Mogadishu Then and Now de Rasna Warah :

"Un premier pas dans la documentation de l'histoire de Mogadiscio"

Entretien de Marian Nur Goni avec Rasna Warah
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Journaliste, photographe et auteure (1) kenyane, Rasna Warah s’est particulièrement intéressée, ces dernières années, à l’histoire de la ville de Mogadiscio, en Somalie. De cet intérêt est né en 2012, Mogadishu Then and Now. À pictorial tribute to Africa’s most wounded city – un ouvrage « dédié aux enfants et à la jeunesse de Mogadiscio qui n’ont jamais connu une paix durable » – qu’elle a conçu avec Ismail Osman et Mohamud Dirios, ce dernier qui fut ancien conservateur du musée national de la ville.

Le livre, qui se veut une « tentative de rétablir l’ancienne splendeur de Mogadiscio dans la mémoire collective du peuple somalien » (2) présente deux types d’images qui s’entrecroisent : celles captées par l’appareil photographique de Rasna Warah et celles patiemment collectées par le Somali Cultural & Research Center, aujourd’hui basé en Ohio, aux États-Unis. Bien que la reproduction de nombre d’images soit parfois décevante et dépourvue de contextualisation, notamment en ce qui concerne les images historiques, l’ouvrage amène à réfléchir à la manière dont on peut faire oeuvre de mémoire (3) à l’ère d’internet et dans des situations où les archives matérielles ont disparu suite à la guerre ou demeurent inaccessibles, hors d’atteinte.
Bien que prenant des chemins de travers, si bien que l’auteure semble à l’écoute de toute histoire, piste pouvant expliquer la conflagration de cette ville jadis cosmopolite (et par conséquent de l’ensemble du pays), Warah relate dans l’un de nombreux textes qu’elle signe dans l’ouvrage, et à la suite de politologues tels que Afyare Abdi Elmi, que « l’effondrement de Mogadiscio ne devrait pas être considéré à travers le prisme de l’identité ou de la compétition clanique mais, plutôt, devrait être vu comme une conséquence d’un développement inégal qui a favorisé certains groupes et a mené à la compétition pour l’accès aux ressources (…) » (4).
Enfin, le fait qu’un jeu d’exposition, au titre homonyme, ainsi qu’une édition turque de l’ouvrage aient été financés grâce à des sponsors turcs montre aussi l’évolution des dynamiques géopolitiques dans cette aire de l’Afrique au sujet de laquelle nous parviennent à présent des nouvelles contrastées : une renaissance relative y côtoie des problèmes majeurs de sécurité et de reconstruction d’un état de droit (5).
Les lecteurs francophones ont pu lire récemment un article de Rasna Warah – « Famine, le mot magique » – dans le dernier hors-série du Courrier international « Afrique 3.0 » (6).

Dans l’introduction du livre, vous écriviez que votre arrivée à Mogadiscio, en novembre 2011, s’était faite de manière « non planifiée et folle (d’après l’avis que certaines personnes pourraient en avoir) ». Les textes réunis dans l’ouvrage montrent que vous avez rassemblé pas mal de matière sur l’histoire de la Somalie, lu, rencontré ou interviewé des intellectuels ou des universitaires travaillant sur cela mais pourriez-vous relater votre propre expérience ? Lorsque vous arrivez à Mogadiscio, qu’est-ce que vous cherchiez exactement, notamment d’un point de vue photographique ? Est-ce que les perspectives de travail se sont modifiées une fois sur place ?
Lorsque j’ai décidé d’aller à Mogadiscio en novembre 2011,je ne savais pas à quoi m’attendre. J’avais vu uniquement des images de la métropole qui montraient une ville en guerre avec elle-même. C’est seulement une fois sur place que j’ai réalisé que la ville avait une longue histoire et que certains de ses monuments étaient centenaires. Quand je suis rentrée au Kenya, j’ai publié des photographies dans un article (7), elles montraient des édifices endommagés et criblés de balles. C’est ainsi que je fus contactée par Ismail Osman et Mohamud Dirios, ils m’annoncèrent alors qu’ils avaient des images des mêmes bâtiments, mais intacts. Cela donna l’idée de monter une exposition montrant Mogadiscio « hier » et « aujourd’hui ».
Le plus j’apprenais sur la ville d’avant-guerre, le plus cela me fascinait. Je me suis lancée alors dans une recherche qui m’a amené à interviewer des personnes qui avaient écrit sur la ville ou qui y avaient vécu un temps. C’est cela qui a donné naissance à ce livre.
Concrètement, à quoi cela ressemblait de prendre des photographies à Mogadishu, une ville qui, comme vous le rappelez dans la quatrième de couverture, « a acquis la réputation d’être la plus dangereuse et violente au monde », et spécialement pour vous qui veniez de l’étranger et pour un court laps de temps ?
Je pense que photographier a été plus simple pour moi en tant que femme non blanche. Si j’avais été un homme ou une femme blanche, cela aurait été plus compliqué : je me serais démarquée de la foule. J’ai eu la même impression il y a quelques années lorsque je prenais des photographies à Kaboul, juste après que la coalition menée par les États-Unis ait libéré la ville des talibans. En tant que femme, je trouve que c’est plus simple d’ « être assimilée », les gens t’acceptent plus facilement, même lorsqu’on les photographie. Cela spécialement dans de sociétés musulmanes conservatrices. J’ai trouvé aussi plus simple de photographier des femmes, du fait qu’elles ne me percevaient pas comme une menace.
J’ai vécu dans un hôtel dans le centre de Mogadiscio, qui accueillait également de nombreux Somaliens de la diaspora. Ainsi, j’ai pu avoir une expérience de la ville similaire à celle des Somaliens, sans gardes armées ou technicals (8). La seule fois où je me suis sentie menacée fut lorsqu’un garde du bâtiment abritant le gouvernement a pointé une arme contre moi. Je ne savais pas qu’il était interdit de prendre des photographies de ces immeubles officiels.
Lorsque vous preniez des photographies à Mogadiscio, étiez-vous spécialement attirée par les bâtiments et l’architecture de la ville ou, aussi, par les interactions entre les habitants et les espaces les entourant, la manière dont les gens se les approprient, malgré tout ? Je pense, par exemple, à la photographie où l’on voit des jeunes gens s’entraîner dans un stade.
Je pouvais opérer seulement dans un rayon sécurisé, ainsi je n’ai pas pu aller, par exemple, au marché Bakaarah, qui était encore considéré comme étant dangereux. J’étais accompagnée d’un Somalien qui vit à Nairobi, qui m’a servi de guide et qui me donnait des informations au sujet des bâtiments. J’étais particulièrement intéressée par Hamarweyne, la vieille ville, où il est possible de voir les types de maisons qui sont courantes sur la côte swahilie de l’Afrique de l’est, comme à Mombasa, Lamu et Zanzibar.
Lorsque je me suis rendue au Stadio Conis, vu que l’endroit est largement atteint et érodé, je ne m’attendais pas à voir des coureurs s’entraîner là-bas. Toutefois, j’ai remarqué que les circuits avaient été fraîchement tracés, ce qui signifiait que le stade est fréquenté malgré sa condition. J’ai demandé aux coureuses si je pouvais les photographier, ce qui ne semblait pas les déranger. Il y avait là aussi des garçons jouant au football, cela paraissait surréel au vu du fait que le stade borde un camp pour personnes déplacées internes.
Comme vous ne vous étiez jamais rendue dans cette ville auparavant, comment avez-vous géré votre découverte de l’espace de la ville ? Aviez-vous préparé, par exemple, une liste de sites que vous aviez connus à travers vos lectures ?
Du fait de l’insécurité ambiante, assez souvent, je n’ai pas pu sortir de la voiture pour photographier. Ainsi, de nombreuses images du livre ont été captées alors que nous roulions en voiture ou que nous nous arrêtions pour une minute. Je suis toutefois sortie de la voiture à certains endroits, comme Hamarweyne, où j’étais avec la femme du maire et son escorte, ainsi je me suis sentie plus en sécurité. En général, cependant, je ne me suis pas sentie menacée.
Les gens ne semblaient pas faire attention au fait d’être photographiés. L’une des marchands dont la photographie est incluse dans l’ouvrage m’a demandé d’être photographiée et pose pour l’image. Je n’avais pas préparé de listes de ce que je voulais photographier car je n’avais pas d’idée de ce que j’allais trouver. Ainsi, j’ai avisé le moment venu, et photographié ce que j’ai pensé le mériter, et dès que l’occasion se présentait, j’appuyais sur le déclencheur.
Durant votre séjour à Mogadishu, avez-vous rencontré des photographes locaux ?
Pas vraiment. Toutefois, lors de mon deuxième séjour dans cette ville, en avril de cette année, lorsque j’ai été invitée par le maire à présenter l’ouvrage, j’ai rencontré de nombreux journalistes.
Au sujet des photographies historiques, vous avez travaillé avec Mohamud Dirios, qui a été un ancien conservateur du musée national de Mogadiscio. À quoi ressemble la collection du Somali Cultural & Research Center, en termes de qualité et de quantité de documents ? Comment avez-vous travaillé à la sélection des photographies plus anciennes ?

Mohamud Dirios a collecté des photographies de Mogadiscio – où qu’elles apparaissent, Internet inclus – pendant plus de vingt ans. À cause du fait que beaucoup du matériel d’origine a été perdu, endommagé ou pillé durant la guerre, il a été difficile de trouver des images originales, qu’elles soient des photographies, des cartes postales ou des images publiées dans des ouvrages. D’où la qualité de nombreuses images éditées dans le livre qui n’est pas fameuse. Cependant, le but de l’ouvrage n’était pas de réaliser un livre d’images de la plus haute qualité mais de montrer ce qui existe. Dirios et Osman ont proposé une collection d’images et j’ai sélectionné celles qui me semblaient les plus appropriées pour l’ouvrage. Certaines d’entre elles ne pouvaient pas être publiées à cause des copyrights. Néanmoins, nombre d’entre elles provenaient de cartes postales commanditées par le gouvernement de Siad Barre, de sorte qu’elles sont, d’une certaine manière, propriété publique. À ce propos, d’ailleurs, j’ai rencontré récemment Lino Marano, un photographe italien autrefois basé à Mogadiscio qui avait été mandaté par Barre pour produire des cartes postales. Il vit aujourd’hui au Kenya.
Pouvez-vous aussi retracer l’histoire éditoriale de cet ouvrage, s’il vous plaît ? Si je ne me trompe pas, cela a été précédé d’une exposition qui s’est tenue d’abord à Nairobi et puis en Turquie. Dans ces deux villes, quel type d’intérêt votre initiative a-t-elle suscité ?
Pendant l’écriture de l’ouvrage, j’ai rencontré l’ambassadeur turc en Somalie, le Dr Kani Torun, qui a montré beaucoup d’enthousiasme pour le projet et qui a convaincu une société turque de sponsoriser l’exposition à Istanbul, où elle fut d’abord présentée à la Conférence sur la Somalie organisée par la Turquie en mai 2012. L’exposition a ensuite voyagé à Nairobi où elle a été accueillie à l’Alliance Française pendant trois semaines en juin 2012. On m’a reporté que l’exposition de Nairobi a eu un énorme succès, des personnes s’étant déplacées pour la visiter d’aussi loin que Garissa, qui se trouve dans le nord-est du pays. Le vernissage aussi a été couronné de succès et le Premier ministre somalien et d’autres politiciens du Transitional Federal Government y ont délivré des discours (9). En avril 2013, l’exposition a été amenée à Mogadiscio pour le lancement de l’ouvrage (10). Beaucoup parmi les jeunes qui sont venus au lancement n’ont jamais connu la ville d’avant la guerre, ainsi, pour eux, ce fut une révélation. Nombreux autres commentèrent qu’ils n’avaient jamais réalisé que leur ville avait été si belle autrefois.
Ce deuxième séjour à Mogadishu a-t-il été pour vous l’occasion de remarquer des avancées dans la trajectoire de la ville (à l’instar de ce que la presse commence à raconter, bien qu’avec des hauts et des bas) et aussi de prolonger votre travail photographique ? Considérez-vous ce travail comme étant achevé ou pensez-vous qu’il sera prolongé à l’avenir, peut-être avec le concours d’autres personnes ?
J’espère continuer à photographier et à écrire au sujet des villes somaliennes. Pour cela, j’espère que dans le futur je pourrai visiter Kismayo et Merka, car je crois qu’elles font partie intégrante de la culture de l’Océan indien qui est unique à l’Afrique de l’est et à la Corne. Si je peux trouver un financement pour de nouvelles recherches, je voudrais avoir accès aux archives existant sur Mogadiscio et les autres villes somaliennes qui sont éparpillées dans différentes parties du monde, y compris l’Italie. Je pense en effet qu’il y a encore beaucoup à apprendre et documenter au sujet de Mogadiscio, qui est plutôt méconnu du grand public. Ainsi, cet ouvrage est seulement un petit pas dans la documentation de l’histoire et la culture de cette ville. Beaucoup reste encore à faire, et j’espère que cela pourra inciter de nouveaux travaux dans ce domaine.

Rasna Warah, Mohamud Dirios & Ismail Osman, Mogadishu Then and Now. A pictorial tribute to Africa’s most wounded city, Bloomington, AuthorHouse, sept. 2012.

1 – Rasna Warah est l’auteure des ouvrages suivants : Triple Heritage: A Journey to Self-Discovery (1998), Missionaries, Mercenaries and Misfits (2008) et Red Soil and Roasted Maize: Selected Essays and Articles on Contemporary Kenya (2011). Voir son site Internet : [www.rasnawarahbooks.com]
2 – Dans la version originale : « This book is an attempt to restore the splendour of Mogadishu in the Somali’s people collective memory (…)« .
3 – Dans le blog Fotota » deux autres initiatives, en ligne cette fois-ci, sont documentées concernant la Somalie et la photographie comme support à la fois mémoriel et d’avenir : « Vintage Somalia » [http://fotota.hypotheses.org/162] et « Discover Somalia » [http://fotota.hypotheses.org/306].
4 – Rasna Warah, « A clash of Cultures », Mogadishu Then and Now, AuthorHouse, 2012, p. 32.
5 – Emblématique de cette tendance, la télévision italienne diffusait sur la chaîne publique Rai1, le 11 août 2013, un documentaire intitulé Le ragazze di Mogadiscio vanno al mare (Les filles de Mogadiscio vont à la mer, accessible à cette adresse : [http://www.youtube.com/watch?v=1dnxatVUUSg] qui montrait à la fois une certaine effervescence, notamment dans le secteur économique et immobilier, mais aussi tous les défis et problèmes majeurs que le pays doit surmonter dans les années à venir.
Quelques jours plus tard seulement (le 14 août 2013), la BBC informait que Médecins Sans Frontières a décidé de quitter le pays après vingt-deux ans de présence, à la suite d’attaques extrêmes à ses équipes : [http://www.bbc.co.uk/news/world-africa-23697275].
Enfin, signalons la tenue, le 31 août dernier à Mogadiscio, de la deuxième conférence TEDx (Technology, Entertainment, Design), dérivé du format californien d’idées dignes d’être diffusées, voir [http://www.tedxmog.com>/b>] ainsi que deux articles parus à son sujet :
« Mogadishu TEDx Talk Challenged by Security Threats » (New York Times, le 30/08/13 [ici] et « Somalia celebrates that ultimate symbol of recovery: the return of TEDx » (The Guardian, 30/08/13 [ici]
Comme l’écrit la chercheuse Alexandra M. Dias : « Since the end of the transition in August 2012, international engagement and interest in Somalia’s new institutional architecture and leadership have been on an ascendant curve. However refugees’ flows and stays in neighbouring countries reveal that conditions within Somalia remain uncertain. Security in Mogadishu has improved since 2013, but general conditions for Somalis are far from the minimum allowed to survive on a daily basis without fear of threats to their lives or physical integrity ». (« International Intervention and Engagement in Somalia (2006-2013): Yet Another External State Reconstruction Project? », in State and Societal Challenges in the Horn of Africa: Conflict and processes of state formation, reconfiguration and disintegration, Center of African Studies (CEA)/ISCTE-IUL, University Institute of Lisbon, Lisbon, 2013, p. 102. Accessible en ligne [ici].
6 – Voir le numéro de mars-avril-mai 2013 du [Courrier international]
L’article en question, d’abord paru dans The East African (Nairobi), est publié p. 72.
7 – L’article « Mogadishu: Desolate but still standing » (The East African, 19-25 décembre 2012, en ligne [ici] offrait déjà une large place à la question de la mémoire : la mémoire des anciens habitants de la ville, ainsi que celle, future, des enfants qui n’ont connu qu’un état permanent de guerre, à l’instar de ce passage : « As I passed a group of children sitting on a bullet-ridden porch I wondered what it must be like to have known nothing but war all your life. How would these children adapt when – or if – the city returns to normal? What, if anything, would they miss about the city where they grow up? Which memories would they want to hold on to, and which ones would they want to forget? ».
8 – Pick-ups armés.
9 – À la suite de l’échéance du mandat du gouvernement fédéral de transition (TFG), en août 2012, auquel fait référence Rasna Warah, le Parlement fédéral a élu un nouveau président en septembre 2012.
10 – Après Istanbul en mai 2012, Nairobi en juin 2012 et Malindi en décembre 2012, l’exposition a été présentée en avril 2013 dans un hôtel de Mogadiscio. L’ouvrage, quant à lui, avait fait l’objet d’un lancement à l’Institut culturel italien de Nairobi en novembre 2012 et ensuite, comme mentionné plus haut, à Mogadiscio en avril de cette année.
///Article N° : 11758

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Les images de l'article
Coureurs s'entraînant pour les Jeux Olympiques de l'été 2012 au stade Conis © Rasna Warah
Le bâtiment abritant le Parlement somalien, avant et après la guerre civile (l'image récente est l'oeuvre de Rasna Warah.). © Courtesy of Mohamud Dirios
Carte postale de l'architecture de Mogadiscio d'avant la guerre civile dépeignant ses influences italienne, chrétienne et islamique © Courtesy of Mohamud Dirios





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