Bernard-Marie Koltès, le corps noir et l’étrangeté du désir

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Il existe chez Bernard-Marie Koltès une étrangeté du désir qui vient se confondre avec l’intensité même de ce désir. Ce dernier endosse une forme à la fois spatiale et matérielle, l’on pourrait même dire géographique, et ces espaces trouvent eux-mêmes dans la dramaturgie koltésienne des figures marginales qui en sont les habitants : ces errants, ces condamnés à la déterritorialisation. La figure de l’homme noir incarne chez Koltès une dimension à la fois spatiale, sociologique, philosophique, essentiellement poétique. L’homme noir est le réceptacle, l’expression littéraire et onirique d’un désir et d’une condition qui submerge en lisière son écriture, l’encerclant comme un fleuve ou une mer le ferait avec un îlot de terre, affluant comme un sang irriguant la chair. Ces espaces dans lesquels les figures du dramaturge messin se déplacent, sont des espaces de drague en marge du monde, comme les anciens docks de New York, aujourd’hui rasés et qu’il décrivait à son metteur en scène Patrice Chéreau, comme des bordels à ciel ouvert dans lesquels le commerce illicite, l’amour et la mort se confondaient. Ce sont aussi ces rues de Belleville à Paris, au début des années 1980 à la population bigarrée et multiethnique. Ce sont encore ces lieux inspirés par les périphéries urbaines, ces cités ou ghettos considérés comme des no man’s land faisant figure de fermoirs aux centres-villes, qui sont par excellence des lieux d’accumulation des richesses et de consommation. L’Afrique, elle, incarne une réalité et un idéal. Une réalité cruelle et brutale, que l’auteur a pu découvrir en particulier dans les anciennes colonies anglophones. C’est celle de ces entrepreneurs étrangers venus pour le commerce, continuant à exploiter des ressources minières, pétrolières, et une main-d’œuvre à bon marché en prétendant établir des accords commerciaux avec des pays qui en auraient besoin. Et puis il y a une autre Afrique, qui est une impression intime, la couleur ou le parfum d’une peau, la représentation d’un espace absolu et condensé en un instant et qui est capable de ressurgir à tout moment, où que ce soit. Cette Afrique est la réminiscence et la réactualisation d’un éveil, d’une certaine vision et prise de conscience du monde, de l’humanité et de sa propre intimité. Comme Koltès le disait lui-même, « l’Afrique est partout ».
Des corps dans des espaces
Dans ces ténèbres d’humanité, dans le clair-obscur du monde, l’on voit poindre de sombres lumières de chair et de sang. Ce sont ces êtres ayant été rejetés ou ayant eux-mêmes refusé d’intégrer une société pour laquelle ils sont hors de mesure. La figure de l’homme noir est chez l’auteur de Combat de nègre et de chiens l’expression même de cette réalité. L’homme noir (il s’agit systématiquement de l’homme noir, objet de désir, plutôt que de la femme), qui est à la fois une représentation concrète de celui qui n’a pu ou voulu intégrer le monde libéral et capitaliste, le monde industriel, le monde déterminé par un principe d’exploitation dominé par les puissances coloniales ou postcoloniales. La « négritude koltésienne » est en ce sens rattachée à une dimension morale, politique, économique. C’est celle de l’homme que l’on a essayé de soumettre, qui s’y est refusé, qui aurait succombé ou qui aurait fui ce système pour disparaître dans un territoire où prévalent d’autres règles, où l’étrangeté du lieu et de ses habitants fait de cette noirceur plus qu’une réalité sensuelle, matérielle, biologique tangible, mais un véritable concept : un objet dont le dramaturge se saisit pour créer une arabesque où l’émotion, l’érotisme, mais aussi l’aspect psychologique de ses personnages apparaissent dans une réalité urbanistique recréée par l’imaginaire. Ainsi dans Quai Ouest, ce hangar sur les bords du fleuve n’est pas simplement un lieu peuplé par des déclassés du système, c’est un espace qui, dans les didascalies, devient l’objet d’une vision littéraire, scénique laissant libre cours à l’inspiration du lecteur et du metteur en scène. Le vent, la lumière, les sons, les mouvements d’un fleuve, deviennent des impressions que l’on est capable d’interpréter comme étant des entités liées à la réalité même de ces personnages, comme une prolongation d’eux-mêmes. Koltès sans le savoir (?) répond de la même façon que Patrice Chéreau, lorsque ce dernier s’exprima quelques années plus tôt sur ses motivations à l’origine de sa pratique théâtrale : faire se déplacer des corps dans des espaces. Des corps et des espaces qui sont indissociables de la parole du poète et qui forment un univers théâtral homogène. En ce sens, Bernard-Marie Koltès ne procède pas de façon très différente de Virginia Woolf dans son roman Les Vagues, où la nature et l’environnement émotionnel de façon général deviennent un seul et même champ de lecture de la conscience humaine.
Le renversement des valeurs
La « négritude » chez Koltès n’est pas simplement celle qui s’attache à la condition du personnage d’Abad dans Quai Ouest, personnage muet et inquiétant qui erre dans cette œuvre comme un spectre, ou encore la figure d’Alboury dans Combat de nègre et de chiens, sorte d’Antigone noire venant réclamer le corps disparu de son frère dans le chantier où se trouvent les deux ingénieurs français, Cal et son supérieur désabusé, Horn. C’est aussi un état de la femme ou l’homme blanc, qui porte sur lui une part de solitude et d’étrangeté, une « négritude » qui n’est plus rattachée à la couleur de la peau, mais à l’exclusion qu’il ou elle endure, à la dégradation de sa situation sociale, physique, et/ou morale.
Dans Combat de nègre, nous reconnaissons certes bien la position du chef contremaître français et de son ingénieur subalterne, Cal, soupçonné du meurtre du frère de cet étranger qui rentre subrepticement à la tombée de la nuit pour réclamer la dépouille qui ne lui sera jamais rendue. Ces deux Français vivent quelque part entre le Sénégal et le Nigeria dans un territoire délimité, fermé, encerclé de miradors et d’autochtones qui, censés les protéger de toute intrusion, les surveillent aussi. Dans les tremblements anxiogènes et électriques de la nuit africaine, l’on entend les voix et la logorrhée magique, inquiétante, indescriptible de ces hommes qui communiquent entre eux et que l’on ne voit jamais. Cette situation, au milieu de nulle part, réduit la position de ces deux hommes blancs incarnant la présence postcoloniale de l’Occident sur le continent noir, à celle d’étrangers parmi ceux qu’ils considèrent eux-mêmes comme des étrangers. C’est aussi le sens des paroles du vieil Horn, lorsqu’il s’exprime face à un Alboury rugissant ? « pensées : vos sont entremêlées, obscures, indéchiffrables ; comme votre Afrique tout entière. Je me demande pourquoi je l’ai tant aimée ? je me demande : pourquoi j’ai tellement voulu la sauver. »
Il ne s’agit pas simplement ici d’une marque de cynisme absolu. Une certaine sincérité, face à un passé, un présent et un futur qui lui échappent, s’exprime dans cette réplique. Cet homme ayant fait venir une jeune française, Léone, rencontrée à Pigalle lors de son dernier passage à Paris, pour l’épouser avant de prendre sa retraite et de réaliser dans un dernier geste pathétique un feu d’artifice à cette occasion, voit l’objet de ses convoitises lui échapper et tomber amoureux de l’homme noir. Elle reconnaît en Alboury une « négritude » qu’elle veut à son tour endosser pour exprimer sa condition de jeune femme méprisée, molestée, mésestimée. C’est ce qu’elle fait lorsqu’elle tente de fuir avec lui à la barbe de Horn, lui jurant que « le noir est sa couleur », et qu’en exprimant son désir pour lui, elle exprime aussi sa culpabilité et sa condamnation : « je crois que j’ai un diable dans le cœur, Alboury ; comment je l’ai attrapé, je n’en sais rien, mais il est là, je le sens. Il me caresse l’intérieur, et je suis déjà toute brûlée, toute noircie en dedans ». Dans l’incapacité d’assouvir ses pulsions pour Alboury, elle finit par se scarifier le visage, à l’image de ces initiés ayant suivi les épreuves les faisant rentrer dans l’âge adulte, cherchant à appartenir à la même communauté que cet homme qui lui échappe. Le personnage de l’ingénieur, Cal, inquiet, traqué, brutal, exprimant maladroitement une solitude qui le hante et le terrorise, et une haine raciste pour cette Afrique qui n’est que l’expression de cette étrangeté en lui, finit par être la victime après avoir été le bourreau, l’objet d’un sacrifice qui permettra à Horn de sauver sa peau, de substituer un mort par un autre, de faire comprendre aux autorités locales et françaises que tout cela n’a été que le résultat d’un règlement de compte avec lequel, le vieux baroudeur prêt à partir à la retraite, n’a rien à faire. Ces personnages, comme dans une tragédie antique, expérimentent dans leur humanité la part d’exil infini qui les habite, et cette sorte de condamnation qu’il y a à être un homme parmi d’autres hommes, lorsque le désir se transmute en hybris, en volonté de pouvoir, de possession, de domination.
Nous retrouverons quelques années plus tard, après la création de Combat de nègre, cette même dimension, avec le même humour et la même gravité dans Quai Ouest. Le personnage de Koch, homme blanc, anciennement nanti et désormais ruiné, part rejoindre les bords de ce fleuve, comme un territoire du bout du monde, accompagné de son épouse Monique. Il gare sa Jaguar non loin d’un hangar peuplé par ces prétendus parias. Koch en cherchant pathétiquement à se dépouiller des oripeaux de sa richesse passée, s’apprête à commettre un suicide pour fuir ses créanciers, fuir les regards de ceux qui peuplaient son réel, pour échapper au jugement, pour échapper au spectacle « du plongeon » comme il le dit lui-même, tandis qu’au cœur de la nuit s’acheminent vers lui deux hommes, Charles et Abad. Cette « négritude » apparaît comme par effet d’inversion de l’image, comme le négatif d’un réel que Koltès critique. La figure du Noir est celle de celui qui endure, souffre, résiste, meurt et renaît. Mais elle est aussi celle de l’homme appartenant à un autre système de valeurs, plus essentielles, rattachées à une dimension ontologique de l’individu qui remet en question l’avoir, la société de consommation, ou le capitalisme à épithète libéral qui, chez cet auteur (inspiré en somme par Jean Jaurès), est l’expression d’un état de guerre qu’il abomine.
L’irrépressible chant du désir
La vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait de l’animal ou de l’homme une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur comme une lettre qu’on a commencé et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. (Le Dealer)
Cette expression du désir n’a probablement jamais été aussi forte que dans sa pièce Dans la solitude des champs de coton, sorte de dialogue, qui est en réalité la confrontation de deux monolithes, de deux formes de pensée unies dans une poétique propre au dramaturge, faisant du commerce illicite, du « deal » une parabole du désir. Le désir que l’on craint d’exprimer, le désir de l’autre que l’on refuse.
Dans un territoire qui pourrait être un coin de rue, une voie de passage entre deux barres d’immeuble dans une cité, ou encore un espace urbain laissé en friche, un homme vient d’on ne sait où pour aller on ne sait où. Il est interpellé sur son chemin par un autre homme, le dealer, familier de ces lieux. L’objet illicite de ce deal n’est d’abord pas nommé, et le dealer tente de vendre quelque chose qu’il n’ose exprimer, de peur de devoir essuyer un refus, à un homme qui ne connaît plus de désir. Cette escalade jusqu’à la lutte à mort succédera à l’interruption de la parole, lorsque tout recours langagier aura été épuisé. Allant puiser dans sa lecture de Diderot et de Marivaux, il nous renvoie à une tradition dialectique propre au XVIIIe siècle. La parole est une arme et ces deux hommes, perdus au détour d’un monde dont ils sont les étrangers, s’en saisissent pour tenter de se le réapproprier. Si le metteur en scène Patrice Chéreau avait décidé d’interpréter lui-même le rôle du dealer à trois reprises, jusqu’à sa sublime et dernière version de 1995 à la Manufacture des œillets à Ivry, c’est bien parce qu’il avait saisi l’idée fondatrice qui se nichait au cœur de la figure du dealer, homme noir, bien qu’il soit blanc. Il est dans l’imaginaire koltésien l’incarnation du désir érotique, mais aussi celle de l’homme qui interroge son monde. Le dealer demande au client, dont les désirs sont morts, qui ont « coulé hors de lui comme du sang », pourquoi il refuse ce qu’il a à lui proposer, et plus loin, pourquoi il se refuse, en fait, à lui ? Reprenant une dimension lacanienne assez désespérante, Koltès semble assumer l’idée qu’aimer consiste à donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Pourtant il y a combat, et le principe même de ce dernier indique explicitement qu’il existe encore une pulsion de vie, une sorte de résistance à la mort dont le désir, le souvenir du désir ou de l’amour, est à l’origine. Le dealer, cherchant à vendre quelque chose d’innommable, finit par mendier dans ce lieu de passage, là où la sécurité de la lumière électrique, celle dispensée par la société n’existe plus. Ces deux hommes se dénudent petit à petit. Lorsque le dealer dit au client :
Ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel l’on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder.
Ce chant du désir opère dans un imaginaire bien précis dont on est en mesure de se saisir, si l’on perçoit ce qu’implique la figure du corps noir, érotique, d’une sombre nitescence, condamné à errer en contraste dans la blancheur fanée des champs de coton, dans le silence esquinté par sa marche sans fin dans la nuit. L’homme noir est un homme universel, c’est un homme conditionné par sa propre humanité, par cette culpabilité sophocléenne rattachée à son désir, rattachée à son ambition, qui est en définitive celle d’Icare, qui est dans l’immanence du réel, une tentative pour atteindre à plus grand que soi, pour atteindre à cette transcendance qui est survivance à la mort, à la douleur, à l’initiation de la vie pour parvenir à un absolu qui tait son nom, qui est là encore cette chose que le poète n’ose prononcer par pudeur, mais qu’il réclame en tout lieu sous différents noms et différentes formes : aimer.

///Article N° : 11681

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