« Accorder le même type d’attention et valeur à tous les éléments du paysage »

Entretien de Marian Nur Goni avec Guy Tillim

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Seconde exposition monographique d’envergure en France du photographe sud-africain Guy Tillim, le projet Second Nature rassemble deux séries réalisées en Polynésie Française et à São Paulo au Brésil, entre 2010 et 2011. L’exposition est à voir au centre Photographique d’Ile de France de Pontault-Combault jusqu’au 22 décembre 2013. Nous publions ici en libre accès l’entretien mené par Marian Nur Goni en 2012 pour le n° 88 de la revue Africultures : Perspectives africaines en photographie.

Comment la photographie est-elle arrivée à vous, dans votre vie ?
J’ai commencé à travailler dans la photographie au milieu des années 1980, durant l’apartheid. La photographie a été, pour moi, le moyen d’essayer de comprendre ce qui était en train de se passer autour de moi, dans mon propre pays. L’appareil photographique est ainsi devenu une sorte de passeport, quelque chose qui m’a permis de traverser certaines frontières, d’être à certains endroits où je n’aurais pas pu aller autrement. Je dois dire que, au départ, je n’étais pas tellement intéressé par la photographie en tant que telle, cela a pris du temps, même si je ne pourrais pas situer précisément ce passage… C’est progressivement, en travaillant, que j’ai développé un réel intérêt pour les images et pris conscience de leur pouvoir.
Je vous propose maintenant de faire un très grand pas pour parler du travail qui a donné lieu à la série Avenue Patrice Lumumba. Je vous ai écouté à plusieurs reprises dans des rencontres publiques et j’ai remarqué que la question de la décadence de l’architecture moderniste – qui figure dans nombreuses photographies de cette série – revenait de façon récurrente, ce malgré votre volonté affichée de ne pas la pointer spécialement. Ailleurs, vous avez parlé d’une grammaire photographique « primitive ». Je me demandais ainsi si cette expérience, ces renvois fréquents de la part de l’assistance à cette décrépitude – qui renverrait à celle de l’Afrique tout court dans l’imaginaire occidental -, n’a pas participé également de votre réflexion et conception du médium photographique, ainsi que de votre volonté d’essayer d’aller au-delà de ces limites ?
Chacun réagit de manière différente devant une photographie. Il est vrai que la manière dont les gens regardent et décrivent les images est parfois un peu primaire. Cela dit, il ne s’agit pas d’un jugement, ce n’est absolument pas mon propos. Car je pense plutôt que c’est la photographie qui prédispose à cela car, au fond, elle décrit les choses d’une manière très imprécise, ceci même lorsqu’elle tente de les montrer « telles qu’elles sont ». Nous attachons beaucoup de valeur à certains signifiants que l’on a tendance à rattacher ou à prendre pour métaphores de la condition humaine ou de quelque chose qui s’y apparenterait. Voilà ce que j’entends par « vocabulaire primitif de la photographie ».
Quant à ce travail en particulier, dans ces endroits-là, il ne s’agissait pas de rendre compte d’un effondrement. Ce n’est pas ce que je cherchais à montrer, cela aurait été trop simple. J’ai essayé plutôt de transmettre et restituer une période précise dans l’histoire de l’Afrique, porteuse de promesses. Et bien que, d’une certaine manière, quelques-uns des lieux photographiés reflètent une forme de déliquescence, ainsi que les « calamités » qui se sont succédé en Afrique pendant les cinquante dernières années, mon intention n’était pas d’apporter un commentaire sur les sociétés africaines. J’ai plutôt essayé de me placer, de me sentir à l’aise et libre dans ces lieux qui se trouvent dans une phase de mutation. J’ai trouvé ces changements véritablement émancipateurs : dans ces lieux, je ne vois pas cette décadence aller sans une forme de rédemption…
Dans le prolongement de ces réflexions quant aux limites de la photographie, vous avez souvent manifesté une certaine « inquiétude » par rapport à la question du contexte – comment le faire rentrer dans le cadre ? -. Vous travaillez aujourd’hui sur le paysage. Quel est le processus qui vous a amené à vous intéresser à cet aspect ? Et comment ces réflexions autour du médium ont-elles nourri ce nouveau projet ?
Je me suis intéressé au paysage simplement parce qu’il nous entoure… Toutefois, lorsqu’on le photographie, on a souvent tendance à chercher – je dirais même à imposer – une certaine trame dramatique. Cela devient possible en travaillant sur des éléments séparés du paysage dont certains seront volontairement mis en valeur, tandis que d’autres seront gommés à dessin. Avec ce type d’approche, le problème qui se pose pour quelqu’un qui regarde alors le paysage, c’est qu’il identifiera immédiatement ce qui est photographié : autrement dit, il ne verra plus ce qui est dans le paysage mais, plutôt, ce qui a été souligné par le photographe, le côté dramatique. Cette approche ne peut qu’aboutir à renforcer les attentes, à confirmer ce que l’observateur sait déjà.
Je crois pour ma part qu’il y a une autre manière d’envisager le paysage où aucun élément ne prévaut sur l’autre, où un rocher n’est pas plus ou moins important qu’un arbre : ils sont simplement là, ils appartiennent au paysage… Dans cette approche, chaque élément peut prendre place dans le cadre de l’image sans pour autant entrer en compétition avec le reste afin d’attirer l’attention du photographe ou de l’observateur. C’est ce que j’ai appelé ailleurs une « démocratie des éléments ». De cette manière, peut-être, l’on peut plonger dans le cadre : le lieu a son propre contexte, il est simplement là où il est, il ne peut être ailleurs que là où il se trouve…
Serait-il juste, à votre avis, de dire que cette approche requiert de la part du photographe la quête d’une certaine « neutralité » ?
Oui, je pense qu’on peut dire les choses comme cela.
Pourrait-on dire alors que cela vous a demandé, en quelque sorte, de désapprendre une certaine manière de regarder, de travailler en essayant de perdre certains « automatismes » ?
Personnellement, je parlerais d’apprendre plutôt que de désapprendre. Isoler un élément du paysage, le mettre en valeur, participe de la construction d’un cliché. Je pense en revanche que nous devrions accorder le même type d’attention et valeur à tous les éléments qui composent le paysage. Cela participe pour moi d’une façon d’être et que l’on peut apprendre…
Ne pas juger un espace, ne pas le laisser confirmer ses propres attentes et ses propres clichés. A contrario, ce sont là les ingrédients – auxquels s’ajoute la répétition de ces éléments – pour construire un paysage de carte postale, ce qui serait à la fois très ennuyeux à regarder et facile à fabriquer. Cela dit, le cliché est loin d’être inintéressant en soi parce qu’il vient, lui aussi, de quelque part… Prenons l’exemple du langage écrit : les bons écrivains utilisent aussi des clichés mais ils savent s’en servir au bon moment et au bon endroit… Je pense que cela peut être appliqué au langage visuel. Si le cliché est employé à bon escient, il peut devenir très puissant ; le problème est que souvent il est déployé de façon inappropriée, voilà pourquoi il devient vite très pesant… Je veux dire par là qu’il ne s’agit pas pour moi de désapprendre à le voir et à le reconnaître, mais plutôt d’en avoir pleinement conscience.
Ce processus a-t-il été pour vous une façon de libérer l’image ?
Cela a été plutôt une façon de me libérer, de libérer la manière de porter un regard sur les choses…
Je perçois votre travail comme quelque chose qui est en mouvement, en mutation constante et presque organique. Vous n’êtes pas en train de faire du « Guy Tillim », d’appliquer une formule qui a déjà fait ses preuves… C’est cela que je trouve passionnant dans votre travail !
Je vous remercie. Appliquer un style ou répéter un motif signifierait chercher à retrouver quelque chose que l’on sait déjà : j’ai plutôt envie d’explorer non seulement certains aspects de nos sociétés mais aussi d’élargir mon regard. La photographie est un médium passionnant parce que c’est tellement primaire… Je pense que nous sommes encore dans une phase d’approfondissement et de découverte et, en même temps, cela prend de plus en plus de place dans nos vies. Nous n’avons pas assez de vocabulaire pour nous exprimer pleinement… Mais le désir est là ! Je pense que nous vivons, à cet égard, une époque fascinante.
Votre approche de la photographie est très réflexive. Je me demandais ainsi à quelles sources, photographiques ou autres, vous puisiez pour enrichir vos questionnements et recherches…
Pour moi, cela s’apparente à une sorte de trame : on suit un fil autour de soi qui, se déployant, vous amène vers quelque chose d’autre… Je ne pourrais pas isoler un élément en particulier : ce sont des lectures de littérature, de travaux académiques, des films, la façon dont d’autres personnes autour de moi ont procédé… Tout cela crée forcément un ensemble où des parallèles s’établissent et certains aspects sont approfondis… Et plus on cherche et l’on s’informe – parfois même en suivant des fils qui pourraient sembler tangentiels – le mieux c’est ! Parce que quand on est sur le terrain, sur le point de photographier quelque chose, on n’a plus tellement de temps pour réfléchir, on est là et il faut faire face à cet instant-là précisément… Ainsi, il est bon d’avoir réfléchi à ces questions avec un peu d’avance.
Pour conclure, une question qui peut paraître un peu anecdotique : vous avez commencé à travailler sur le paysage en Polynésie française… Pensez-vous vous atteler au paysage sud-africain ou d’autres pays que vous connaissez déjà bien en Afrique ?
Je n’en suis pas sûr. C’est une drôle de contradiction… Pour prendre des photographies ou, d’une manière générale, pour aboutir à quelque chose, il est nécessaire de se sentir libre dans sa tête. J’aimerais mieux être capable de photographier les gens plutôt que le paysage. Vu l’état d’esprit avec lequel j’essaye aujourd’hui d’être dans le paysage, je pense que ce serait difficile pour le moment. Cela va me prendre encore un peu de temps…

1- Guy Tillim, Avenue Patrice Lumumba, Prestel, 2008.Traduit de l’anglais par Marian Nur Goni///Article N° : 10840

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