Moridja Kitenge Banza : De Kinshasa à Montréal, en passant par Nantes

Entretien de Pierre Beaudoin avec Moridja Kitenge Banza

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Pierre Beaudoin, commissaire d’exposition, s’est entretenu avec Moridja Kitenge Banza, artiste multidisciplinaire d’origine congolaise. Ils ont discuté d’art, d’identité, de déplacements, de Montréal et de l’avenir.

Parlons d’abord de ton parcours artistique. Depuis quelques années, ta pratique s’est grandement diversifiée. Tu as débuté comme peintre pour ensuite te diriger vers la vidéo et l’installation, sans toutefois renier la peinture. Dans ce contexte, comment te définis-tu comme artiste ?
Je me définis comme un artiste en arts visuels, qui utilise la vidéo, la peinture et le son comme médiums. Ce n’est pas le médium que j’utilise qui définit mon travail plastique. C’est plutôt le projet à réaliser qui me permettra d’en choisir un. Je suis peintre de formation. J’ai étudié dans une école d’art qui était très académique, comme le sont la plupart des écoles en Afrique, et c’est par la suite que j’ai eu un contact avec une autre forme de pensée. Cela s’est effectué lors de mon séjour en Europe à l’école des Beaux-Arts de Nantes, une école avec une pensée très contemporaine. Je dois dire que ces deux formes de pensée me servent beaucoup pour l’élaboration de mon travail artistique.
Tu manifestes un grand intérêt pour l’histoire. Comment s’inscrit-elle dans ta pratique artistique ? Quelle place lui accordes-tu ?
L’histoire joue un rôle très important tant dans ma pratique artistique que dans ma vie de tous les jours. Il y a un dicton qui dit qu’un peuple sans histoire est un peuple sans âme ! C’est très important pour moi de comprendre l’histoire de chaque peuple, comme mon histoire personnelle, pour mieux poser les questions sur tous les sujets que je traite dans mon travail plastique ou simplement celles qui m’intéressent pour mon développement personnel. Pour comprendre tout ce que je vis aujourd’hui, j’ai vraiment besoin de faire un lien avec ce qui s’est passé avant. Cela me permet de poser des questions pertinentes, même si je n’ai pas de réponse. Je travaille à la manière d’un historien, même si je n’ai pas de formation d’historien. Je prends le temps de faire des recherches, de comprendre chaque moment qui m’intéresse, pour pouvoir mieux l’intégrer dans ma pratique et dans mon travail. Que je le veuille ou non, je suis obligé de faire appel à l’histoire dans mon travail, parce que je traite beaucoup de sujets politiques, sociaux, économiques qui ont leurs sources dans des faits historiques.
Et tu fais toujours des recherches très approfondies sur chacun des sujets que tu traites ?
Souvent. Je traite de sujets de société très importants, comme l’histoire de l’esclavage, de la colonisation, des relations entre les peuples… La peur de me faire dire que je ne connais pas bien mon sujet me pousse à vraiment m’informer comme il le faut, à prendre le temps de comprendre le contexte dans lequel chaque fait se retrouve pour pouvoir mieux en parler. Je ressens vraiment ce besoin de bien comprendre l’histoire ou les événements passés pour pouvoir mieux les exprimer par la suite.
Comment traites-tu ces informations pour pouvoir les intégrer dans ton travail artistique ?
En général, je prends toute l’information que je trouve. Après, je choisis un point particulier qui m’intéresse davantage pour l’intégrer dans mon travail. L’essentiel pour moi c’est de tout comprendre ce que j’ai comme information pour pouvoir mieux m’en servir. Je vais choisir un élément qui m’intéresse, le vol de quelque chose par exemple, et je lirai tout le contexte historique sur ce vol. Pas dans le but d’excuser ou d’accuser la personne ou la période en question, mais juste pour comprendre. Je me dis que si j’arrive à mieux cerner ce qui s’est déroulé pendant cette période, ce sera facile pour moi de mieux utiliser l’information dans son ensemble dans mon travail, tant en termes de forme que de fond.
Parfois joues-tu avec cette histoire pour la transformer ?
Pas encore. En ce moment, je travaille à un projet où j’aimerais bien le faire expressément. Mais pour cela, il faudrait mieux la connaître. On ne joue pas avec les faits historiques Pour l’instant je n’ai pas osé transformer ces sujets historiques parce que je ne les maîtrise pas au point de pouvoir le faire. Mais aussi parce que ceux que j’ai traités jusqu’à ce jour n’ont pas besoin d’être transformés. Parfois il faut les laisser telles quelles parce qu’elles sont déjà assez complexes. Certaines choses n’ont peut-être pas besoin d’être transformées pour être comprises. Si je prends l’exemple de mon installation, The National Museum of Africa, j’ai utilisé différemment certaines informations pour mieux faire comprendre des éléments de la période coloniale aux personnes qui allaient avoir accès à cette installation. Pour cela, je fais appel à l’ironie.
Pour bien saisir ton travail, est-ce que le spectateur doit avoir une certaine connaissance de l’histoire ?
Pas nécessairement. Parfois, j’apporte ou dévoile des éléments d’explication que le spectateur n’avait pas en sa possession. J’évite aussi de produire un travail pour intellos. Je ne veux pas que mon travail s’adresse à une certaine classe de la société. Je ne sais pas si j’y arrive, mais je tente de faire un travail qui pourrait être accessible à tout le monde.
Passons à ta nouvelle vie ! Pourquoi avoir choisi de t’établir à Montréal ?
Ce choix est premièrement un choix administratif. Deuxièmement, c’est un choix personnel. Je suis tombé en amour, comme on le dit ici, avec le Québec. Je suis venu il y a sept ans en échange universitaire et j’ai beaucoup aimé. Mais ça n’a pas été un choix facile parce que j’arrivais sur un territoire en tant qu’artiste contemporain professionnel d’origine africaine – ce qui n’est pas toujours évident. Je le savais dès le départ, mais la chose qui me motivait le plus c’était le défi. Aussi, la possibilité d’avoir un titre de résident permanent, chose qui n’est pas facile à obtenir en France où j’ai vécu pendant neuf ans, a fait que je n’y ai pas réfléchi à deux fois avant de venir m’installer ici. Je savais qu’il allait y avoir des contraintes, mais je savais aussi que je trouverais le moyen de m’en sortir en tant qu’artiste ici.
Qu’est-ce qui n’est pas facile et que connaissais-tu de ces difficultés avant de venir prendre ta place ici comme artiste professionnel d’origine africaine ?

Premièrement, le Québec est un territoire au Canada qui a sa particularité, mais aussi une province avec une identité et une histoire complexes. En tant qu’Africain, je pense que mon histoire est déjà assez complexe. Cela fait de moi un homme complexe. (Rires) Donc, je suis venu ici avec ma complexité, pour entrer dans une autre complexité. Un autre handicap que j’allais trouver ici, c’est qu’on ne connaît pas très bien les artistes contemporains d’origine africaine. L’art contemporain africain ce n’est pas comme l’art contemporain chinois qui intéresse beaucoup de monde. Je pense que l’art africain contemporain suscite plus d’intérêt en Europe et un peu aux États-Unis. J’ai aussi le sentiment que les Québécois ne sont pas pressés d’aller à sa rencontre. Il y a tout un travail à faire pour que ma pratique soit connue et comprise parce que mon travail est différent de celui de beaucoup d’artistes ici. Surtout par le choix des sujets traités. Je pense que ce manque de connaissance de l’art africain contemporain est aussi lié à l’histoire des liens qu’entretiennent le Canada en général et le Québec en particulier avec l’Afrique. L’Afrique c’est loin, en termes de distance, mais aussi à l’égard du rapport qu’on entretient avec ce continent. Il y a tout cela que je dois gérer, mais je me dis qu’il y a quand même des occasions qui peuvent s’offrir et ce sera à moi de les saisir.
Tu vis ici depuis deux ans, outre l’hiver, comment t’adaptes-tu ? Quelles sont tes impressions sur la ville et, plus particulièrement, comment parviens-tu à t’intégrer à son milieu artistique ?
À la base, je m’adapte, peu importe le lieu où je suis. J’ai vraiment une facilité d’adaptation. Pour ce qui est du milieu artistique montréalais, au tout début ce n’était pas facile. Comme c’est le cas partout dans le monde, les milieux culturels ne sont pas faciles d’accès. En travaillant au centre d’artistes Articule j’ai pu comprendre très vite comment fonctionnaient les choses ici. Ça a été pour moi une très bonne école pour pouvoir commencer à m’intégrer dans ce milieu. Je commence à connaître les méandres de ce Montréal artistique.
La présentation de ta projection vidéo L’Afrique en Mouvement m’a permis de faire connaître une partie de mon travail et de dire que je suis présent. Que je réside ici. Tout cela me permet d’exister sur le territoire.
Tu as pris combien de temps pour trouver ce travail à Articule qui t’a permis de mieux t’intégrer ?
Au moins un an. Je ne sais pas si c’est à cause de ma lenteur dans la recherche d’un travail. Mais je pense que c’était tout simplement le moment pour que je trouve ce travail. Je suis de ceux qui croient qu’il faut parfois être patient et que chaque chose vient en son temps. Et puis les choses naissent aussi de nulle part. Parfois grâce à des rencontres ou à des voyages.
Maintenant que tu vis à Montréal, on peut ainsi dire que tu ajoutes une « couche » à ton identité. De Kinshasa à Nantes puis Montréal. Trois continents. Trois pays. Trois cultures. Où se situe ton identité dans la conjoncture de ces déplacements ?
Je ne crois pas être un citoyen du monde. Je ne crois pas à ce terme. Je pense qu’on a tous besoin d’un repère. D’une base sur laquelle on doit s’appuyer. Je suis congolais, et ce jusqu’à ma mort. J’ai quitté le Congo à l’âge de 24 ans. Je pense qu’on affirme son identité à son adolescence. Moi je l’ai passée au Congo, donc je pense que je reste congolais. Mais je reste un Congolais qui est, comme tu le dis, entre trois continents : l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Je vais rester congolais dans certaines choses et pas dans d’autres !
Cela veut dire que, de jour en jour, je vais adapter ma façon de penser par rapport aux personnes qui seront devant moi ainsi qu’au travail que j’aurai à exécuter.
Mais dans ma vie de tous les jours, je vais aussi rester entre ces trois cultures. Celle qui va primer au-dessus de tout, c’est bien sûr mon identité congolaise. Je ne sais pas quand et comment j’utilise cette identité, mais je sais que c’est présent et que c’est quelque chose que je ne peux pas enlever de moi. Ce qui est intéressant, c’est que je me sens aussi québécois comme je me sens aussi français, même si je n’ai pas la nationalité française ou canadienne. Je pense qu’à un moment ce n’est pas non plus nécessaire de savoir quel passeport on détient. Ces documents sont des papiers qui nous servent pour nous déplacer. Je sais d’où je viens, qui je suis, qui sont mes parents, qui sont mes ancêtres et quelles sont mes racines. Le reste vient s’agripper autour de moi, non pas pour effacer qui je suis, mais pour me construire et faire de moi la personne que je suis aujourd’hui.
Quand je suis au Québec, je prends ce qui est intéressant de la culture québécoise, en France la même chose et ainsi de suite. Les éléments d’une autre culture que la mienne, si je considère qu’elles ne vont pas me construire, je ne les prends pas. Je pense aussi qu’on choisit d’aller vivre dans les lieux qu’on aime. Même s’il arrive quelques fois qu’on ne soit pas content du pays qui nous accueille, à la base on l’aime. On ne choisit pas d’aller vivre dans un endroit où l’on va être torturé. Si l’on me propose d’aller dans un pays où l’on torture tout le temps les gens, même si c’est bien pour ma carrière, je n’irai pas ! Bref, je pense que je suis entre les trois. Mais l’identité qui prime, c’est la Congolaise. Dans mon travail artistique, il y a une œuvre qui l’exprime bien, The Map Of Identity. Chaque année je reproduis une carte du monde. De mon monde. C’est une carte qui parle de mon identité. Elle me permet aussi de voir où j’en suis avec mon identité.
Cette œuvre, est-ce que tu la présentes ou t’appartient-elle ? L’exposeras-tu plus tard, en vieillissant ?
Je l’ai présentée une fois. Je regrette parce que beaucoup de personnes ne la connaissent pas. Comme la plupart de mes œuvres, elle est toujours en construction. Parce que, me considérant encore en vie, je me construis toujours. Donc mes œuvres font partie de moi et moi je fais partie d’elles, elles se construisent et évoluent avec le temps. Le fait d’être au Canada me permettra de présenter ce travail. The Map Of Identity est un travail qui permet aussi de montrer le monde d’aujourd’hui. Au-delà de ce travail qui me concerne personnellement, il y a la question de l’évolution du monde dans lequel nous vivons. Le monde n’est plus celui d’il y a cinquante ans. On est dans un monde où l’on se déplace facilement, on adopte facilement les cultures des autres. Ce qui n’était peut-être pas le cas avant. Et moi, je fais partie de ce nouveau monde. Et dans ces cartes, il est question de voir comment j’évolue avec ce monde qui est de plus en plus global et complexe. Par la différence des gens et des genres. Tout n’est plus noir et blanc. Il y a beaucoup de zones grises, qu’on ne veut parfois pas comprendre, mais qui sont essentielles à saisir.
Tu as mentionné qu’il y avait en toi des parts de Congolais que tu laissais de côté ? Est-ce que tu pourrais me donner des exemples de ces parts que tu laisses au Congo ? Pas reniées, mais avec lesquelles tu ne continues pas dans ta vie ?
Je ne pense pas avoir un exemple précis à donner. Comme je l’ai dit, je ne sais pas quand je délaisse cette part. Je sais que je le fais de temps en temps. Je sais qui je suis, donc je ne fais pas très attention aux changements qui peuvent survenir concernant qui je suis. Parce que je n’ai pas peur de ces changements. Je sais qu’ils ne vont pas biaiser la personne qu’il y a au fond de moi. Ici pour les gens, je suis congolais, mais si je rentre aujourd’hui au Congo, les gens me diront que je suis un Occidental ! Avec le temps je me rends compte qu’il y a en moi certaines manières de penser qui ne sont pas congolaises. Mais en même temps, il y a des réactions ou des façons de faire que j’ai ici, mais que j’ai toujours eues étant au Congo. Mais certaines personnes vont penser que c’est une manière de penser ou de faire qui est occidentale. Le plus intéressant dans cela c’est quand on commence à se poser la question sur ce qui est congolais, occidental et africain en moi. Je ne dis pas que je vais changer ma culture ou le monde, mais la question est de toujours savoir comment adapter ma culture au monde d’aujourd’hui sans pour autant perdre son originalité. Jusqu’à quel point je vais m’adapter. Je n’aime pas le mot intégrer. Parce que pour moi quand on s’intègre on disparaît. J’aime plutôt dire adapter. Donc jusqu’à quel point je vais m’adapter. Je vais m’insérer. En résumé, jusqu’à quel point moi, Moridja Kitenge, partout où je passe en tant qu’artiste et personne, je vais m’adapter.
Où te situes-tu dans la diaspora africaine montréalaise ?
Pour l’instant nulle part. Parce que je ne la connais pas très bien, ou même pas du tout.
Peut-être aussi parce que je me pose la question de savoir si cette diaspora va m’apporter quelque chose sur le plan professionnel. J’ai souvent tendance à dire que, quand tu arrives quelque part, ce sont les personnes originaires du territoire dans lequel tu résides qui vont te montrer le chemin à suivre. Je n’ai rien contre la diaspora africaine, mais elle ne connaît pas tous les coins et recoins de ce vaste territoire qu’est le Canada. Je ne cherche pas une communauté à laquelle je veux m’affilier pour qu’on me reconnaisse. Je veux qu’on reconnaisse mon travail d’artiste en tant que Moridja et non en tant qu’artiste d’une communauté. Je sais que je suis africain, je n’ai pas besoin que l’on me le rappelle tout le temps ! Mais ce n’est pas pour cette question que je ne fréquente pas la diaspora. Ce n’est pas en passant tout mon temps avec elle que je vais me faire connaître. Peut-être que je pourrais, si j’arrive à mieux connaître la communauté artistique montréalaise et canadienne, m’affilier avec toutes les diasporas d’Afrique pour faciliter aux nouveaux arrivants artistes l’accès à ce milieu. Tu sais, quand on ne connaît pas le milieu culturel on se dit qu’il est fermé.
Comment entrevois-tu l’avenir, tant personnel qu’artistique ?
Pour mon avenir personnel, j’espère que tout ira bien. Artistique, j’espère être un artiste qu’on connaîtra au Canada. Un artiste dont le travail pourra être présenté partout au pays. Et, si un jour on écrivait un livre sur l’art contemporain canadien ou québécois, que mon nom y soit inscrit même si je suis d’origine congolaise. C’est peut-être un rêve, mais j’espère qu’il se réalisera. Quand j’étais plus jeune, un de mes professeurs me disait, il faut tout faire pour faire partie de l’histoire. Et ma grande question était : comment ? Je me suis dit qu’avant 19 ans je devais faire partie de l’histoire de mon pays le Congo. À 19 ans, une de mes toiles a été primée patrimoine national du Congo. Avec la Biennale de Dakar, je me dis maintenant que je fais partie de l’histoire de l’art contemporain africain. Pour moi, c’est déjà beaucoup. À ma manière, j’ai apporté quelque chose.
Alors on revient encore à l’histoire ?
Oui, comme je l’ai dit tout à l’heure, un peuple sans histoire est un peuple sans âme. Donc si je n’ai pas d’histoire, je n’ai pas d’âme.

///Article N° : 11900

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Les images de l'article
The National Museum of Africa © Moridja
The National Museum of Africa © Moridja
The Map of Identity © Moridja





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