Petit détour par Exhibitions – L’invention du sauvage au Musée du Quai Branly

Quels regards sur l'Autre ? Une visite de l'exposition

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L’exposition se situe dans un espace intermédiaire du musée du Quai Branly. Ni vraiment au premier étage, ni au second, il s’agit pour y entrer, de serpenter le long d’une pente en colimaçon, puis de traverser le plateau des collections du musée. Après un regard intimidé par les totems traversant la hauteur de plafond, je suis invitée à monter des escaliers en haut desquels siègent d’immenses lèvres pourpres. C’est par une bouche que l’on entre dans Exhibitions. Oui, il y a des rideaux rouges mais ils nous font bien plus penser à des entrailles qu’au velours du spectacle, et j’aime à croire que nous ne nous satisferons pas uniquement des coulisses de ces mises en spectacle de l’Autre, mais que nous irons au fond de ce qui se questionne-là, c’est-à-dire : qu’est-ce que l’on donne à entendre de l’Histoire ?

En Occident, le groupe (ou l’individu) s’autorise de ce qu’il exclut (c’est la création d’un lieu propre) et trouve son assurance dans l’aveu qu’il tire d’un dominé (ainsi se constitue le savoir de/sur l’autre, ou science humaine).
Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire.

Nous y sommes, la mezzanine ouest : une bouche sombre créée dans les hauteurs de l’exposition permanente, comme pour nous dire que le discours ne suffit plus, qu’un autre espace de parole est à inventer pour parler de notre passé. Après avoir traversé ce sas, d’emblée la lumière informe ma curiosité : il s’agit ici d’éclairer ce qui est longtemps resté dans l’ombre d’un regard dominant. Nous – les visiteurs – sommes dans la pénombre, ce qui est éclairé ce sont les œuvres. Des « œuvres » ?
Est-ce vraiment des œuvres que je suis venue voir ? Quand il s’agit de photos de destinées arrachées à leur terre pour assouvir la soif d’un voyeurisme toujours plus grand, comment est-ce que ça s’appelle ? Des traces, des témoignages, des preuves de ce qu’il s’est passé ? Que suis-je venue voir ? Très vite le vertige me prend car ce que je vois échappe à ce que je sais désigner.
Pour s’accrocher, il y a les indications inscrites sur le mur. Première partie ? : L’INVENTION DU SAUVAGE. D’abord une architecture indique à mon corps que je suis dans une mise en abîme de mon regard de visiteur. Ensuite, une tentative de déconstruire les présupposés. On peut lire que l’Autre est une création qui cristallise aussi bien les fantasmes, les peurs mais également les désirs de domination. Cette invention d’un Autre que l’Occident met à distance de lui-même permet de dresser une frontière entre ce qui entre dans les critères de la norme – il faut comprendre ici la dite « civilisation » – et ce qui en échappe, à savoir le Sauvage. La frontière qui a longtemps séparé de manière très manichéenne le primitif du civilisé devient dans le lieu du musée une membrane qui vibre au rythme de mes questionnements. Tout d’abord les mots m’échappent pour désigner, ensuite cet espace vide d’un vocabulaire à inventer. En poursuivant la lecture, j’apprends que c’est en développant un système politique basé sur une curiosité envers l’Exotique que l’Occident construit ses outils de monstration et d’exhibition de l’Autre. Ces instruments de calcul et d’observation de l’Autre permettent d’asseoir des théories raciales, de légitimer l’entreprise coloniale tout en endoctrinant le peuple, en annonçant des résultats dits « scientifiques » permettant de prouver la supériorité de l’Occident sur le reste du monde.
Ce premier texte nous explique que 1492 marque le début de l’histoire des exhibitions et donc le début de la construction d’une exclusion de l’Autre. Cette date sonne dans nos mémoires car elle annonce l’invention de l’Amérique par les Espagnols. Il ne s’agit pas d’une découverte – ces terres existaient et étaient connues de ses habitants avant que l’homme blanc y inscrive ses empreintes – mais bien de l’invention du Nouveau Monde : celui de l’Eurocentrisme, celui dans lequel l’Autre est créé pour qu’existe une périphérie, un lointain à conquérir à coup d’entreprises civilisatrices. (1) Ce qui se passe à cette période est la mise en place d’une rationalité globalisante et totalitaire dont l’outil principal sera « l’écriture conquérante. » L’homme européen devient celui qui dictera quel peuple est à coloniser et quel peuple est à exterminer.
Nous apprenons plus loin que les Amérindiens sont les premiers « exhibés ». Christophe Colomb en ramène six de son premier voyage et en présente trente à la cour d’Espagne après son second voyage. (2) Ces « exotiques » deviennent non seulement des curiosités vivantes mais également des preuves pour que soient accordés des fonds pour de futures expéditions et conquêtes vers le nouveau monde. Cet événement marque le début d’une longue période qui s’étend sur des siècles : celle pendant laquelle l’Europe devient peu à peu la terre où naissent les représentations de l’étrange, de l’exotique et du monstrueux. Les spectacles de la différence – mise en scène pour alimenter la curiosité envers le Sauvage – sont le moyen de propagande privilégié pour légitimer l’entreprise coloniale mais également pour former et déformer le regard porté par l’Occident sur l’Autre.
Je suis face au tableau Le Nègre pie (Madeleine de la Martinique et sa mère) peint en 1782 par Le Masurier, quand deux classes de jeunes enfants débarquent dans la salle. Très vite, un petit groupe m’entoure. Nous regardons ensemble la représentation de la petite Madeleine qui a une dépigmentation de la peau. Les commentaires fusent : « Pourquoi il est blanc et noir ? », « C’est parce que c’est une vache !? », « ?Mais non, tu es bête ou quoi, c’est parce qu’elle a deux corps, c’est un mélange ». Le regard des enfants est appelé par un autre objet, le groupe disparaît. Je reste silencieuse. « Deux corps », belle idée. Cependant s’il s’agit de deux corps, ce ne sont pas ceux du mélange des couleurs. Ce qui prend forme dans ce tableau est la représentation d’un corps exhibé et lors d’une scène intime, la toilette de l’enfant. La mise en scène du corps devient monstration d’une chair nue. Par l’exhibition du corps, la jeune enfant est dépossédée de sa personne pour n’être réduit qu’à l’étrangeté de ses formes et de ses couleurs. Nous y sommes. La seconde partie de la visite s’intitule : LA DÉCOUVERTE DE L’AUTRE.

Au seuil du XIXe siècle, tout un attirail scientifique est constitué pour annoncer la distinction entre personnes. L’exposition nous montre quelques-uns de ces outils qui ne laissent pas les visiteurs insensibles face à l’incongruité de ces objets, comme le céphalomètre pour calculer et classer les hommes dans certaines races et ainsi justifier une hiérarchie allant de l’homme blanc à l’animal. Une des nombreuses victimes du développement de la curiosité scientifique est Saartjie Baartman (1789-1815). Rebaptisée ainsi par le colon Hendrick Caezar qui la prend à son service, puis titrée de Vénus Hottentote pour un spectacle dont l’esclave sera la vedette, cette jeune femme d’Afrique du Sud est transformée en attraction en raison de son fessier développé. Elle est ensuite vendue à un nouveau maître, et finit entre les mains des savants français Geoffroy de Saint-Hilaire et Cuvier. Pour ces derniers, la « Vénus » incarne le fameux « chaînon manquant » de l’évolution humaine : juste avant les singes. Elle meurt en 1815, anéantie par la misère de sa condition. Commence alors pour elle une vie posthume dont nous ne finirons pas d’avoir honte. Son corps est démembré puis empaillé, ses organes disséqués et mis dans des bocaux de formol… Ce n’est que le 9 août 2002 que sa dépouille pourra être inhumée sur sa terre natale.
La violence de cette entreprise « ethnographico-scientifique » ne cesse de questionner l’éthique du spectateur auquel elle est désormais présentée. Pour se faire, l’ombre du corps de Saartjie est placée derrière nous lorsque nous regardons le film qui retrace sa triste histoire. Dans notre dos, cette silhouette sombre, projetée et entourée d’une lumière chaude, siège dans un arc de cercle. Au lieu d’une ombre immobile, celle-ci fluctue au gré de l’intensité lumineuse. Cette présence fantomatique de Saartjie propose une archive spectrale à son histoire. Ce dispositif muséal offre une mise en figure du drame et nous rappelle qu’il ne s’agit pas uniquement de connaître les faits, encore faut-il accepter de vivre avec les fantômes de l’histoire.
En continuant la visite, nous apprenons que cette science de la race n’est qu’une « entourloupe » pour diffuser des thèses racistes et ainsi développer une théorie créationniste dans laquelle l’homme blanc est celui qui domine. La mise en place de codes savants établit une norme assurant le bien fondé de l’esclavagisme et du colonialisme. À la moitié du XIXe, les exhibitions alimentent la soif toujours plus grande du visiteur pour le spectaculaire et légitime la conquête coloniale. Cette période marque le passage des freaks à celui des ethniques. Barnum aux États-Unis devient un professionnel de la mise en scène du difforme et de l’exotique, où monstres de foire et hommes exotiques sont mis du côté de l’anormalité. La fabrication de « chaînons manquants » devient une pierre de touche de ces spectacles vivants. Les grands cirques laisseront bientôt place à d’immenses villages de phénomènes ethniques dont l’entreprise ne servira qu’à affirmer une supériorité de la dite norme sur le difforme.
Les affiches de ces grands spectacles constitués par des tribus souvent factices, deviennent le médium de propagande privilégié pour vendre du sensationnel et attirer les foules. À Paris, mais également aux États-Unis et dans toute l’Europe, ces images construisent peu à peu un discours sur le sauvage. Des Indiens galibis au jardin d’acclimatation, aux Zoulous aux Folies Bergère, en passant par la troupe d’Aborigènes d’Australie qui part en tournée dans toutes les grandes villes d’Europe pour présenter un cannibalisme monté de toutes pièces, la fin du XIXe siècle est marquée par la mise en scène de l’Autre et offre désormais au spectateur un voyage exotique sans qu’il n’ait à se déplacer. C’est « le grand rêve du dépaysement » (3) qui fait voyager le spectateur dans un lointain tout en lui faisant oublier la réalité des guerres coloniales.
L’explosion du nombre de visiteurs ainsi que l’ampleur géographique du phénomène inscrit ces entreprises au cœur du système capitaliste. Le divertissement devient le biais par lequel le racisme et la légitimation du colonialisme pénètrent l’opinion publique. La visite propose une collection inédite de ces affiches de propagande et des objets souvenirs des expositions. Je découvre que chaque visiteur, après avoir déambulé dans le village de carton-pâte, pouvait acheter son lot d’exotisme fabriqué et ainsi repartir avec sa carte postale, son assiette de « collection », bref « sa dose de sauvage. » (4)
Bien qu’au début du XXe siècle, les expositions universelles battent des records d’entrée, un début de critiques se fait entendre, notamment en 1912 lorsque Léon Werth affirme : « Tous ces gens qui, la semaine ont peiné à des tâches misérables et sur qui la civilisation n’a passé que comme un dressage ont des instincts de marchands d’esclave. » Un début de conscience se met en place. Cependant, il faudra attendre encore quelques décennies pour que les exhibitions, telles qu’elles étaient instituées, ne prennent fin. La dernière exposition internationale française a lieu en 1931 et accueille 500 000 visiteurs venus assister à l’encensement de l’empire colonial.
La visite s’achève sur un événement majeur : l’apparition du cinéma qui marque le déclin des exhibitions. Sont projetés sur un des murs du musée des morceaux de captations filmiques dans lesquels, entre autres, la danseuse Joséphine Baker fait son show. Je me souviens encore combien j’ai été mal à l’aise de surprendre certains regards de la part des visiteurs. Le corps de cette femme aux seins nus, faisant danser sa ceinture de bananes captivait l’audience trop heureuse de voir enfin un corps en mouvement. Les commentaires discrets créditaient l’artiste et sa gestuelle primitive. Finalement, je pense aux mots de Sylvie Chalaye dans son ouvrage, Du Noir au nègre, L’image du Noir au théâtre (1550-1960), quand elle constate que « Les spectateurs ne semblent pas attendre du nègre qu’il joue autre chose que ce qu’il est. Il est sur scène comme ailleurs le nègre, c’est-à-dire l’Autre, et c’est de son étrangeté physique que veut se repaître le spectateur. (5) Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage » historique sur les images du Noir au théâtre, je me demande si ce que disent ces lignes n’est pas valable aujourd’hui.
L’exposition se termine par des témoignages filmés. Des portraits de personnes d’aujourd’hui racontent le racisme tel qu’elles le subissent au quotidien. Ces témoignages posent la question de la perpétuation d’une idéologie qui sépare les hommes selon une norme déterminée. Ces courtes interviews passées en boucle dénoncent le processus de reproduction des schémas de mise à l’écart. À l’heure où la Ve République expulse ceux qui ne répondent pas aux critères de son ministère de l’Identité nationale, cette exposition ne cesse d’interpeller.
Par ailleurs, je me demande si la période des exhibitions est bien terminée quand je pense à tous ces avions de touristes avides de « sauvage » et de « primitif » qui partent en Nouvelle-Zélande, en Afrique, en Indonésie… pour consommer des spectacles de cérémonies fictives. Quelle est la nature de ces mises en scène ethniques et pourquoi les gouvernements nourrissent-ils une culture imaginaire basée sur des villages en carton-pâte et des souvenirs prémâchés ? Ne sommes-nous pas toujours dans ce même système capitaliste, dirigé par une logique culturelle impérialiste, elle-même alimentée par l’exclusion et l’exploitation de l’Autre ?
Références bibliographiques
– Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Gallimard, Collection Folio/Histoire, Saint-Amand, 2011 (1975 pour la première édition).
– Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre, L’image du Noir au théâtre (1550-1960), L’Harmattan, Images Plurielles, 2011 (1998 pour la première édition).
– Josef Rabasa, Inventing America, Spanish Historiography and the Formation of Eurocentrism, University of Oklahoma Press, USA, 1993.
– Margaret Werry, The Tourist State, Performing Leisure, Liberalism, and Race in New Zealand, University of Minnesota, Minneapolis London, 2011.
Exhibitions, L’invention du sauvage, Beaux Arts Éditions, Issy-les-Moulineaux, 2011.
Anaïs Nony
1- Josef Rabasa, Inventing America, Spanish Historiography and the Formation of Eurocentrism, University of Oklahoma Press, USA, 1993.
2- Nanette Jacomijn Snoep, « Des Amérindiens, premiers « sauvages » exhibés, au collection de « monstres » in Exhibition, L’invention du sauvage, Beaux Arts Éditions, Issy-les-Moulineaux, 2011, p. 10-14.

3- Sylvie Chalaye, « Le grand rêve du dépaysement »?, in Ibid., p. 38-39.
4- Sur une des assiettes nous pouvions lire ce court dialogue :
« – Regarde donc c’qu’il a l’air triste ce nègre.
– Donc, un nègre, ça a les idées noires ! » accompagné d’une peinture de deux jeunes gens regardant un homme assis, seul. Pas la peine de souligner le peu de subtilité de cet humour réducteur.
5- Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre, L’image du Noir au théâtre (1550-1960), L’Harmattan, Images Plurielles, 2011 (1998 pour la première édition), p. 353.

1- Josef Rabasa, Inventing America, Spanish Historiography and the Formation of Eurocentrism, University of Oklahoma Press, USA, 1993.
2- Nanette Jacomijn Snoep, « Des Amérindiens, premiers « sauvages » exhibés, au collection de « monstres » in Exhibition, L’invention du sauvage, Beaux Arts Éditions, Issy-les-Moulineaux, 2011, p. 10-14.
///Article N° : 11626

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