Retour sur quelques monographies

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Autour de l’exposition panafricaine sont présentées plusieurs monographies : les espaces de la plupart des institutions culturelles – le Musée de Bamako, l’Institut français, l’Institut national des Arts et le Mémorial Modibo Keita – sont ainsi mis à contribution. Ces monographies nous permettent d’approfondir notre connaissance des univers des artistes exposés ainsi que de leurs préoccupations quant aux sociétés qui les entourent.

Comme dans l’exposition panafricaine, leurs œuvres abordent davantage les menaces qui pèsent sur leur durabilité que les pratiques qui les favorisent. Les travaux exposés contribuent donc à une prise de conscience de la précarité environnementale, politique et culturelle de notre monde actuel.
Néanmoins, l’espoir n’est pas totalement absent de leurs propos : il suffit pour cela d’apprécier la résilience des individus qui survivent dans des contextes difficiles ainsi que la beauté qui transparaît dans plusieurs de leurs œuvres.
Au Mémorial Modibo Keita
Situé dans le quartier du fleuve à Bamako, le Mémorial Modibo Keita est un grand espace lumineux érigé du temps d’Alpha Oumar Konaré à la mémoire du premier président de la république indépendante du Mali. Une manière de tourner la page sur la période de la dictature de Moussa Traoré. C’est dans ce lieu que l’on peut voir la plupart des monographies de la biennale : les travaux de Nyaba Léon Ouedraogo, George Osodi et Kiripi Katembo y sont présentés, de même que deux hommages, l’un rendu aux artistes du « Printemps arabe » et le second à l’artiste camerounais Goddy Leye, décédé en 2011.
Hommage à Goddy Leye (1965-2011)
La monographie consacrée à Goddy Leye nous est proposée par une jeune commissaire camerounaise du nom de Ruth Belinga : heureuse initiative des organisateurs, qui devrait dorénavant permettre à de jeunes et talentueux commissaires issus du continent de faire leurs preuves.
Cet hommage comprend sept installations, réparties dans quatre salles. Dans la première, se trouve Je ferai mon devoir, une œuvre de grand format sur papier, ainsi que Chefferies Unies d’Afrique, réalisée sur supports mixtes et avec la collaboration du public. Les trois salles suivantes accueillent des installations vidéos. C’est en effet grâce à son œuvre vidéographique que Leye a connu la notoriété internationale.
Les installations proposées dans l’exposition attestent de l’engagement politique de Leye et de son désir de confronter l’Histoire et la Mémoire. Pour ce faire, il récupère fréquemment des images et des sons issus de la culture populaire pour les interroger et les confronter aux supposés postulats sous-jacents. Ainsi, sa vidéo intitulée The Voice on the Moon reprend-elle des images d’archive de l’atterrissage des astronautes américains sur la lune pour proposer un monde plus harmonieux et égalitaire ; celle qui a pour titre We are the World recontextualise, quant à elle, cette célèbre chanson pour mettre en lumière l’hypocrisie de l’aide humanitaire. Dans cette dernière œuvre, on voit l’artiste allongé, torse nu, au milieu d’un tas de victuailles essentiellement composé de fruits « exotiques » tels que la pastèque, la papaye ou encore la banane. Il entonne alors la fameuse chanson du « roi de la pop », Michael Jackson.
Tout en sélectionnant parmi ces différents fruits ce qu’il veut manger, il chante ; son chant se faisant moins audible une fois la bouche pleine et se réduisant enfin à des murmures de bonnes intentions qui n’en laissent plus deviner que l’air. La générosité apparente de la chanson devient pitrerie, amusement d’un monde vivant dans l’opulence et cherchant à se donner bonne conscience mais ne parvenant plus à masquer l’hypocrisie de sa posture de « sauveur de l’humanité ». Le voilà démasqué par l’artiste, lequel n’a pas pour objet de sauver les apparences, bien au contraire.
L’hommage à Goddy Leye a malheureusement quelque peu souffert des conditions d’exposition du Mémorial, les trois petites salles apprêtées pour la présentation de ses vidéos n’étant pas suffisantes. Si cet espace réduit permet une certaine intimité avec The Voice on the Moon et The Beautiful Beast, qui disposent chacune de leur propre salle, il désavantage en particulier les trois autres œuvres vidéos qui se partagent maladroitement la dernière salle de l’exposition. Ces dernières, pensées avec leurs propres dispositifs et trame sonore, auraient mérité plus d’espace pour être appréciées à leur juste valeur. Toutefois, cela ne remet nullement en cause la qualité de cette exposition ni le travail de la commissaire Belinga dont, de surcroît, le texte de présentation traite avec perspicacité du contexte dans lequel l’œuvre de Leye peut être lue et comprise, ainsi que de ses préoccupations intellectuelles.
Cet hommage nous offre un bel aperçu du travail cérébral et engagé, mais également plein d’humour, de Goddy Leye. Il va fortement nous manquer.
George Osodi
« Une image effrayante mais profondément humaine »
La série de George Osodi Oil Rich Niger Delta 2004-2007 traite, quant à elle, de l’exploitation pétrolière dans le Delta du Niger, au Nigeria, et de son impact sur les habitants de cette région. L’artiste a pris d’énormes risques pour réaliser cette série car les compagnies pétrolières sont particulièrement hostiles envers les photographes qui tentent de documenter les injustices économiques, environnementales et politiques qu’engendrent leurs activités dans cette aire. Osodi fait partie de ces photographes qui veulent encourager une prise de conscience à propos de cette situation inique, c’est pourquoi il a saisi quelques scènes de décors incendiés, de fuites d’huile dans les champs et les plans d’eau de la région, ainsi que de la violence engendrée par l’exploitation pétrolière. Plusieurs de ses images ont déjà été publiées dans la presse nigériane et internationale pour illustrer les extrêmes de cette crise majeure. Pourtant, dans cette série, il ne privilégie pas seulement les paysages « apocalyptiques » ; c’est aussi sur l’expérience et la capacité de résilience des habitants du Delta qu’il veut attirer notre attention. « Je veux donner à ce paradis perdu un visage humain ; mon désir n’est pas de heurter mais d’amener le spectateur à s’en approcher afin de susciter une émotion… » (1). Pour ce faire, il saisit le quotidien des habitants de cette région qui poursuivent leur vie malgré les difficultés rencontrées. Ainsi, cette série comprend-elle également une image de femmes qui dansent en tenue traditionnelle, d’autres photographies traitant de la culture du coton ou encore des habitants qui transportent leurs marchandises ou leurs biens à vélo, sur fond de torchères. De cette manière, Oil Rich Niger Delta 2004-2007 propose une image effrayante mais profondément humaine de la crise en cours dans le Delta du Niger.
Nyaba Léon Ouedraogo
« Un monde marchand, marchant à l’envers »
Tout comme la série Oil Rich Niger Delta de George Osodi, le travail de Nyaba Léon Ouedraogo parle de l’incohérence d’un monde marchand, marchant à l’envers, et des méfaits que cela engendre. L’Enfer du cuivre est le titre que l’artiste burkinabé a donné à son reportage sur la décharge d’Agbogbloshie Market au Ghana. Il s’agit d’un « cimetière pour ordinateurs » en provenance des États-Unis et de l’Europe : c’est précisément à cet endroit qu’ils sont brûlés pour en récupérer le cuivre qui sera revendu par ailleurs. Ses paysages de déchets électroniques à perte de vue et ses images d’incendies dégageant d’épaisses fumées noires dans le ciel décrivent, de manière dramatique, les effets néfastes de ce commerce non seulement sur l’environnement mais également sur les individus. À l’inverse, d’autres prises de vues privilégient plutôt la banalisation des traces d’activité d’Agbogbloshie Market dans l’environnement. Ainsi, sur l’une d’entre elles, des enfants sont assis sur des carcasses d’écrans d’ordinateurs pour suivre un match de football, tandis que sur une autre, un taureau passe à côté d’une telle carcasse sans l’apercevoir… De cette manière, le photographe rend compte d’une situation intenable, tout en montrant également que l’omniprésence de la décharge dans l’environnement la rend presque insignifiante pour ceux qui la côtoient quotidiennement.
Kiripi Katembo
« La beauté se trouverait-elle ailleurs ? »
Kiripi Katembo est originaire de la République démocratique du Congo et s’intéresse, quant à lui, à la question de l’assainissement dans l’espace urbain. Ses images captent les reflets qui apparaissent parfois dans les flaques d’eau stagnantes, à l’origine de nombre de maladies et signes de l’insalubrité de certains quartiers de Kinshasa.
En s’y penchant, l’artiste semble chercher une manière de passer outre le réel par ses jeux d’illusion. Ainsi, dans quelques-unes de ses œuvres, les pierres flottent, telles des épées de Damoclès, sur la tête des personnages qui se reflètent dans ces surfaces miroitantes. Dans d’autres, leurs couleurs saturées, les effets picturaux créés par le frémissement de l’eau soufflé par le vent à sa surface, ainsi que l’aspect aléatoire des flaques séduisent facilement le spectateur. Pourtant, ces œuvres témoignent d’une pollution urbaine… Miroir sans perspectives possibles ? La beauté se trouverait-elle ailleurs ? La dureté du réel, toujours, revient sur le devant.
Les photographies de Kiripi Katembo sont très picturales et à la limite de l’illustration. Peut-être, faut-il voir là les réminiscences de ses activités de peintre avant qu’il ne se lance dans la photographie ou alors le travail d’un artiste qui cherche encore son propre langage, sa propre voix.
Nii Obodai
« Extraire des images leur humeur profonde »
Le photographe ghanéen Nii Obodai voit, lui, ses travaux exposés à l’Institut national des Arts (INA). Avec son atrium ouvert et ensoleillé, on ne peut imaginer espace plus propice pour l’exposition d’un artiste tant préoccupé par les effets de lumière dans ses photographies en noir et blanc.
Les images de la série From the Edge to the Core de Nii Obodai sont issues d’un voyage qu’il a entrepris avec le photographe franco-algérien Bruno Boudjelal pour capter « l’âme » du Ghana après un demi-siècle d’indépendance. Ses vues sont ainsi empreintes d’un double mouvement, à la fois dans le temps (passé et présent) et dans l’espace. Elles ont la teinte du souvenir, inspirent parfois la nostalgie et la vérité d’un temps présent.
La technique trouve ici tout son sens, l’artiste choisissant ses appareils photographiques en fonction de l’idée, ou plutôt du sentiment, qu’il veut faire passer. Ainsi, use-t-il au moins de trois appareils différents pour chaque étape de sa série composée de paysages et de portraits. Le flou et le passager expriment le déplacement, ce qui fut et ne sera plus. Les visages fuient, échappent, parfois, à la caméra qui les saisit partiellement en gros plan. Surexposés, certains d’entre eux disparaissent comme mangés par la lumière, comme pour mieux nous en dire le caractère éphémère. C’est ainsi que Nii Obodai évoque sa recherche du temps perdu. De la sorte, il interpelle ses contemporains, leur demandant ce qu’ils ont fait de leurs aspirations, de la fierté qui fut, et qui est sans doute encore la leur, d’avoir été le premier pays du continent (dans sa partie subsaharienne) à prendre son indépendance, le 6 mars 1957.
L’exposition révèle la maîtrise absolue de Nii Obodai, non seulement sur le plan technique mais également sur le plan du propos.
Il sait extraire des images leur humeur profonde. Parmi toutes les expositions monographiques, c’est sûrement celle qui a le plus réjoui les visiteurs de la semaine professionnelle.
Abdoulaye Barry
« Un puzzle qu’il faut reconstituer pour obtenir une vue d’ensemble »
Au Musée de Bamako sont exposées les monographies de David Goldblatt et d’Abdoulaye Barry. Particulièrement fascinante est la série réalisée par ce dernier, Pêcheurs de nuit, qui traite du mode de vie des pêcheurs du lac Tchad, présentement menacé par la pollution et la baisse du niveau des eaux.
Pêcheurs de nuit met en lumière tout en conservant un air de mystère autour de leurs conditions de travail. En effet, les images de Barry sont prises la nuit, à la lumière de lampes torches que les travailleurs portent avec eux pour illuminer leur champ de vision. Cet éclairage inégal laisse autant de détails dans l’obscurité qu’il n’en révèle : ainsi, chaque portrait, chaque scène de pêche et partie de corps illuminée semble représenter la pièce d’un puzzle qu’il faut reconstituer pour obtenir une vue d’ensemble. Cette lueur profite en particulier aux portraits. Dans ceux-ci, elle attire notre attention sur tous les détails des expressions des pêcheurs photographiés. De cette manière, cette série suscite notre empathie pour ces travailleurs nocturnes.
Notre expérience de ces œuvres est agrémentée par la scénographie particulière de cette exposition. Elle est présentée dans une petite salle, dans l’obscurité totale, hormis des lumières qui illuminent chaque œuvre individuellement. L’exposition se propose ainsi de recréer le contexte dans lequel l’artiste a réalisé ses photographies, si bien qu’on se sent encore plus près de ces pêcheurs. Elle aura été un autre moment fort de la biennale 2011.

1- Catalogue des Rencontres de Bamako, 9e édition, Pour un monde durable, édition Institut français/Actes Sud, 2011, page 279.///Article N° : 10815

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