : « La Revue Littéraire du Monde Noir », Mutations du 3 novembre 2011, en lien.
///Article N° : 10754

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