Le martyre de l’homme noir et la conscience de l’Église

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Jésus de Nazareth disait : « Si tu reçois une gifle sur la joue gauche, tends la joue droite. » Et aussi « qui gouverne par le Glaive, périra par le glaive. » Pourtant des croisades au martyr des peuples noirs, que de crimes commis au nom de ce grand humaniste.

Le continent américain fut d’abord le berceau du génie culturel, artistique et spirituel des civilisations inca, maya et mexica. Au cœur de l’Amérique centrale, les Aztèques – Mexica ou Azteca – ont érigé en l’espace de trois cents ans une civilisation qui, par bien des aspects, peut être comparée à celle de l’Égypte ancienne. Mais les Conquistadors sont apparus, ces hommes d’Europe dont le mépris pour leurs semblables, n’avait d’égal que leur avidité pour le métal précieux, l’or et tout de s’écrouler. Les premiers occupants du Nouveau Monde, s’accrochant à leur Manitou ou Wakatanka, furent soumis à la torture et exterminés par millions en un laps de temps fort court et tout cela, sous la bannière du Christ et de l’évangélisation à outrance.
Mais voilà, l’Indien d’Amérique était comme les autres, homme libre, fier et fragile aussi. Il n’était pas fait pour être asservi ; de sorte que ceux qui survécurent aux effets dévastateurs de la poudre à canon et aux maladies nouvelles, risquaient de périr jusqu’à extinction quasi complète de leurs peuples. Mais en Espagne alors un pays pauvre, en cette moitié du seizième siècle et à cette époque d’intolérance religieuse exacerbée, devait s’ouvrir le 15 août 1550, une controverse unique dans la chapelle du collège Saint-Grégoire de Valladolid. Cette réunion était convoquée par Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique d’Espagne et de l’Amérique latine. La discussion animée qui s’engageait à Valladolid, opposait les représentants du monarque aux Révérends Pères dominicains à propos de la mise au travail et aux fers des Indiens.
Ce débat fut arbitré par l’envoyé de Sa Sainteté, Monseigneur Salvatore Roncieri, présidant un conseil de quinze juges, théologiens et experts de l’Amérique. L’événement est resté dans l’Histoire sous le nom de Controverse de Valladolid. Pour la première fois, disait-on, une nation conquérante et opprimante acceptait de débattre des conditions de vie réservées à des populations vaincues et asservies.
Une ignoble pratique universelle
Mais ouvrons une parenthèse, et remontons un peu le cours du temps pour voir ce qui se passait ailleurs chez les Grecs et les Romains. Ceci pour mieux comprendre qu’au cours des siècles nombre d’hommes n’ont cessé d’être réduits en objets de trafic par leurs semblables. Un phénomène universel qui existait dans toutes les communautés humaines et dans toutes les aires de l’histoire.
Oublions la Haute époque et les querelles des cités entre elles – époque où l’esclave était denrée commune – pour se retrouver à Athènes quatre siècles après le Christ : là, on ne dénombrait pas moins de 250 000 têtes serviles, autant dire que les citoyens en possédaient au moins un chacun. Grâce à Xenophon, nous savons combien il était alors aisé de se procurer des esclaves. Venus de la Haute Égypte, les Nubiens, déjà des Africains, y étaient appréciés bien qu’ils fussent en nombre restreint. Chez les Romains, l’esclavage était aussi chose courante. Au cours de leurs nombreuses guerres de conquêtes – si bien illustrées par Jules César, ils réduisirent à l’état d’esclave un nombre considérable de captifs pris les armes à la main ou « raptés » dans les possessions lointaines. Ils étaient pour la plupart de « race » blanche.
La Rome antique a inauguré le recours à l’esclavage sur une large échelle, pour la production de marchandises. Il y aura jusqu’à trois millions d’esclaves en Italie, soit près de 30 % de la population. La révolte de Spartacus, immortalisée par le cinéma, en fut l’un des épisodes les plus connus : des dizaines de milliers d’esclaves révoltés y laissèrent leur vie. À l’issue d’un combat farouche, le général Crassus rendit son nom immortel en faisant crucifier dix mille d’entre eux le long de la voie Appienne, de Naples à Rome. Mais Rome n’était plus dans Rome, ce qui fit que quelques siècles plus tard, les bouleversements de la Cité précipitèrent la chute de l’Empire. Quant aux peuples d’Occident, toujours sous la botte des conquérants de tous acabits et victimes des aléas de la guerre, ils continuèrent de payer le tribut aux « maîtres » et cela, jusqu’à la Renaissance, décidément Vae victis !
Dans les faits, le Moyen âge fut, en Europe, une époque faste pour le trafic d’esclaves, dont Arabo-musulmans et Juifs firent, en partie, les frais. La Méditerranée devint le « champ de bataille » où Latins et Orientaux s’affrontèrent dans des combats sanglants dont firent également les frais des centaines de milliers d’autres malheureux. Tout au long des siècles et jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, les « Slaves », nom donné par les Arabo-musulmans aux captifs blancs européens, qui furent très nombreux sur les marchés d’esclaves ; on sait quel fut leur sort et comment ils furent progressivement remplacés par les Africains. Aussi, quels que soient les continents et les civilisations, la domination de l’homme par l’homme constitue une des caractéristiques fondamentales de l’histoire de l’humanité. L’esclavage en est tout simplement la plus marquante et la plus extrême de ces caractéristiques.
Nécessités économiques face à la morale
Quelque cinq cents ans avant Jésus-Christ, Confucius énonçait pourtant : « La nature des hommes est identique ; ce sont leurs coutumes qui les séparent. » Et Héraclite le Grec soutenait que « penser est commun à tous. » Plus tard, ce fut au tour de Cicéron (106-43), d’affirmer que « les hommes sont différents par le savoir, mais tous sont égaux par leur aptitude au savoir ; il n’est pas de race qui, guidée par la raison, ne puisse parvenir à la vertu.«  Quant au philosophe africain Kothie Barma Fall, son enseignement présentait l’homme comme »Le reflet exact de son semblable« . Et plus tard encore et en France, Montaigne Montesquieu, Rousseau et bien d’autres (sans omettre les libéraux anglais), s’insurgeront contre la notion du « barbare inférieur. »
Ces esprits éclairés défendaient l’égalité entre tous les hommes au nom de l’identité fondamentale qui est celle (la Biologie le prouve !) de la nature humaine. Ainsi, dans L’Esprit des lois, Montesquieu qualifie-t-il de « brigands » ceux qui « au nom de la religion chrétienne, ont détruit des peuples et en réduisent d’autres en esclavage. » De l’abbé Grégoire à Victor Hugo en passant par Lamartine, Chateaubriand et Tocqueville, la condamnation morale de l’esclavage et de la traite fera l’unanimité chez les plus prestigieux des intellectuels français de ces temps. Même l’économiste libéral anglo-saxon, Adam Smith, dénonçait l’archaïsme improductif du système esclavagiste. En 1789 par exemple, pour la convocation des États Généraux, les villages et villes de France rédigèrent des cahiers de doléances. L’on peut relever que dans l’article 29 de celui d’une petite ville française, Champagney, que ses habitants « condamnent avec énergie la traite des Noirs et réclament fermement son abolition ». Pour autant, dans le contexte socio-économique de l’époque, les adeptes du système esclavagiste seront de plus en plus nombreux, de plus en plus puissants. Car de l’asservissement des Africains allait essentiellement dépendre la prospérité de toute la zone côtière des États-Unis et des îles de la Caraïbe, voire leur survie, et celle des populations d’Europe par le biais d’un dogme particulier, « l’Exclusif », sur lequel nous reviendrons. Le système esclavagiste réduira des millions d’Africains en banale monnaie d’échange international. Le mécanisme d’un capitalisme marchand en pleine structuration dans le Nouveau Monde, avait grand besoin de cette main-d’œuvre servile. Pourtant loin de tout cela, à Valladolid les Espagnols et conquérants du Nouveau Monde décidèrent miraculeusement de s’interroger sur la nature des Indiens : étaient-ils des hommes ? Avaient-ils une âme ?
Et si oui, avait-on le droit de les réduire en esclavage ? Pouvait-on les christianiser ? Leurs femmes pouvaient-elles être fécondées par les Espagnols ? Lors de ce débat, le dominicain Bartolomé de Las Casas, fils d’un des compagnons de Colomb et évêque de Chiappa, dénoncera avec véhémence la barbarie des Conquistadors. « Les Indiens venaient à nous », disait-il, « avec victuailles et sourires… Mais 3 000 hommes, femmes et enfants furent passés au fil de l’épée, en ma présence, sans raison aucune. »Il défendait l’idée que tous les hommes sont frères, et bâtis du même moule, les notions de « demi-homme » ou « d’hommes inférieurs » étant simplement absurdes. Son contradicteur, Fray Juan Ginés de Sepulveda, chroniqueur et chapelain de sa Majesté, s’efforçait, lui, de détruire les arguments de Las Casas.
« Les Indiens, affirmait-il, sont aussi différents des Espagnols que des êtres cruels peuvent l’être des doux et les singes des hommes. Leur infériorité et leur perversité font des Indiens des êtres irrationnels ». On le constate, ce redoutable polémiste rejetait tout simplement les Indiens hors de la sphère humaine. Il n’était pas le seul, à vrai dire puisque déjà l’évêque d’Hippone, Saint-Augustin, justifiait l’esclavage par la « volonté de Dieu, qui ignore l’iniquit酠» Las Casas remportera une victoire éphémère, car l’envoyé du Pape finira certes par reconnaître à ces hommes rouges une âme… donc rachetables par le sang du Christ pourvu qu’ils se convertissent à la Vraie Foi. Mais pas un mot, en revanche quant aux Noirs proposés en substitution. Passons sur les discussions et les trop nombreux détails.
Les Indiens, décidément main-d’œuvre bien trop fragile et rebelle, quoi de plus naturel que l’on songea à la « race » robuste et accoutumée à la chaleur, facile à gouverner pensait-on et apte à manier la houe et le coutelas, les Nègres. Le réservoir africain était là, il ne restait qu’à y puiser matière à asservir, pour mettre en valeur le Nouveau Monde. L’envoyé de Sa Sainteté, homme délicat, crut nécessaire de justifier la cause en ces termes : « S’il est clair que les Indiens ont une âme, en revanche les habitants des contrées africaines sont plus proches de l’animal. Ils sont noirs et frustes. Ils ignorent toute forme d’art et d’écriture. Toutes leurs activités sont physiques et depuis l’époque de Rome, ils ont toujours été soumis et domestiqués. Ils n’ont pas d’âme et ne sont point nos semblables… »
L’un des plus grands crimes au nom de l’Église
En fait ce verdict n’était nullement une surprise. L’église catholique par le pape Nicolas V, avait déjà autorisé le roi du Portugal à pratiquer la traite. Dès le 8 janvier 1454 le souverain pontife, dans sa bulle papale, exhortait les razzias, les déportations et l’esclavage des Africains dans le but de les évangéliser. Et que répliquer à pareils actes ou arguments tout aussi fallacieux les uns que les autres, en ces époques où les Lumières ne baignaient pas encore l’esprit des hommes ? Pour l’heure, Las Casas, cet homme généreux mais conscient des énormes intérêts en jeu et qu’il aurait mauvaise grâce à ne pas se plier à la Suprême Autorité, dut s’incliner, en acceptant l’asservissement des peuples noirs, comme « un moindre mal. » On sait même aujourd’hui de sources sûres, qu’il avait commencé par préconiser l’esclavage des Noirs pour sauver les Amérindiens.
Il changera d’avis par la suite, comme il l’explique dans son Histoire des Indes (1560). Ce verdict inaugura l’une des déportations les plus massives de l’histoire de l’humanité. Valladolid était le véritable point de départ « légal et béni » pour une entreprise gigantesque, qui allait tragiquement aboutir à un crime sans précédent. La relation entre l’église chrétienne et le commerce des esclaves s’est révélée à la fois choquante en même temps qu’une complicité éclairée. En fait pour les gouvernants et les hommes d’église, l’enjeu de ce débat était moins de déterminer si Indiens ou Noirs ont une âme ou non, mais bien d’assurer aux colons une main-d’œuvre pour leurs plantations et leurs mines.
Isabelle de Castille s’était déjà opposée à l’esclavagisme de Colomb et ordonné que les Indiens doivent être traités en hommes libres. « La catholique », leur avait donc reconnu une âme. Mais les Européens avaient besoin d’une abondante main-d’œuvre robuste et adaptée au climat tropical, pour travailler dans les mines d’or, d’argent et dans les plantations de coton, de canne à sucre et de café. Les Espagnols avaient déjà testé quelques centaines d’Africains déportés. Ils constatèrent que le rendement d’un esclavage noir équivalait au travail de 4 Indiens.
La confession inachevée de l’église
Ainsi comme si l’homme n’avait que mépris pour l’homme, après avoir sauvagement exterminé les Amérindiens – soixante-quinze millions massacrés dans le siècle qui a suivi la conquête, le verdict de Valladolid allait être la porte ouverte à tous les abus et la bénédiction du pape, une bonne conscience pour tous les négriers et autres bourreaux des peuples noirs. Pourtant au cours de son histoire l’église a eu à prendre des positions courageuses comme en 1938, dans une encyclique intitulée Dans ma poignante inquiétude, le pape Pie XI a dénoncé les théories racistes des nazis en comparant les concepts d’aryanité et de race supérieure à de l’idolâtrie païenne. L’on pouvait légitimement attendre la même démarche pour ce qui concerne la tragédie des peuples noirs. Plus de cent cinquante ans après l’abolition, dans le cadre des cérémonies du jubilé de l’an 2000, le Pape Jean Paul II a fait le point sur deux millénaires d’histoire plus ou moins glorieuse.
Au nom de l’Église, il a demandé pardon au cours d’une cérémonie de repentance, pour toutes les fautes et crimes commis par ou au nom de la religion chrétienne. Un contentieux particulièrement lourd et qui va des croisades à la Shoah passant par l’inquisition et l’esclavage des Noirs. Jean Paul a été plus loin surtout dans la reconnaissance du rôle de l’église dans l’holocauste, à l’occasion de sa visite en Israël. Alors peut-on se demander si l’absence d’un puissant lobby économique noir dans le débat historique mondial explique l’éternelle frilosité des papes face à la tragédie des peuples noirs et de ses conséquences ? Pourtant bien qu’il n’existe pas de degrés dans l’horreur ni de monopole de la souffrance, on ne peut mettre la traite et l’esclavage des Noirs au même niveau que les autres tragédies collectives passées.
Faut-il le rappeler, on évalue à partir des archives occidentales de 15 à 20 millions au minimum, les déportés africains vers le Nouveau Monde et que pour un captif « arrivé à bon port », quatre autres sont morts indirectement ou directement des conséquences de la traite. Autrement dit, 60 à 80 millions d’hommes et de femmes sont morts pendant la traite, pour près de 20 millions de déportés, sans compter que la détresse de tant de malheureux n’est pas quantifiable. Cette infamie est par son ampleur et par sa durée, le plus grand crime contre l’humanité, froidement perpétré par des nations occidentales dites civilisées avec la bénédiction complice d’une religion chrétienne pourtant humaniste. Malgré son courage, le Pape ne va pas assez loin un simple pardon oral dont l’écho se perdra dans la nuit des temps ne saurait l’effacer. Il faudrait à l’image de la démarche de Pie XI, une encyclique officielle de l’église. Celle-ci devra clairement reconnaître sa responsabilité dans ce crime et présenter solennellement ses excuses aux peuples noirs car, comme le dit un adage bien latin et connu du Saint-Siège : Verba Volent, Scripta Manent(Les paroles s’envolent, les écrits restent).

///Article N° : 11267

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Les images de l'article
Les conditions de transport des esclaves
Cicatrices sur un esclave flagellé
Le marquage des esclaves
La caravane des captifs
Les Supplices de l'esclavage
Dispositif de retenue d'esclaves
Les instruments de torture utilisés par les négriers
La controverse de Valladolid





4 commentaires

  1. Siano Bernard le

    Mes respects Monsieur N’Diaye.
    J’ai honte d’être blanc et d’avoir été baptisé.
    Ce qui m’apporte un infime réconfort c’est que ma couleur de peau et d’esprit se rapproche de celle de Montesquieu, Rousseau et Victor Hugo.

  2. Merci Mr N’Diaye pour cette étude historique. Un gros bémol cependant : Jésus Christ n’y est pour rien dans cette affaire criminelle de trafic d’être humains. C’est certainement en son nom que les peuples noirs d’Afrique et d’Amérique ont été massacrés ou déportés. Jésus Christ n’a jamais incité à la violence ni à la haine. Les êtres humains sont victimes des êtres humains.

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