Satin rouge aux États-Unis :

Discours et réception critiques

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Une fois un film maghrébin de femme sorti aux États-Unis, comment est-il reçu ? Quel type de discours engendre-t-il Outre-Atlantique ? Soulignons d’emblée qu’aux États-Unis, la plupart des films étrangers sont montrés, puis discutés, analysés au sein des institutions universitaires plus souvent que dans les salles de cinéma. Parmi ces dernières, on distingue deux types de salles : les multiplexes où l’on projette des grosses machines hollywoodiennes et les salles d’art et d’essai, de plus en plus rares dans les centres urbains, qui accueillent des films « étrangers » (donc sous-titrés s’ils ne viennent pas de pays anglophones). Le campus universitaire demeure à l’heure actuelle un centre culturel qui s’adresse à la fois à son public estudiantin et professoral et à la communauté extra-muros locale.

Ainsi, la réception d’un film maghrébin visionné dans deux espaces différents possibles, reçoit deux types de discours critiques distincts élaborés de façon parfois parallèle, parfois divergente : celui de la presse et celui de l’université. Celui des médias annonce et inscrit le film dans le paysage audiovisuel nord-américain tandis que celui de l’université analyse et théorise sur le film.
Je propose ici de prendre le film de Raja Amari, Satin rouge (Tunisie, 2002) comme étude de cas, pour examiner comment, outre-Atlantique, la réception s’articule le long de ces deux vecteurs. Satin rouge, distribué par Zeitgeist Film dans des salles d’art et d’essai, attire autour de 23 000 spectateurs à sa sortie et rapporte 230 000 $ au box-office en 2002 (Inbaseline).
La réception dans la presse américaine
Le système de référence de la critique de cinéma dans les médias se situe clairement hors de la Tunisie, du Maghreb (et, bien sûr, de France). Les médias accueillent donc le film dans sa thématique d’une certaine façon « déterritorialisée » et le lisent comme un objet venu d’ailleurs, un ailleurs méconnu, à partir de normes nord-américaines partagées par le public. Un parcours rapide de ces médias montre une certaine uniformité dans l’approche du film. Les films étrangers qui sortent sur grand écran aux États-Unis sont analysés dans les pages art et culture de la presse écrite dite « intellectuelle » à grand tirage et au lectorat de dimension nationale, du type Los Angeles Times, New York Times, Washington Post, Village Voice, Chicago Tribune. Ces publications annoncent la sortie du film à New York ou à Los Angeles, par exemple, sortie qui précède de quelques semaines, parfois des mois, la sortie du film sur des écrans « provinciaux », c’est-à-dire dans des États excentrés par rapport aux grandes métropoles culturelles américaines (à Baltimore, la Nouvelle Orléans ou ailleurs). L’annonce de la sortie et la critique du film sont ensuite assurées par les critiques de la presse locale (ex : le Baltimore Sun), qui couvrent la sortie des films de la semaine et donnent une note (de 1 à 5 en général) pour recommander aux lecteurs d’aller ou non voir le film. L’enjeu de la critique de la presse écrite est donc important pour la monstration du film : la presse « nationale » va décider si le film voyage de New York à Baltimore, par exemple ; et, au niveau local, le Sun va influer sur le choix du film à voir ce week-end.
La difficulté consiste donc à faire passer un film qui vient de l’étranger, dans une langue autre, sous-titré, et d’une tradition cinématographique dont personne n’a entendu parler.

Trois types de critiques émanent de cette perspective extérieure : le film comme document quasi ethnographique proposant une vision surprenante par rapport aux idées reçues sur le Maghreb ; une lecture de la protagoniste Lilia comme héroïne féministe ; enfin, une interprétation du film tunisien à l’aune des références cinématographiques nord-américaines.
La première rend compte de la surprise du spectateur face à un film qui ne correspond pas au consensus des médias américains post 11 septembre, sous le régime Bush : « Ces dix dernières années, les médias ont tant dépeint l’Afrique du Nord dans l’étau des Islamistes que la Tunisie de ce drame franco-tunisien immensément plaisant, Satin rouge nous fait l’effet d’un choc. (Arnold 2002). Ainsi non seulement les femmes en Afrique du Nord (pas seulement en Tunisie, apparemment) ne sont pas toutes voilées, nous confie le critique, mais en plus « elles se maquillent, boivent de l’alcool, fument des cigarettes, font du lèche-vitrines dans des boutiques à la Victoria’s Secret (chaîne de lingerie féminine célèbre aux États-Unis), ont des relations sexuelles avant le mariage, affichent une apathie complète vis-à-vis des exigences quotidiennes de leur religion et se comportent comme les joyeux drilles d’un village mondial permissif. (Arnold) (1). Ainsi, on traite Satin rouge comme une sorte de docu-fiction sur un monde mal compris et mal représenté par les médias, un document éclairant qui saborde au passage certaines idées préconçues et tenaces en Amérique sur l’éternel féminin musulman d’Afrique du Nord, en montrant un versant méconnu de la femme musulmane arabe !…
Le second type de critique envisage le film comme la prise de parole courageuse d’une femme cinéaste tunisienne : il s’agit clairement d’un film sur la libération (tardive, certes, selon les auteurs, mais libération tout de même) d’une femme tunisienne, figure iconique assimilée et enfermée dans la catégorie hâtivement construite de la femme arabe, musulmane, autre. « Bien que Lilia (Hiam Abbass) porte des robes d’intérieur qui conviennent à la veuve d’âge mûr arabe qu’elle est, se dissimule sous ses amples gilets une femme sensuelle et ardente. ? (Schwarzbaum) (2). »
Les critiques sont élogieuses : la cinéaste n’a pas peur d’aborder certains sujets tabous, s’attirant ainsi les foudres de la critique tunisienne : « (…) son film a été attaqué par la presse conservatrice en Afrique du Nord, à la surprise générale moins pour son traitement direct de la sexualité que pour la façon dont il’désacralisait la maternité. » (Zacharek). Ici, si la critique semble s’intéresser à la réception tunisienne du film, elle vire très vite sur une condamnation de la critique tunisienne pour alimenter son propre argument en faveur de l’audace féministe de la réalisatrice.
Toutefois, si Amari pourfend les schémas machistes de sa société musulmane patriarcale, on nous rappelle aussi que la société tunisienne n’a pas le monopole de la misogynie, loin s’en faut.

Satin rouge n’est que partiellement un film sur la misogynie de certaines sociétés musulmanes. (Même si l’Islam en tant que religion ne prêche pas forcément la misogynie, rappelons toutefois que si l’une de ses interprétations culturelles est qu’une femme est passible de peine de mort par lapidation pour avoir eu un enfant en dehors du mariage, il n’y a pas lieu d’utiliser d’autre terme). Satin rouge parle surtout de l’expérience d’une femme vieillissante qui reflète, dans une certaine mesure, les sentiments des femmes vieillissantes partout dans le monde. » (3)
Ainsi, après avoir évoqué un contexte musulman curieusement généralisé dont la lectrice déduit qu’il s’applique en particulier à celui de la société tunisienne (l’une des plus tolérantes et ayant accordé le plus de droits aux femmes dans le monde arabe, une société aux antipodes, donc, des pratiques citées dans l’article), la critique opère une volte-face et se lance dans une description féministe de la représentation du corps de la femme « vieillissante » (de… 40 ans !). La traduction du sous-titre de l’article est à ce titre révélatrice : « une mère entre deux âges devient danseuse du ventre dans ce régal tunisien savoureux et sexy qui célèbre des vrais corps » de femmes. Ainsi, nous passons d’une lecture ancrée dans une vision totalisante de pratiques musulmanes misogynes à une lecture féministe littérale à portée universelle. Comment ? Par la lecture de la libération corporelle (et sexuelle) de Lilia à travers un prisme très américain : celui des femmes qui aimeraient, elles aussi, se libérer des diktats de leur société « âgiste », obsédée par la jeunesse et des maux y afférents (du régime à la chirurgie esthétique). À l’inverse des corps relookés du système hollywoodien, le corps de Lilia exhibe son âge en toute quiétude, poursuit la même critique : « les hanches de Lilia sont amples, dirait-on gentiment, et la peau de son ventre a perdu de son élasticité. Mais… la danse est une façon de se réjouir du corps qu’on a, et Satin rouge reconnaît que cette jouissance est le vecteur le plus direct d’une vraie prise de conscience. » (Zacharek). Dans cette optique, Raja Amari est promue porte-parole de toutes les femmes de par le monde qui revendiquent le droit à jouir de leur corps quelles qu’en soient la ou les formes, et la critique de conclure : « Le personnel va toujours être politique ; les vergetures dessinent leur propre carte. » (Zacharek).

Ce film tunisien déroute et bien souvent, le journaliste en mal de connaissance du terreau sociopolitique, culturel et genré d’où il émane, a recours à des références cinématographiques et télévisuelles américaines.
Quand bien même l’article s’intitule « La Danse du ventre comme refuge d’une veuve arabe bien sage », l’arabité du film annoncée s’estompe quelque peu sous le filtre de la culture populaire américaine. Folla devient l’incarnation de l’actrice et chanteuse américaine Cher ; le récit filmique devient le pendant tunisien du film hollywoodien Dirty Dancing (Emile Ardolino, USA, 1987) : l’histoire de la libération sexuelle d’une femme par la danse (grâce à son partenaire). Du moins c’est ainsi que l’analyse Stephen Holden (4) qui ajoute que le film d’Amari est « aussi vertigineusement optimiste que Dirty Dancing ou Flashdance (Adrian Lyne, 1983) » (Holden). Le critique va plus loin dans les comparaisons États-Unis/Tunisie : vantant le talent d’Amari dans son traitement d’un point particulièrement névralgique de l’intrigue (Lilia et sa fille Selma connaissent le même amant), il imagine, dans une comparaison hypothétique, le même tabou traité dans une émission de télévision américaine à grand public (le Jerry Springer Show). Amari traite le sujet avec dignité, Jerry Springer le traiterait avec une vulgarité en direct peu attirante, affirme Holden.
Bref, la critique dont le rôle d’accompagnement est primordial à la sortie d’un film sur les écrans, aux États-Unis comme ailleurs, exprime un grand étonnement, une certaine admiration, vante les mérites d’une fin ambiguë, d’un travail soigné, mais sans situer le film dans le contexte du cinéma tunisien, par exemple, ni même du cinéma maghrébin, arabe ou méditerranéen. Le film est décodé selon une grille de lecture américaine, voire spécifiquement hollywoodienne, qui a pour vocation apparente de lui donner sens en appelant des référents hors champs spécifiquement nord-américains. En ce sens, elle s’oppose, dans sa visée, à la critique universitaire qui, elle, accompagne moins la projection des films sur les campus que leur post-visionnement, et qui établit un discours rétrospectif avec des grilles de lecture émanant de diverses théories.
Les lectures universitaires
Par « critique universitaire » j’entends la production de discours qui émane des divers départements universitaires autour d’un film, d’un(e) cinéaste. Pour le film de Raja Amari, il s’agit d’universitaires chercheurs résidant dans un département d’études du cinéma, d’études de la francophonie, d’études d’arabe, d’études des femmes, d’études en communication, d’études en culture populaire (Popular culture), ou encore dans des centres ou programmes d’études interdisciplinaires ou pluridisciplinaires.
Ainsi les questionnements sur les films offerts par les chercheurs s’inscrivent dans des cadres théoriques disciplinaires et n’ont pas la même fonction de lancement que ceux de la crique médiatique. La critique universitaire propose de regarder un film comme objet d’étude dont il s’agit de décoder les langages et qui invite les spectateurs sur les divers campus universitaires à voir un film différemment, c’est-à-dire à produire du sens d’une autre façon.
Le film d’Amari ainsi considéré devient étude de cas : il illustre alors soit tel ou tel aspect d’une théorie du cinéma, soit un élément crucial au sein d’une mouvance perçue comme particulière au Maghreb, aux femmes du Maghreb, à la danse orientale. Donnalee Dox, par exemple, traite de Satin rouge dans une analyse comparative des perceptions de la danse orientale (par les occidentales et par les femmes de culture arabe) comme forme d’expression corporelle libératrice plurielle. D’un côté, la danse brise les carcans imposés sur le corps féminin « autre », orientalisé, et de l’autre, elle promeut la conscience de soi (celle du corps, du désir, du moi). Le film rappelle toutefois aux danseuses occidentales les conditions de travail dégradantes de leurs consœurs « orientales ».
(Dox 56). En d’autres termes, le film est visionné dans l’optique des praticiennes américaines de la danse orientale. Le message qu’il livre est un rappel brutal de la différence entre les conditions socio-économiques et les connotations socioculturelles des danseuses en Tunisie et aux États-Unis (plutôt New Age ou descendantes d’immigrées intégrées à la société dominante ou mainstream). En ce sens, Satin rouge, malgré son histoire de libération par la danse, a l’effet d’une douche froide sur les spectatrices occidentales.

Un autre article situe Satin rouge dans une étude sur la représentation de la sphère domestique dans les productions écrites et filmiques par des auteures maghrébines. Stacey Weber-Fève analyse la double vie de Lilia de jour (femme d’intérieur passant ses journées à nettoyer son intérieur, faire les courses et la cuisine pour elle et sa fille Selma) et de nuit (danseuse de danse orientale dans un cabaret) dans le contexte des représentations nationales tunisiennes de la « place » de la femme dans la société telle qu’elle apparaît dans les discours nationalistes tunisiens depuis l’indépendance. Par cela, elle entend le lieu et la ou les fonctions d’une femme respectable. En scandant son personnage féminin en contrepoint (deux visions s’opposent et coexistent en Lilia : celle de la « femme traditionnelle » et celle de la « femme émancipée » écrit Weber-Fève), Raja Amari indique à ses concitoyennes un nouveau modèle d’identité féminine possible à Tunis aujourd’hui. Ce dernier, nous dit-elle, n’exclut pas la fonction domestique de la femme, bien au contraire : « Amari révèle comment les tâches ménagères (en tant que performance) peuvent mener à la reconstruction d’une identité féminine genrée, multiple et hybride dans la société tunisienne. » (5) (Weber-Sève : 12)
Si cette lecture universitaire (étayée par une lecture très précise d’une scène du film) propose une autre réponse que celle de la critique Zacharek à l’injonction féministe « le personnel est politique » vue plus haut, il demeure toutefois que le film envisagé comme œuvre politique, n’est pas envisagé dans sa dimension esthétique ou en tant que récit original ou œuvre originale, mais bien plutôt comme l’émanation d’un phénomène culturel tunisien ou tunisois. Le film est traité comme document, non comme film.
Or, dans ce film, Amari élargit la stratégie du regard à laquelle nous sommes habitués et nous fait repenser notre rapport à l’écran, comme je l’ai écrit ailleurs. Cela se voit dans les deux scènes en contrepoint qui impriment toutes deux un certain sens au regard : dans la toute première scène, un panoramique circulaire (de gauche à droite) parcourt la chambre de Lilia et nous présente cette dernière en train d’épousseter les meubles, les photos ; puis dans la scène pivot du film où le panoramique (de droite à gauche cette fois) se détourne pudiquement de Lilia dans la loge de Folla tandis que le personnage endosse son nouveau costume de scène (et la peau de son nouveau personnage). Les gros plans se succèdent lentement sur les étoffes de diverses textures : pourquoi ?

Les deux titres du film (phénomène courant dans le cinéma tunisien : Satin rouge en français et « le rideau rouge » en arabe) renvoient déjà à une double notion : celle de la double vie de Lilia (en deçà et au-delà du rideau rouge du cabaret) et celle du sens tactile (lorsqu’on la voit caresser avec délice le satin rouge d’un déshabillé dans une boutique de sous-vêtements féminins) qui guide sa transformation de ménagère en danseuse de cabaret. Les deux titres pris ensemble illustrent la possible lecture du film comme haptique (6).
Comme on le sait, le cinéma projette une image plate sur un écran. Mais à la suite de diverses manipulations, ces images créent des sentiments de proximité, d’intimité même, qui renvoient à plusieurs de nos sens : la vue, l’ouïe, mais aussi l’odorat et le toucher. Les images qui se réfèrent au toucher abondent dans Satin rouge et ont des fonctions tant esthétiques que narratives qui correspondent à ce que Deleuze et Guattari appelaient le haptique : « L’espace haptique peut être visuel, auditif aussi bien que tactile. « Haptique « convient mieux que tactile car il n’établit pas de séparation hermétique entre deux organes sensoriels, mais invite plutôt à considérer l’œil ou le regard comme remplissant cette fonction non visuelle. » (Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, 1980)

En d’autres termes : l’œil peut toucher autant que voir. Mais cette fonction synesthésique du regard des spectateurs n’est pas uniquement esthétique : elle montre une nouvelle façon de voir, de produire du sens, d’appréhender le film. Ainsi, on me demande à moi, spectatrice, non seulement de « regarder » mais aussi de reconcevoir l’objet de mon regard comme touché, senti, et pas seulement vu. Selon Laura Marks, le haptique donne au spectateur une façon nouvelle de s’engager dans le film : il propose un va-et-vient entre une présence intime (la sensation d’un objet) et la distance (l’écran est toujours écran, et donc forcément à distance, à portée de regard).
« Dans la relation glissante entre le haptique et l’optique, la vision à distance cède la place au toucher, et le toucher refaçonne l’objet donné à voir à distance. Le visuel exige la distance et un centre, le spectateur fonctionne alors comme une mini-caméra. Dans une relation haptique, notre moi se précipite à la surface pour interagir avec une autre surface. Quand cela arrive, il y a perte concomitante de profondeur – nous devenons comme des amibes, dépourvus de centre, changeant avec la surface à laquelle nous sommes accrochés. On ne peut pas s’empêcher de changer durant ce processus interactif. » (Marks, 2002 : XVI).
Comment donc la relation haptique du spectateur au film intervient-elle dans la production du sens de Satin rouge ? Commençons par la représentation du toucher dans le film puis voyons comment cette représentation inaugure puis maintient une relation haptique entre l’àplat de l’écran et le regard transversal de la spectatrice. Comme nous l’avons vu plus haut, l’ouverture emblématique du film montre les gestes ordinaires de Lilia (la main qui glisse avec un chiffon sur le miroir pour lui rendre sa netteté, qui déplace les objets pour en ôter la poussière et nettoyer sous eux) et, en même temps, une femme qui caresse les objets de son espace familier, privé (sa chambre). Le spectateur est invité à appréhender le monde de Lilia dès le premier plan du film de façon intime, par le regard qui suit ses mains avant de se poser sur le reflet de Lilia de pied en cap dans le miroir de l’armoire à glace. La spectatrice, guidée dans l’espace physique de Lilia, de ses objets, et aussi dans son espace sonore (on entend la radio, les bruits de la rue qui montent à l’appartement), se trouve d’emblée conviée à participer à son toucher routinier des choses, à être initiée à la relation tactile que Lilia entretient avec le monde. Ce « glissement » de l’optique au visuel est repris, ou prolongé dans la scène évoquée plus haut dans la loge de Folla, ainsi que, de façon éclatante, dans au moins deux autres scènes : la danse de Lilia avec Chokri à la darbouka et le furtif moment de plaisir ressenti par Lilia lorsqu’elle tâte l’étoffe de satin rouge d’un déshabillé féminin dans le magasin de lingerie.

Dans la loge de Folla, on voit Lilia seule qui caresse les divers costumes avec leurs paillettes et leur satin, et sourit de son plaisir tactile. Puis, pressant le soutien-gorge doré de Folla contre elle, elle se regarde dans la glace. C’est après ces deux moments de plaisir que commence le panoramique sur les costumes magnifiques, striés ou lisses, couverts de sequins, avant de revenir sur Lilia, qui porte maintenant le costume de danseuse pailleté et met un rouge à lèvre écarlate. Cette scène répond à la première en contrepoint : les teintes de la robe d’intérieur de Lilia et du décor, très neutres, voire fades de la scène de sa chambre, s’opposent, dans un contraste saisissant, aux couleurs vives des costumes de la loge de Folla. Toutefois, dans la seconde scène, la spectatrice reconnaît le plaisir du toucher de Lilia et n’a plus besoin de sa main pour guider son regard sur les costumes. Tandis que la caméra, quasi langoureuse, s’attarde sur chaque étoffe, chaque objet du monde du cabaret, le spectateur effleure, lui aussi, chaque texture à bout de regard. Autrement dit, une fois que Lilia nous a montré comment toucher dans son sillage dans la première scène, nous sommes en mesure de suivre les injonctions visuelles de la caméra et d’activer, de notre propre chef, un rapport tactile au monde de Lilia. Tout le panoramique circulaire autour de l’antre de Folla peut se voir comme une illustration vive du concept de l’image haptique selon Laura Marks : « Le terme « haptique » souligne visuellement la tendance du spectateur à percevoir de façon haptique, mais une œuvre peut offrir des images haptiques. Les images haptiques n’invitent pas à une identification avec un personnage mais plutôt encouragent une relation physique entre le spectateur et l’image. Ainsi il convient moins de parler de l’objet d’un regard haptique que de parler d’une subjectivité dynamique entre le regardeur et l’image. » (Marks 2002, 3)

Ce rapport pluri-sensuel et physique au film qui décrit le ressenti du film plutôt que sa réception visuelle distanciée contribue, bien entendu, à la production de sens du film (dans son récit, son esthétique, voire son hors-champ) avec originalité. Il permet à la cinéaste de jouer sur une multiplicité de tableaux afin de raconter une histoire sans la dire explicitement, mais par le jeu de la sensation.
Ainsi, dans la scène qui suit immédiatement celle de sa transformation dans la loge de Folla, Lilia se retrouve sur scène et danse au rythme de plus en plus effréné de la darbouka de Chokri. La scène, structurée visuellement de façon binaire, repose sur une alternance de plans et contre-plans qui établissent un dialogue entre Lilia et son public mais qui se complique par l’incursion de plusieurs gros plans sur la darbouka de Chokri filmée de l’intérieur. C’est donc le dessous de la membrane translucide du tambour du batteur que nous voyons, une surface qui tremble sous les doigts de ce dernier. Par ce biais, les spectateurs extra-diégétiques sont situés au plus près du rythme imprimé par Chokri à l’instrument, et auquel le corps de la danseuse répond. À ce moment précis du film, nous nous retrouvons donc non seulement sur scène, de l’autre côté du  » rideau rouge », mais aussi dans le ventre du tambour.
Non seulement nous perdons notre distance optique à l’écran, mais nous risquons aussi de perdre notre distance aurale à la darbouka maintenant que nous voilà – littéralement – sous les doigts de Chokri. Nul besoin alors d’autres indices visuels : par métonymie, par contiguïté, nous connaissons intimement le rythme qui unit le musicien et la danseuse dans une même danse scénique : on nous fait ainsi ressentir par ces quelques instantanés de vision tactile à quel point la danse de Lilia dépend des doigts de Chorki. On fait partie, par le truchement de cette vision haptique, du partage de leur extase dansée.

Nous ne sommes donc guère surpris lorsque, dans le plan qui suit, Chokri est filmé avec les costumes de Folla en toile de fond, tandis que Lilia l’observe dans le miroir. Il s’approche d’elle, lui frôle l’épaule de deux doigts légers et avoue : « Depuis que je te vois danser, je ne pense qu’à toi. » On reconnaît ici dans le toucher de Chokri le mode tactile d’appréhension du monde de Lilia. L’indice fonctionne à nouveau de façon métonymique grâce à une reconnaissance spatiale et haptique (la loge de Folla = lieu de plaisir tactile pour Lilia) et grâce à une codification des personnages selon l’axe du toucher (les doigts de Chokri font danser Lilia). L’effleurement de Chokri apporte la résolution directe de ce que nous avions soupçonné tout du long : pendant que, sur scène, les deux personnages étaient hors de portée l’un de l’autre et ne se « touchaient » pas (tout en partageant le bonheur de la danse et de la musique), nous, spectateurs extra-diégétiques, étions en contact avec leurs corps distincts et distants. Notre regard haptique suivait, au plus près de la corporalité des protagonistes, l’appel-et-répons sensuel des doigts du batteur et des déhanchements de la danseuse. Il devenait le lien entre eux, leur point de contact.
Lors du visionnement de Satin rouge, le spectateur ainsi projeté dans le récit du film lui-même, au-delà de l’écran plane, inaugure et entretient un rapport avec le monde tridimensionnel du film visuel, auditif et tactile, ancré dans la perception corporelle et non dans l’intellect. Il éprouve alors la merveilleuse sensation d’avoir traversé le miroir, et d’être enfin convié à un partage intime de l’univers du récit filmique. C’est donc à une leçon de cinéma magistrale que nous convie Raja Amari, bien au-delà d’une leçon de danse orientale libératrice à Tunis. Satin rouge nous initie à un mode de voir haptique qui nous emmène de l’autre côté du voile de l’écran.
Conclusion
La critique médiatique américaine paradoxalement traite le cinéma maghrébin des femmes comme documentation socio-ethnographique qui cependant déterritorialise les films. Réductrice, elle opère de surcroît soit dans un vacuum, soit dans le contexte néfaste d’une (mé)connaissance grossière du « monde arabo-musulman ». Chaque film est alors un « prêt-à-voir » exotique à lire à travers les lunettes de l’Amérique du Nord. La critique universitaire, quant à elle, désenclave les productions cinématographiques en explicitant certaines références du terroir du film, certes, mais aussi en analysant l’art et les techniques novatrices des cinéastes maghrébines à l’œuvre dans leurs films. En ce sens, cette critique, même si elle insiste sur les espaces-temps précis de cette production cinématographique, place cette dernière dans une catégorie qui dépasse celle des cinémas du Maghreb, et que l’on pourrait appeler Welt Kino (comme on dirait Welt Literatur à la Goethe), et honore ainsi à sa juste valeur le(s) cinéma(s) des femmes du Maghreb en les posant, en majesté, dans un Cinéma du Monde aux multiples facettes.
Références bibliographiques
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– Dox, Donnalee. « Dancing around Orientalism » TDR The Drama Review
50.4 (T192), hiver 2006 : 52-71.
– Holden, Stephen « Belly Dancing as Solace for a Demure Arab Widow »,
New York Times, 23 août 2002. [http://www. nytimes.com/2002/08/23/movies/23SATI.html]
– Inbaseline. [http://www.inbaseline.com/project.aspx?view=DomesticBoxOffice&project_id =466781]
– Marks, Laura. Touch: Sensuous Theory and Multisensory Media. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2002.
– Marks, Laura, The Skin of the Film: Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses. Durham, N.C. : Duke University Press, 2000.
– Martin, Florence, Screens and Veils: Maghrebi Women’ s Cinema. Bloomington & Indianapolis: Indiana University Press, 2011.
– Schwarzbaum, Lisa. « Red Satin« , Entertainment Weekly. 4 septembre 2002. [http ://www. ew.com/ew/article/0,,348012~1~0~ satinrouge,00. html]
– Weber-F ève, Stacey. « Housework and Dance as Counterpoints in French Tunisian Filmmaker Raja Amari’ s Satin rouge. » Qaterly Review of Film and Video 27 : 1-13, 2010.
– Zacharek, Stephanie. « Satin rouge. Middle aged mom turns belly dancer in this Tunisian delight, a sweet and sexy celebration of women’ s real bodies. » Salon.com, 30 août 2002. [http ://www.salon.com/entertainment/movies/review/2002/08/30/satin_rouge/index.html]

1- Arnold, William, « Tunisian widow’s liberation is a hip affair », Seattle Post Intelligencer,5 septembre 2002. [http://www.seattlepi.com/default/article/Tunisian-widow-s-liberation-isa-hip-affair-1095376.php]
2- Schwarzbaum, Lisa, « Red Satin« , Entertainment Weekly, 4 septembre 2002. [http://www.ew.com/ew/article/0,,348012~1~0~satinrouge,00.html]
3- Zacharek, Stephanie, « Satin rouge. Middle aged mom turns belly dancer in this Tunisian delight, a sweet and sexy celebration of women’s real bodies. » Salon.com, 30 août 2002. [http://www.salon.com/entertainment/movies/review/2002/08/30/satin_rouge/index.html]
4- Holden, Stephen « Belly Dancing as Solace for a Demure Arab Widow », New York Times,23 août 2002. [http://www.nytimes.com/2002/08/23/movies/23SATI.html]
5- Weber-Sève, Stacey. « Housework and Dance as Counterpoints in French-Tunisian Filmmaker Raja Amari’s Satin rouge« . Quaterly Review of Film and Video, 27 : 1-13, 2010
6- Pour une lecture haptique plus approfondie de Satin rouge, voir le chapitre à ce sujet, « Chapter 4. Raja Amari’s screen of the haptic in Red Satin (Tunisia, 2002) » in Martin F., 2011,
Screens and Veils: Maghrebi Women’s Cinema, Bloomington, Indiana University Press: 113-130.
///Article N° : 11160

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