« Noir », « nègre », « homme de couleur »…

Ces mots réducteurs de tête

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Le sujet de cette réflexion concerne ce que l’on pourrait définir comme la sauvagerie des mots. On reconnaît aujourd’hui combien le cannibalisme de la colonisation est sans doute plus authentique que celui des mangeurs d’homme et que les mots du colonisateur peuvent être finalement de redoutables « réducteurs de tête », d’autant plus redoutables d’ailleurs que leur entreprise de réduction est curieusement réciproque : ils réduisent l’être de celui qu’ils nomment, mais l’effet de rétrécissement gagne aussi l’esprit de ceux qui les emploient.

En français, les mots que nous utilisons pour définir ceux qui sont originaires de l’Afrique subsaharienne, ce sont systématiquement, et dès le bas Moyen Âge, des appellations qui dénient à ces hommes une origine géographique et une histoire au profit de leur apparaître, autrement dit au profit d’une simple impression chromatique et surtout du regard que l’on pose sur eux et auquel les réduit l’Occident.
Maure, noir, nègre, homme de couleur, puis sauvage, indigène et aujourd’hui black, blackies ou kebla, renoi, tous ces mots qu’on utilise pour dire l’homme d’Afrique, l’homme dont les origines mêmes lointaines sont africaines, tous ces mots sont des termes qui, au lieu de reconnaître l’identité de l’autre, le réduisent à sa couleur ou à d’autres critères intimement dépendants de la situation d’énonciation, comme sauvage dans le contexte colonial ou black dans celui de la jeunesse d’aujourd’hui et des médias.
Au Moyen-Âge, c’est la face brûlée de l’Africain qui importe et il devient « l’homme à la face de mûre », le Maure, autrement dit le soldat noir de l’armée des Sarrasins. À la Renaissance, l’Africain déporté que les Portugais seront les premiers à ramener de leurs voyages au-delà du Cap blanc seront des « nègres », une population matière, dont on arrache d’abord quelques échantillons et que l’on réduit bientôt à une marchandise quantifiable en tête-de-nègre dans l’économie de la traite négrière. C’est en effet le terme utilisé, terme qui à l’évidence réduit cette humanité-là au statut de bétail et rapproche l’homme de l’animal, substitution dont on sait qu’elle n’est pas que linguistique puisqu’on comptabilisait dans les mêmes registres, les bêtes et les nègres.
Ce mot nègre, emprunté à la langue portugaise, entre dans la langue française au début du XVIe siècle (1529), en même temps que la pratique de la traite entre dans les affaires économiques de la France, et va coexister avec le mot Noir employé comme substantif. C’est au XVIIIe siècle qu’un attribut péjoratif commence à s’attacher au mot nègre, car mettant moins en avant la couleur que la condition d’esclave, grâce au camouflage de son sens étymologique que ne perçoivent pas les Français qui l’emploient, le terme est entaché de mépris et met surtout l’accent sur le statut social. C’est le terme des négriers pour Montesquieu, et l’abbé Raynal dans son Histoire philosophique des deux Indes en fait un usage très clair : sous sa plume, « les nègres » désignent les esclaves, tandis que « les Noirs » désigne les « Africains » qui n’ont pas encore subi l’esclavage. Le mot Noir se veut donc plus neutre. Ce sera ainsi « Le code noir », « La société des amis des Noirs », etc.
C’est avec la Révolution française qu’on lance « homme de couleur », dans le souci de trouver un terme qui atténue le rétrécissement de l’autre à sa noirceur. Mais la formule, là encore, est ridiculement réductrice et fonctionne même comme une litote. En voulant ouvrir au plus large, on finit par exclure les Noirs eux-mêmes de cette appellation, que l’on peut finalement employer pour tous les « basanés ».
Cependant, en ces temps où les terres d’Afrique restaient méconnues, on pouvait croire que cette globalisation et la réduction à la couleur ou au mépris du statut d’esclave étaient liées au mystère des origines et aux fantaisies inspirées des commentaires de la Bible qui en résultaient. Les Africains étaient les fils de Cham ou les fils de Caïn, génération marquée par le signe extérieur de son indignité, race avilie, condamnée à courber l’échine.
Mais, au XIXe siècle, la colonisation de l’Afrique subsaharienne et la conquête territoriale du continent, n’amènent pas d’autres termes qui témoigneraient d’une différenciation géographique et culturelle.
Les nègres et les Noirs ce sont les habitants de l’Afrique. Dans un film comme L’Homme du Niger (Baroncelli) tourné en 1939, le terme employé pour désigner la population locale est « les Noirs ». Cette population est montrée dans le film comme une masse sombre, une matière de chair et d’os, une foule de torses nus, que le blanc maîtrise comme il maîtrise le fleuve mais qui peut aussi le renverser sans crier gare.
Dans les dialogues des pièces coloniales de Henri-René Lenormand ou d’Antoine, les termes « Noirs » et « nègres » sont quasiment indifférenciés, puisque le travail forcé a remplacé l’esclavage. Les autres termes qui arrivent avec la colonisation déplacent la réduction à la couleur vers une autre globalisation réductrice à forte intention politique, celle de la violence qui justifie la pacification coloniale. Sauvages, cannibales et bientôt indigènes sont les mots nouveaux que l’on rencontre pour désigner les habitants du Continent noir. Ces mots qui n’ont encore rien de géographique ou de culturel, mais ils sont investis d’une charge politique évidente intimement liée à la justification de l’entreprise coloniale. Le sauvage, accessoirement cannibale ou anthropophage, quand la charge de dangerosité est exacerbée, se métamorphose en indigène pacifié, voire en tirailleur grâce à l’action de la colonisation, voire encore en force noire quand il s’agit de voler au secours de la mère patrie.
Quant aux termes ethniques qui viennent parfois préciser une origine notamment dans le cadre des expositions ethnographiques au Jardin d’Acclimatation ou des expositions coloniales, ils sont interchangeables. On présente des « villages nègres », des « villages sénégalais », des « Somalis », des « Ashantis » ou des « Amazones », mais les termes sont folkorisés dans une intention commerciale claire. Ces termes exotiques ne servent pas à identifier, ni à cerner l’autre, mais sont utilisés à l’intention des spectateurs potentiels afin de stimuler leur curiosité et de frapper les imaginations. Les mots qu’on utilisait alors pouvaient changer d’un pays à l’autre. La majorité des troupes qui circulaient étaient originaires du Dahomey ou du Sénégal, mais elles pouvaient jouer à la reconstitution d’un village ashanti à Paris, et togolais à Berlin si nécessaire, ou hottentot à Londres. Ces villages somali, ashanti ou autres donnaient à voir l’ultime survivance de la « vie sauvage ? » des nègres et on leur opposait des « villages indigènes », autrement dit l’avenir colonial de ces populations accédant enfin à la civilisation avec vêtements, maîtres d’école, curés, etc.
L’uniformisation et la réduction par la couleur sont bien sûr rattrapées par un ravalement à l’animalité avec le même effet générique. Dans les littératures coloniales, singes et chiens désignent facilement les populations indigènes d’Afrique et notamment quand il s’agit de faire parler les coloniaux comme dans le théâtre d’Henri-René Lenormand. Au théâtre, au cinéma, ou dans la littérature, même quand il s’agit d’un semblant effet d’identification et d’individualisation par l’emploi de prénoms, ceux-ci sont interchangeables et conduisent au même effet de généralisation de la masse. Ce sont toujours les mêmes noms : Moussa, Malik et bien sûr Malikoko, pour faire ouistiti au passage. Et de toute façon, ils se ressemblent tous, alors pourquoi ne s’appelleraient-ils pas tous Moussa ?
Cette pensée globalisante qui aborde les autres comme une masse informe, uniformisable par le terme générique qu’on lui colle a été entretenue par l’idéologie coloniale, et surtout l’école de la République. Dictionnaires et manuels ont diffusé à grande échelle ces termes qui façonnaient les petites têtes blondes, comme les noires d’ailleurs, que l’on a amenées à se penser dans cette uniformité réductrice, et il faut bien le dire, raciste. Dans le vocabulaire de la France coloniale, dès le milieu du XIXe siècle, les mots nègres et Noirs ont perdu toute distinction, si ce n’est que nègre, perdant sa référence à l’esclavage, contient plus que Noir une référence à la sauvagerie, comme en témoigne le grand dictionnaire de Pierre Larousse (1867) :
Le substantif noir ne fait considérer l’homme que sous le rapport de sa couleur. Nègre se dit proprement des noirs originaires d’Afrique, et il ajoute ordinairement à l’idée de couleur celle de la servitude, du travail forcé, de l’état presque sauvage, parce que toutes ces choses ont surtout pesé sur les hommes de ces pays-là.
Et la réduction à la couleur fait place à une autre réduction autrement plus dangereuse. La vraie réduction de tête, celle-là !
Toujours dans le dictionnaire de Pierre Larousse :
C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne suffisent point à prouver l’existence chez eux de grandes capacités intellectuelles. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que l’espèce blanche, et comme, dans toute la série animale, l’intelligence est en raison directe des dimensions du cerveau, du nombre et de la profondeur des circonvolutions, ce fait suffit pour prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire. Mais cette supériorité intellectuelle, qui selon nous ne peut être révoquée en doute, donne-t-elle aux blancs le droit de réduire en esclavage la race inférieure ? Non, mille fois non. Si les nègres se rapprochent de certaines espèces animales, par leurs formes anatomiques, par leurs instincts grossiers, ils en diffèrent et se rapprochent des hommes blancs sous d’autres rapports et nous devons en tenir grand compte. Ils sont doués de la parole, et par la parole nous pouvons essayer de les élever jusqu’à nous, certains d’y réussir dans une certaine limite. Du reste, un fait physiologique que nous ne devons jamais oublier, c’est que leur race est susceptible de se mêler à la nôtre, signe sensible et frappant de notre commune nature. Leur infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le droit d’abuser de leur faiblesse, nous impose le devoir de les aider et de les protéger.

Nègre atteste de l’infériorité du Noir, de son petit cerveau et de son rapprochement avec l’animal.
Et il nous faut ici reprendre Claude Thiébault qui dit très justement :
« Abolir la distance entre les noms nègre et noir, en faire des synonymes, en privilégiant la référence à la « race » plutôt qu’à l’histoire, racialise la perception qu’on a de l’autre et fait le lit du racisme, puisque l’infériorité peut désormais rapporter à une nature, à des capacités moindres. » (1)
À côté du mot Noir, le vocabulaire colonial avait développé l’emploi du mot Blanc, et construit notamment dans les manuels scolaires tout un réseau d’opposition entre les deux groupes humains destinés à convaincre de la supériorité intrinsèque du Blanc sur le Noir et de la légitimité de sa domination et de sa possession littéralement du Noir. Ce Noir que le Blanc met toute son énergie à sauver et à élever jusqu’à lui, qu’il met toute son énergie à blanchir, nettoyer, purifier, etc. En un mot civiliser.
L’étude de Jean-Paul Blachère sur les manuels scolaires est édifiante. En 1915, dans le n° 19 du bulletin de l’enseignement de l’AOF, Toulze encourage les instituteurs à adapter les leçons de vocabulaire à la classe en partant d’observations simples appartenant à l’environnement des enfants. Il donne des exemples : « L’élève écoute. Le chef commande. » « Le casque est blanc, le charbon est noir ». « ?Les Noirs habitent des cases. Les Blancs habitent des maisons. » Plus tard dans son manuel, Le Livret de l’écolier noir ; lecture, écriture, langage (Delagrave 1929) Monod reprend ce principe. Le premier texte du manuel : « Mon instituteur est un Blanc. Il est mon maître. » (Admirable exemple de polysémie astucieuse commente Blachère.) Et plus loin « Blancs font beaucoup : Les travailler leur esprit. Ils sont intelligents et instruits ». Dans Le Français à l’école indigène, on trouve encore : « Les plantons portent les lettres des Blancs. » « Les mécaniciens réparent les autos des Blancs. »
Et on trouve bien sûr l’équivalent dans les manuels des Français de métropole?. Par exemple dans un Abécédaire de 1944 on peut lire à N : « les Noirs de notre Afrique sont de magnifiques soldats. ».
Une expression très présente dans la littérature pour enfant et particulièrement intéressante à étudier en terme de réduction de tête, c’est « roi nègre ». Deux termes incompatibles qui se disqualifient mutuellement et qui métamorphosent l’autorité politique du sauvage en guignol. Malikoko Roi nègre au théâtre du Châtelet ou Bouboul 1er roi nègre au cinéma, voici des titres qui sont à eux seuls tout un programme humoristique. L’idée que le nègre se prenne pour un roi, alors qu’il ne peut être qu’un fantoche avec le déguisement d’un roi, en fait un prototype de clown, un croque-mitaine destiné à amuser les enfants, rien de plus.
Aujourd’hui, on se méfie du mot nègre dont on craint la charge méprisante et la forte connotation coloniale, on évite le mot Noir, ou la formule homme de couleur, on recherche d’autres euphémismes, d’autres circonlocutions. Le mot Black est utilisé parce que le sens de la couleur n’est pas immédiat, comme c’était le cas pour le mot « nègre » au XVIe siècle.
Mais que dit-on avec le mot Black ? Pas d’individualisation, une tête en vaut une autre et on oscille entre des formules euphémiques qui croient botter en touche pour éviter de dire la différence de peau. On parle par exemple de « minorité visible » pour évoquer la relative absence des Noirs à la télévision. Mais les acteurs, les journalistes, les présentateurs, voudraient qu’on les envisage d’abord comme des artistes, des professionnels, non pas comme des Noirs ou comme des « représentants d’une minorité visible ».
La question des Noirs en France est systématiquement englobée dans la question de l’immigration et les problématiques d’intégration et on invite Christiane Taubira, femme politique originaire de Guyane pour en parler. Et quand il s’agit d’évoquer les ressortissants de pays africains, on les renvoie à la globalité du continent. Nous mettons sur le même plan linguistique : un Français, un Allemand, un Africain ;? les Africains ce sont les autres. Et on réduit l’Afrique à un pays.
Cette impuissance à identifier l’altérité africaine, disons altérité noire, se retrouve aujourd’hui encore dans notre vocabulaire. Elle témoigne d’une volonté simplificatrice, on dénie à l’autre toute complexité et on retrouve encore ce phénomène dans la volonté d’identifier le « cinéma africain », le « théâtre africain », l' »art africain », comme si il y avait une seule façon d’être Africain.
Dès qu’il s’agit des Noirs, on est prêt à tous les amalgames, à toutes les approximations. N’avait-on pas élu en France, Joséphine Baker Reine des Colonies lors de l’Exposition coloniale de 1931?!
Or cette impuissance de vocabulaire, ce drame de l’innommable n’est pas sans lien avec le malaise de l’école aujourd’hui. Beaucoup d’enseignants avouent ne pas aborder ces sujets, par manque de mots. Claude Thiébault dénonçait dans un article de la revue Interculturel, la confusion où se trouve le corps enseignant qui montre du doigt un manuel scolaire qui utilise le mot négresse pour décrire un tableau de Delacroix, alors que de simples guillemets auraient tout changé et ne prend pas à bras-le-corps la question, par peur de mettre à nu « les mots qui fâchent » comme il dit. Or pour ne pas enfermer l’autre dans sa couleur et trouver des termes pour le définir autrement, il faut commencer par reconnaître son histoire, par partager sa mémoire?; pour dire la diversité il faut en comprendre l’origine.
Mais l’école, les journalistes, les vecteurs populaires de la connaissance restent tétanisés par les mots se récupérant tant bien que mal aux branches du fameux « Black? ». « Le Noir est la dernière grande superstition de l’homme blanc » dit Négus dans Cette vieille magie noire de Koffi Kwahulé. Or, il faut en effet sortir de la superstition pour entrer dans l’espace de la connaissance. Et ne dit-on pas en France « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » ?
Voilà tout le travail que de nombreuses revues, comme Palabres, Hommes et migration, Africultures…, entreprennent depuis quelques années, c’est-à-dire reconnaître à l’autre sa complexité, son hétérogénéité, ses disparités, ses diversités, etc. C’est-à-dire justement nous donner les mots pour le dire, nous donner les mots pour dire l’humanité.

1. Claude Thiébault, « Le mot nègre », in Interculturel francophonies, n 2, juin-juillet 2002, p. 42.///Article N° : 11596

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