À la Goutte d’Or, « une Sape combattante et colorée »

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Après le succès de la série d’Été d’Africultures.com sur [le quartier de Belleville], partons ensemble à la découverte d’un espace qui vit des migrations historiques, qui bouillonne de créativité et de métissages. Plongée subjective et non-exhaustive à travers les regards d’habitants de la Goutte d’Or (Paris XVIIIe).

À la Goutte d’Or (Paris XVIIIe), les Sapeurs sont chez eux. Créateurs, passionnés de vêtements, ils sont tous issus d’un mouvement de mode né au Congo-Brazzaville. Reportage et rencontre.
Le samedi, à Château Rouge, la rue de Panama prend parfois des allures de catwalk. Aux abords de la boutique Connivences, fondée en 2005 par le Sapeur Bachelor, les amoureux des couleurs et du beau vêtement se succèdent. Mais d’où vient la Sape ? On raconte que son origine se situerait dans les années 1920, à l’époque coloniale, dans la région du Pool au Congo-Brazzaville. Dada Apôtre, Sapeur dans l’âme, se souvient : « Le premier grand Sapeur était André Grenard Matsoua, résistant aux colons et arborant ses costumes en rayure tennis ». Dans les années cinquante, ce sont les étudiants revenant de France qui apportent dans leurs bagages les plus belles pièces de Paris, Londres ou Milan. Mais le mouvement en tant que tel émerge vraiment dans les années soixante-dix, devenant la Société des ambianceurs et des personnes élégantes. Apôtre raconte, la larme à l’œil : « Même Denis Sassou Nguesso, chef de l’État, garant de la Constitution, était un grand sapeur. Le jour où il a pris la présidence de l’Organisation de l’unité africaine, il était habillé en costume Borsalino. C’était magnifique ». Apôtre est arrivé en France en 2009, le jour de l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche aux États-Unis. Et c’est devant le salon de coiffure Obama Fashion Hair, rue de Panama, qu’il avoue être tombé dans la Sape dès l’âge de 12 ans, à Brazzaville. « C’est dans notre sang. Hors de la Sape, un Congolais perd les pédales ! ».
Et visiblement,Fiesta Makambo ne les a pas perdues. Chemise Roberto Cavalli, casquette Armani et tennis Armani, lunettes Fred, il nous rejoint en souriant. Pour le Sapeur, les marques sont cruciales, et il faut y mettre le prix : « Entre ce qu’on gagne et ce qu’on achète, ça n’a rien à voir. On gagne 1 200 euros par mois, mais les moindres chaussures Versace, c’est 5 000 euros. Alors comment faire ? Je suis au chômage, alors je fais du petit business. J’achète des habits et je les revends ». Depuis près de trente ans, il habite en Seine-et-Marne, mais se balade tous les jours dans les rues de Paris. « Je suis bien habillé, je me promène et je me sens bien. Les gens me regardent, ça fait plaisir », confie-t-il.
Connivences, la sape combative
Un autre Sapeur s’approche de la boutique Connivences. Tati arbore une chemise Yohji Yamamoto, mêlant pin-up colorées et motifs de jeux de cartes, qui font sensation. Il rentre bientôt pour quelques jours en République démocratique du Congo et vient acheter quelques « armes de destruction massive » : « Pour nous Congolais, la Sape, c’est dans le sang. Malgré les problèmes, la crise, les guerres, même si nos présidents sont des dictateurs soutenus par la France, nous, on ne va pas être sales. Être bien habillé ne résout pas mes problèmes, mais ça déstresse ». Avec ses cinq garde-robes, Tati est une vraie fashion victim. « C’est comme quelqu’un qui cherche sa coke. Boutiques, ventes privées, tout y passe. Mais c’est l’hiver qui nous fait souffrir, car les pièces sont très chères. Un manteau de fourrure chez Roberto Cavalli, coûte environ 4 300 euros. Mon salaire de chauffeur livreur ne suffit pas ! Ici, à Connivences, on peut s’arranger. Je laisse mon relevé d’identité bancaire, et je peux payer en plusieurs fois ».
Mais au-delà des facilités, Connivences est un parti pris politique. « On dépense beaucoup d’argent dans la mode, chez des couturiers comme Galliano ou Versace. Mais on doit les combattre, car ils tiennent des propos racistes ou antisémites. Ces marques ne nous assument pas. Pourtant Kayne West, Jay-Z, Chris Brown, ils ont la classe non ? »
Posté devant sa boutique dans son costume bermuda à carreaux orange, Bachelor hoche la tête. « Ces grandes marques n’assument pas leur clientèle noire. Moi, j’en suis fier. Cette clientèle, elle me ressemble. Quand les Africains viennent ici, ils trouvent quelqu’un qui connaît bien leur Sape. Cette Sape combattante et colorée ». Il a déposé sa marque en 1998, et a ouvert sa boutique rue de Panama en 2005. « Je ne sais pas dessiner un œuf, mais je conçois tous mes vêtements. Je vais en Italie, et j’explique aux designers ce que je veux ». Le slogan de Connivences ? L’art de faire chanter les couleurs. « Certains parlent de faute de goût, mais moi j’assume. Nous sommes dans une transgression lente et assumée des codes vestimentaires existants. Il faut se libérer du diktat de fréquentabilité du gris anthracite et du bleu marine, imposé par les financiers occidentaux. Il y a beaucoup de suffisance dans l’idée que les couleurs, parce qu’elles viennent des îles, feraient forcément carnaval. Ici, on porte des couleurs du 1er janvier au 31 décembre, indépendamment des problèmes que nous avons. Celui qui porte des habits pour se faire beau s’aime déjà. Et si tu t’aimes déjà, il y a de fortes probabilités pour que tu aimes l’autre ».
Le combat n’était pas gagné d’avance : « Quand je me suis installé en plein Château Rouge, c’était un vrai défi. Tout le monde me disait que ça ne marcherait pas, avec la concurrence des vendeurs à la sauvette. Mais j’ai fait mes preuves. Petit à petit, Connivences s’est installé dans l’univers de la mode. Créer ma propre marque, c’est apporter ma pierre à l’édifice, et répondre à une quête identitaire. Il est temps que la Sape commence à faire vivre les Africains que nous sommes ».
Avec passion et amour, Bachelor saisit une veste en velours côtelé, orange, made in Italie. « Regarde cette finesse, la délicatesse de la martingale volante, les finitions. Ça devrait être remboursé par la sécu ! ».

///Article N° : 10979

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© Noémie Coppin





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