Chiens de foudre : une métaphore de la politique gabonaise ?

Entretien de Catherine Gau avec Joseph Tonda, sociologue

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Joseph Tonda est sociologue, professeur à l’Université Omar Bongo. Il est auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques, dont Le Souverain moderne, le corps du pouvoir en Afrique centrale, Congo, Gabon, paru aux éditions Karthala en 2005. Avec Chiens de foudre, il publie son premier roman aux éditions ODEM.

Catherine Gau : Vous venez de publier Chiens de foudre, une histoire irrévérencieuse qui se passe dans un pays imaginaire et où il est question de politique, de corruption, de fraudes et de tensions ethniques.
Permettez-moi de citer un passage du discours du candidat Michel Mwakomba, un des héros de ce livre :
« C’est notre chef qui a donné la démocratie au pays et c’est notre parti qui l’a donnée au peuple. (…) L’argent, la lumière et tout le reste, y compris les montres Rolex, c’est le chef de l’État qui nous les donne ! Alors, l’opposant s’oppose à qui ? À lui-même ! Vous avez tout compris. L’opposant n’a pas son argent, il a celui du chef de l’État. L’opposant n’a pas de lumière personnelle, il a celle du chef du parti. Donc, l’opposant est l’opposant de mes couilles ! »
Faut-il y voir une métaphore satirique de la politique gabonaise ? Une critique de la collusion de la politique et de l’argent ?

Joseph Tonda : Il faut y voir une métaphore satirique de la politique qui sévit dans l’ensemble des pays frontaliers de ce pays dont la capitale est Texas City… Une évocation du Far West ! Ce pays habité par deux races, les Shasbé, les Sous-Hommes Bêtes, et les Véhache, les Vrais Hommes, est un révélateur de ce qui se passe dans tous les pays qui lui sont frontaliers, un révélateur de la collusion de la politique et de l’argent mais aussi de la politique et du sexe, comme le dit Michel Mwakomba dans son obscénité postcoloniale, en parlant de l’ « opposant de mes couilles ». Cette obscénité rappelle aussi que la politique contemporaine hérite plusieurs schémas mentaux de son fonctionnement du commandement colonial sur les chantiers du travail capitaliste, dans les casernes, dans les résidences et dans les bordels, où le langage du colon n’était pas particulièrement châtié. La politique postcoloniale dont Michel est une des incarnations est de ce fait un retour au passé colonial.
Nous sommes en période préélectorale, comment analysez-vous, en tant que sociologue, l’offre politique gabonaise ?
La meilleure analyse de l’offre politique gabonaise est faite par Michel Mwakomba dans ses discours ébouriffants. Il sait qu’il va « défoncer les oreilles » du peuple avec sa « vérité », qu’il décline en promesses, en rappels de « réalisations », en insultes de son rival, et en dons de bœufs, de médicaments pour l’hôpital ou le dispensaire. Jérôme, son adversaire politique, n’est pas en reste, lui qui fait venir des antennes paraboliques, des télévisions, des engins pour l’entretien de la route… Les deux hommes attendent de cette offre qui sert aussi à vendre, c’est-à-dire à vanter la dimension extraordinaire, presque divine, du Chef, un contre-don, une contre-offre. Car ici, le don appelle le contre-don. Ils sont de ce point de vue, des virtuoses de l’offre politique.
Quelle est selon vous la place de l’ethnicisme dans cette offre ? Dans vos écrits, vous parlez de la « réinvention de l’ethnie », qu’est-ce que cela signifie ?
Dans cette offre, il y a aussi la réinvention de l’ethnie, parce que l’ethnicité, dont l’ethnicisme est la forme idéologique et militante, est un produit des processus coloniaux et postcoloniaux d’invention et de retournement des stigmates raciaux. Je signale que pour moi qui suis né dans les années 1950, il est écrit sur mon acte de naissance que j’appartiens à une certaine « race » qui se dit aujourd’hui « ethnie ». Ces assignations raciales sont à l’origine des offres actuelles en matière d’ethnicisme. Car si la « race » coloniale est une invention du système colonial, l’ethnicisme contemporain en est une réinvention mais il va bien au-delà : il va chercher ses justifications dans le passé précolonial et donc dans la narration mythique, dans l’imaginaire. Ce sont les intellectuels, les lettrés, qui en sont les artisans, aujourd’hui comme hier. Il s’agit de tous ces gens qui sont frappés parce que j’appelle le « syndrome du prophète ». Celui qui se proclame prophète se croit investi d’une mission de faire retour à l’ordre supposé fondamental, et donc pur, du message et de l’identité originels perdus.
Je cite à nouveau un passage de votre livre : « Selon cette femme au cor, il faut en finir avec les arguments électoraux souillés de sang, de langues, de cœurs, de mains, de sexes, de crânes et d’yeux prélevés sur des corps étêtés vifs ou sur des cadavres ». Faut-il, d’après vous, craindre en cette période, une recrudescence des crimes rituels, à propos desquels vous vous êtes déjà exprimé ?
Il faut espérer que le vent de folie qui a soufflé au cours de ces dernières années au Gabon, est définitivement tombé et que la période qui vient ne va pas rallumer cette folie. Il faut espérer que l’appel de la « femme au cor » aura été entendu.
Concernant les crimes rituels, assiste-t-on à un « retour de la barbarie », en contradiction avec la modernisation de la société gabonaise ?
Quand on lit l’histoire des massacres coloniaux, quand on voit les démembrements, les flétrissures, les exterminations des corps noirs par les compagnies concessionnaires, dans la construction du chemin de fer Congo-Océan, dans les corvées, dans la production du caoutchouc, quand on se souvient de la chicote, en Afrique centrale, on voit la barbarie de ceux qui se disaient civilisateurs. Le moteur du système colonial fonctionnait à la consommation de la chair des nègres. S’il y a « retour à la barbarie », je verrais moi un retour à cette barbarie-là, qui a consisté pour les civilisés blancs d’hier et qui consiste pour leurs épigones noirs d’aujourd’hui, à reposer l’exercice du pouvoir dans le prélèvement de la chair des nègres, c’est-à-dire les subalternes. C’est le même système qui commande les « crimes rituels ».
Pourquoi avoir voulu passer de la posture de sociologue à celle de romancier avec Chiens de foudre ? La fiction représente-t-elle pour vous une nouvelle façon d’explorer les thèmes qui vous sont chers ?
J’ai fait ce passage pour la raison suivante : la sociologie met en scène des concepts forgés à partir de terrains historiques, c’est-à-dire de l’expérience des rapports sociaux constitutifs de ces terrains qu’ont les individus. Cela peut paraître abstrait pour certains lecteurs. Or, le roman met en scène des personnages impliqués dans les relations sociales sur des terrains historiques ou imaginés, les lecteurs peuvent s’identifier à ces personnages, prendre parti pour les uns contre les autres, pleurer, rire : on rit très rarement en lisant des textes de sociologie !
Vous travaillez sur un prochain roman ?
Le prochain roman, qui est déjà écrit, sera publié au mois d’avril 2014, aux éditions ODEM. Il porte le titre Tuée-Tuée… Mais je n’ai pas pour autant abandonné la sociologie car un ouvrage dans cette discipline est actuellement en lecture chez un éditeur parisien.

Propos recueilli par Catherine Gau
Libreville/Gabon
///Article N° : 11912

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Joseph Tonda © DR





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