Le souffle rebelle de Rosa Parks, icône de la lutte pour les droits civiques

Entretien de Christine Sitchet avec Nimrod

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On commémore en ce mois de février le centenaire de la naissance de Rosa Parks (1913-2005). L’occasion de lui rendre hommage et de prendre la mesure d’un remarquable geste de désobéissance civile pacifique. Cet acte d’insoumission à résonance planétaire, l’écrivain Nimrod en avait fait le sujet d’un « roman historique » paru chez Actes Sud Junior, dans la collection « Ceux qui ont dit non », Rosa Parks : Non à la discrimination raciale (1). Avant de donner la parole à ce romancier, poète et essayiste à la plume vibrante, souvenons-nous…

1er décembre 1955. Dans un bus de la ville de Montgomery, une femme noire refuse de se lever pour céder sa place à un passager blanc comme l’exige la loi ségrégationniste en application dans l’État d’Alabama. Elle est arrêtée et condamnée à une amende. Moins d’une semaine plus tard débute une campagne de boycott de la compagnie de bus – à l’initiative d’un pasteur alors inconnu âgé de 26 ans, Martin Luther King (2). Revendiquant pour les Noirs l’accès aux mêmes places assises que les Blancs, le boycott dure… 381 jours. En novembre 1956, la Cour Suprême des États-Unis déclare anticonstitutionnelle la ségrégation dans les bus. En décembre la ville abroge sa loi ségrégationniste en application dans les bus publics. Le boycott prend alors fin. En restant assise ce jour-là, Rosa Parks – qui a vécu la menace du Klu Klux Klan et des lynchages – a revendiqué haut et fort une inaliénable dignité d’être humain. La sienne. Celle de l’ensemble des Noirs américains. Et plus encore.
Nimrod (3), qu’est-ce qui vous vient spontanément à l’esprit en pensant à Rosa Parks ?
La posture, la qualité d’être, la dignité, la grandeur qui ont fait d’elle la candidate parfaite sur laquelle pouvaient se reposer les revendications des droits civiques. Elle en a été le visage le plus lumineux, et Martin Luther King, son porte-voix le plus parfait. Les racistes de Montgomery ont supporté sa révolte parce qu’elle était irréprochable. Ils le lui feront payer avec une détermination tout aussi égale.
Vous avez publié un roman jeunesse consacré à cette icône planétaire de la lutte pour les droits civiques.Comment est né ce livre ?
C’est une commande. Depuis bientôt cinq ans que cet ouvrage a paru, j’ai toujours pris le soin de dire que je n’étais pas un spécialiste des discriminations. Certes, à ma petite échelle, je fais partie des discriminés. Je compose en permanence avec les frustrations – et la pire d’entre elles, l’humiliation. Cependant, j’ai toujours lutté pour me tenir hors de la récrimination et du ressentiment, car je n’aurais pas survécu en y cédant. Aussi me suis-je refusé à paraître comme un spécialiste de la misère. C’est une situation qui fait plutôt pleurer que discourir. J’admire les minorités militantes, même si apparaître comme « Monsieur discrimination » m’est viscéralement insupportable. À supposer que la société ne nous donne pas d’autres choix, notons tout de même qu’il y a quelque chose d’atroce à témoigner de soi-même comme un discriminé. J’admire ceux qui y parviennent. J’admire plus encore ceux d’entre eux qui restent non-violents.
« Accoucher de cet écrit sur Rosa Parks s’est fait dans la modestie et le tâtonnement »
Pour raconter l’histoire du « non à la discrimination » de Rosa Parks, vous avez fait d’elle la narratrice. À travers la voix que vous lui prêtez, elle se raconte. Se remémore des détails de son enfance, sa fibre rebelle naissante… Relate des événements dont elle a été témoin et acteur. Vous évoquez avec finesse son ressenti émotionnel, ses pensées et ses songes. Comment avez-vous vécu le fait d’avoir à vous glisser dans la conscience de cette femme pour accoucher de cet écrit ?
Hormis la période de documentation, parler à la place de Rosa Parks m’était naturel. Je connaissais quelque peu l’univers dans lequel elle a évolué, les livres et les films me l’avaient rendu familier. Tout Tchadien que j’étais, il ne se passait pas un jour sans que l’apartheid sud-africain ne me rappelle à la discrimination raciale. Rosa Parks se raconte à la première personne dans mon roman parce qu’il m’est impossible de construire un récit à la troisième personne. Dès que je songe à utiliser « il » ou « elle », je bloque, car, en tant qu’auteur, cette posture, même feinte, me confère une omniscience qui me révulse. Diriger les personnages du dehors d’eux-mêmes me paralyse. Je suis plus à mon aise dans le bricolage phrase après phrase. « Accoucher » de cet écrit sur Rosa Parks – comme vous dites – s’est fait dans la modestie et le tâtonnement.

Dans quelle mesure votre propre expérience de la discrimination a-t-elle favorisé la « mise en mots » du vécu de Rosa Parks ?
La ségrégation raciale suppose une machine d’oppression étatique, avec des lois qui codifient le comportement de différentes « races ». Je ne l’ai jamais vécue. Les États qui organisent la discrimination raciale essentialisent les différences et les sensibilités comme si elles s’opposaient par nature. Rien n’est plus faux. D’où l’effondrement de la ségrégation aux États-Unis et en Afrique du Sud, deux États qui l’ont pratiquée au XXe siècle. J’ai connu des humiliations diverses et variées, qui ne rentrent pas dans ce système. Pour un romancier, être victime ou témoin de discriminations suffit. Le reste, l’imagination s’en charge.
En préparant cet écrit, qu’avez-vous découvert sur Rosa Parks qui vous a le plus surpris ?
Le rôle des métis. De W.E.B. Du Bois à Barack Obama, en passant par Colin Powell – et tant d’autres -, tout se passe comme si le Noir digne de la tolérance des Blancs ne peut être que le métis. « Il doit être propre sur lui », comme le disait en plaisantant un élu du Congrès lorsque Obama rendait publique sa candidature à la présidentielle en 2007. Or le métis est la case qui, pendant la ségrégation, n’avait pas de statut juridique. Tout était clivé : « Black only » ou « White only ». Rosa Parks était une quarteronne puisqu’elle cumulait les sangs irlandais, écossais, cherokee et noir. Raymond Parks, son mari, bien que né d’un père noir, était blond aux yeux bleus. Lorsqu’on regarde la photo des quatre membres fondateurs de la NAACP [National Association for the Advancement of Colored People] (4), un seul paraît noir. Tout se passe comme si aux États-Unis, les Noirs doivent toujours passer par un casting hollywoodien pour mériter leur place de leader. Je l’ai vérifié sur les campus américains. On y rencontre souvent ces « Noirs de conviction » – des presque Blancs – qui jouissent, eux, d’un a priori favorable.
Quand Rosa Parks se fait modèle pour la jeunesse
Votre ouvrage fait partie d’une collection destinée aux adolescents. Comment avez-vous abordé et vécu la contrainte d’écriture d’un roman jeunesse ? – votre première expérience en la matière.
Justement, je ne m’en suis pas préoccupé ! Je ne voulais pas être paralysé par la contrainte, notamment pour ce que vous appelez les « ressentis ». Les flux de conscience de Rosa Parks impliquaient une introspection à laquelle j’aurais renoncé si j’avais tenu à « alléger » le récit pour correspondre à l’idéal de ce type de roman. Si j’en crois le témoignage de certains jeunes lecteurs, ce sont les flash-back qui font sa difficulté – au demeurant stimulante.
Vous vous adressez à un lectorat constitué d’adultes en devenir, par ailleurs souvent en situation de fragilité identitaire. Avec ce livre se pose la question de la transmission à ce lectorat d’un pan de mémoire collective concernant la lutte contre la discrimination raciale. Quel regard portez-vous sur cette responsabilité tout à la fois infime et infinie ? Et sur le rôle que peut jouer un tel livre auprès de ces lecteurs.
Murielle Szac – la créatrice et directrice de cette collection – voulait offrir une galerie de résistants comme modèles à la jeunesse d’aujourd’hui, qui en manque cruellement. L’héroïsme n’est plus qu’un supermarché de personnages virtuels d’où la vie rugueuse – et quelquefois miséreuse – a disparu. En conséquence, les sujets de désespérance s’accroissent concurremment à un relatif bien-être au sein des démocraties occidentales. Cette collection est un motif d’espoir pour des personnalités en formation. Elle remplit parfaitement ce rôle car j’ai rencontré quelquefois des lycéens appartenant à la classe moyenne, tous blancs et blonds, qui discutaient de Rosa Parks comme si elle faisait partie de leur famille.
Une fois publié, l’ouvrage échappe dans une certaine mesure à son auteur. Les lecteurs le reçoivent et l’interprètent avec leur propre sensibilité. Souhaiteriez-vous partager ici quelques réactions de lecteur qui vous ont particulièrement touché ?
Murielle Szac le raconte toujours : dans une classe de collège ou de lycée, les élèves acquiescent du bout des lèvres quand elle leur demande s’ils connaissent Victor Hugo ou Émile Zola. Dès qu’elle évoque Rosa Parks, leurs visages s’éclairent, les commentaires fusent. C’est surprenant autant que déroutant. Cette figure de femme américaine n’est pas enseignée dans les établissements français. J’ai souvent attribué l’engouement de ces gosses à l’élection de Barack Obama, car mon ouvrage avait paru en mars 2008, précédant de quelques mois son accession au pouvoir. En fait, Rosa Parks est devenue l’icône de la résistance noire américaine. Cette « mother of the freedom movement » est racontée par des parents à leurs enfants. Elle hante désormais leur imaginaire et, par là, parvient à supplanter les auteurs patrimoniaux. Telle est l’histoire nord-américaine de nos consciences françaises. Remarquez que Rosa Parks est révolutionnaire au même titre qu’Abraham Lincoln, La Fayette ou Martin Luther King, tous « héros de deux mondes ».
La trompette de Miles Davis « fut une leçon politique, existentielle et esthétique »
Pour finir, une question sur le vécu de la discrimination raciale que j’adresse au féru de jazz que vous êtes. Que vous inspire cette déclaration de Miles Davis (5) : « Il ne se passe pas de jour sans que cette discrimination ne me rende fou de rage, et comme je ne peux pas être constamment furieux, je me sers de ma musique pour vider ma rage. » ?
Si vous le permettez, je répondrais d’abord par la citation de Charles Mingus qui figure dans la signature de votre courriel [Making the simple complicated is commonplace; making the complicated simple, awesomely simple, that’s creativity] (6). Miles Davis la cosignerait volontiers. Tous les écrivains aussi. Sa trompette fut une leçon politique, existentielle et esthétique. Elle fonctionnait toujours avec cette triple dimension. C’est par elle qu’il devenait parfaitement homme, parfaitement humain et parfaitement libre. Un artiste est un cocktail d’émotions. La ségrégation – quelle qu’en soit la nature – ne peut que l’anéantir, car la création a horreur de la violence, et c’est pourtant vers elle que le pousse la société. Alors, il plane, Miles Davis, sa trompette tutoie des sphères que n’atteignent ni les frustrations ni les dépréciations. Il est l’oiseau libre qui n’entend désormais que sa propre mélodie, à l’instar de la sourdine qui l’a rendu si célèbre et si beau.
Y a-t-il un événement que vous souhaiteriez annoncer ?
J’aimerais annoncer la parution de deux ouvrages : Un balcon sur l’Algérois, roman qui paraîtra chez Actes Sud en avril. Et Visite à Aimé Césaire, essai à paraître le mois suivant aux éditions Obsidiane. Le poète martiniquais – dont c’est aussi le centenaire de la naissance cette année – disait que la négritude disparaîtrait lorsque cesserait non seulement l’oppression des Noirs, mais aussi celle de tous les hommes. Je tenais à le rappeler.

Nimrod, Aimé Césaire : Non à l’humiliation, Actes Sud Junior, 2012 (dès 12 ans)
Nimrod, Rosa Parks : Non à la discrimination raciale, Actes Sud Junior, 2008 (dès 12 ans)

À paraître :
Nimrod, Visite à Aimé Césaire, Obsidiane, mai 2013 (essai)
Nimrod, Un balcon sur l’Algérois, Actes Sud, avril 2013 (roman)

1. Nimrod, Rosa Parks : « Non à la discrimination raciale », Actes Sud Junior, 2008 (dès 12 ans).
En septembre dernier paraissait dans la même collection un livre sur Aimé Césaire, dont on célèbrera en juin prochain le centenaire : Nimrod, Aimé Césaire : Non à l’humiliation, Actes Sud Junior, 2012.
2. Martin Luther King a organisé le boycott avec le concours de Ralph Abernathy.
3. Nimrod est né au Tchad en 1959. Il est docteur en philosophie.
4. La NAACP National Association for the Advancement of Colored People – organisation de défense des droits civiques – a été créée en 1909.  [ici]
5. Propos issus d’un entretien paru dans Jazz magazine en 1971.
6. « Compliquer le simple, rien de plus banal ; simplifier à l’extrême le compliqué, voilà le génie de la créativité. » Charles Mingus, Mainliner Magazine, 1977.
///Article N° : 11281

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Les images de l'article
Portrait de Nimrod © Marc Melki





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