« Personne ne peut me dire ce que c’est que d’être français »

Entretien de Caroline Trouillet avec Titi Robin

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Reconnu internationalement comme un des meilleurs guitaristes de sa génération, Thierry dit « Titi » Robin compose depuis 30 ans une musique personnelle à la croisée des cultures orientales, gitanes et occidentales. Dans son dernier projet en trois albums, Les Rives (2011), il met en correspondance les expressions artistiques de la Turquie, de l’Inde et du Maroc. Titi, attaché à ses racines angevines et en ouverture permanente sur le monde, est aussi un artiste engagé, n’hésitant pas à prendre la plume pour s’indigner dans la presse contre les insultes racistes vis-à-vis de Christiane Taubira. Avec sensibilité et humilité, il nous parle de son cheminement artistique et humain et dénoue certains malentendus sur les « musiques du monde » et le « métissage ».

À travers le triptyque et votre spectacle Les Rives, vous dévoilez un fil musical entre la Turquie, l’Inde et le Maroc. Parlez-nous de ce fleuve artistique et culturel dans lequel vous vous plongez ainsi depuis 30 ans, qui irrigue toute la Méditerranée, le nord de l’Afrique, les Balkans, jusqu’au Rajasthan.
J’ai pris conscience de ce courant tardivement. Je n’ai reçu aucun enseignement musical, je suis autodidacte. Adolescent, j’avais besoin d’exprimer quelque chose de fort. La musique est devenue mon langage. Autour de moi j’avais des copains orientaux et gitans, et j’ai trouvé quelque chose dans leur jeu qui m’a tout de suite touché. Je n’ai jamais voulu faire de photocopie d’une musique arabe, ou de flamenco, ou de musique orientale. Je voulais trouver mon langage, celui qui raconte l’histoire du Titi. Ensuite la source qui a formé mon identité humaine et artistique, c’est vrai, a été méditerranéenne. Trente ans plus tard, je réalise que ce qui me nourrit provient d’une culture globale et cohérente qui part du sud de l’Europe et du nord de l’Afrique et s’étend jusqu’au nord de l’Inde. La poésie et la philosophie qui me touchent se retrouvent aussi dans ce courant. Instinctivement, je vais là où un écho d’échanges culturels très forts, anciens, résonne encore. Cela ne correspond pas du tout à la manière dont on oppose aujourd’hui le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest. Il y a dans ce monde culturel une forme esthétique, au sens large, qui correspond à ma personnalité et qui m’a nourri de manière purement instinctive. Avec Les Rives, quand je rends hommage à l’Inde, à la Turquie et au Maroc, qui sont des pays symboliques car j’aurai pu prendre l’Iran aussi, je ravive des liens qui existent depuis longtemps.

C’est important ce que vous soulevez, à l’heure où l’on se crispe sur l’origine. Selon vous on n’aurait pas forcément besoin d’être héritier de telle culture pour être touché par ce qu’elle dit, être sensible à ce qu’elle porte.
Oui et en même temps je pense que la France a une faiblesse dans son langage culturel populaire. Nous avons tout un réseau de salles très bien équipées, le statut d’intermittent, toute une structuration autour de la musique. Au Maroc, en Turquie ou en Inde, ce n’est pas le cas. Par contre, on trouve des musiciens avec une très forte identité lorsqu’en France dominent des musiques empruntées. Souvent il s’agit de photocopies, plus ou moins habiles, mais avec beaucoup de maladresses. Quand j’étais gamin, ceux qui me semblaient avoir une forte identité musicale étaient souvent des Arabes ou des gitans, qui pouvaient être français mais qui avaient ce lien fort avec leur culture.

Avec Les Rives, vous vouliez aussi prendre le contre-pied de l’industrie « des musiques du monde ». Comment avez-vous travaillé avec les musiciens et professionnels locaux ?
Au départ il y avait une frustration. J’ai beaucoup joué en Inde, que ce soit dans le circuit indien, ou dans le circuit des centres culturels indiens. Mais mes disques n’y étaient pas diffusés, parce que les maisons de disque françaises trouvent les musiques du monde superbes, mais si les artistes sont parisiens c’est encore mieux ! Pour ce projet il a fallu que je fasse travailler ma maison de disque avec des maisons de disque turques, marocaines et indiennes. C’était très difficile parce que ça leur faisait peur de décrocher le téléphone pour discuter avec une maison de disque berbère. Donc la musique du monde, ça ne va pas très loin en réalité ! Tout reste à faire. Quelles sont à Paris les maisons de disque qui avec cette étiquette « musiques du monde » ont l’habitude de collaborer avec leurs collègues dans les pays concernés ?

Dans les années 1980, vous avez en quelque sorte initié ce qui deviendra ce domaine des « musiques du monde » en collaborant avec le chanteur breton Erik Marchand et avec le joueur de luth arabe Hameed Khan. Comment le milieu musical français a-t-il alors accueilli vos collaborations ?
On a été plutôt bien accueilli parce qu’on était une curiosité. On jouait dans des cadres très différents, au théâtre de la Ville à Paris, sur des scènes bretonnes traditionnelles, mais aussi dans des festivals de jazz improvisé. Nous proposions quelque chose de nouveau avec les quarts de ton et un système d’improvisation rythmique. Nous avons joué aussi au Moyen Orient, au Canada, aux États-Unis. Effectivement, au même moment, les oreilles se sont ouvertes, c’est devenu plus facile d’assumer d’avoir plusieurs cultures en héritage parce que beaucoup de gens en France se sont retrouvés dans cette situation. J’ai senti qu’il y avait dans mon public un écho important et je le ressens encore aujourd’hui. Soit les gens retrouvent dans ma musique un mariage qui est présent dans leur vie, même s’ils ne sont pas musiciens, soit les personnes qui ont une seule culture sont touchées parce qu’elles voient une harmonie possible entre plusieurs cultures. Si dans cette musique on peut trouver de l’harmonie, peut-être peut-on la trouver dans la vie aussi. Le parallèle se fait constamment.

Le métissage est souvent le terme utilisé pour décrire votre travail comme artiste porteur de traditions musicales, assoiffé aussi de rencontres entre musiques occidentales et orientales. Ce mot vous satisfait-il ?
C’est une réalité, ma musique est métisse, mais elle ne parle pas du tout d’un ailleurs. Elle raconte mon intimité, mes joies, mes peines, mes amours, mes rêves, les choses de la vie d’un homme ou d’une femme. J’aurai pu naître dans un village du Rajasthan et jouer la musique des anciens, ou faire du rock à Seattle, je me serais autant battu pour exprimer ce que je ressentais. Certains parlent de la musique de l’autre, de l’ailleurs. Si je jouais avec des rockeurs américains ou anglais, là oui ce serait vraiment de l’exotisme ! Par contre je partage avec mes musiciens indiens ou marocains par exemple une communauté d’esprit et de langage. Je suis avec ceux qui me ressemblent, qui me sont proches, et non pas avec ceux qui sont différents. Je compose la musique en fonction des liens que je connais entre les uns et les autres de manière à ce que chacun se sente chez lui parce que mon style est à la croisée de plusieurs cultures. Le métissage est simplement une réalité, celle de millions et de milliards de gens. Par contre c’est très important de l’embrasser, de l’assumer et d’y trouver une harmonie pour pouvoir faire des enfants qui s’y sentent bien, et pour moi les enfants ce sont les compositions, les spectacles. Le fait que ma musique soit métissée est anecdotique. D’autant plus que je commence à comprendre mon cheminement au bout de trente ans seulement. Si je suis honnête je dirai que depuis tout ce temps j’ai avancé mais ce n’était pas une démarche intellectuelle du tout.

Ce sont des rencontres qui vous ont fait passer d’un pays à l’autre…
En fait il n’y a pas de passage d’un pays à l’autre. Ces frontières sont politiques et géographiques mais dans mon monde musical elles n’existent pas. Je ne vais pas au Maroc, ce sont les Marocains qui jouent avec moi. Il y a un malentendu. Par exemple, j’étais en tournée en Inde avec mon quartet indien, à Madras, et une délégation de politiciens français est venue me voir jouer. Après le concert ils m’ont demandé : « alors maintenant vous jouez de la musique indienne ? » parce qu’ils me voyaient assis en tailleur avec des Indiens. Les musiciens rigolaient bien, ils pouvaient jouer ma musique parce qu’il y a plein de points communs mais quand eux jouent de la musique indienne ce n’est pas du tout les mêmes règles du jeu ! Je pense que c’est encore trop tôt pour que les gens comprennent, mais ça viendra. Je suis sûrement plus proche d’un peintre ou d’un poète. Par exemple Van Gogh était hollandais, il vivait dans le Sud de la France parce qu’il aimait la lumière et il s’inspirait beaucoup de la peinture japonaise. Est-ce qu’on lui disait pourquoi le Japon, alors que toi tu es hollandais et que tu vis à Arles ? Non, il ressent des choses et il les peint selon sa personnalité. En musique on a du mal à raisonner ainsi.

Peut-on dire que de par les correspondances musicales que vous soulevez, vous avez révélé à la France une richesse musicale et culturelle qu’elle s’ignorait, celle de communautés gitanes et arabes présentes depuis des siècles, et notamment dans cette région angevine où vous avez grandi ?
Oui tout à fait. D’ailleurs j’ai réagi récemment dans Ouest France aux insultes vis-à-vis de Madame Taubira et aux propos dangereux du maire d’une ville du Maine et Loire sur les Roms. J’ai pris la parole en revendiquant mes racines parce que personne ne peut me dire ce que c’est que d’être français. Ce sont les valeurs de mon éducation traditionnelle qui me permettent d’avancer, d’apprécier ce que je vis et de m’adapter au monde. Si on me parle du sang et de l’éducation, je sais d’où je viens et je ne vais pas me laisser marcher sur les pieds. Ensuite, mon destin a fait que dans ma vie, familiale et professionnelle, dans mon art, effectivement il y a une harmonie que je recherche entre plusieurs cultures. J’y trouve de la force. Il n’y a aucune contradiction, c’est parce que mes racines sont solides, qu’elles ne me font pas douter de moi-même, que je peux partager avec les autres. Par exemple, Medhi Nassouli avec qui je joue, vient d’une société marocaine rurale et traditionnelle, à la fois gnaoui et berbère. Quand il me parle de son grand-père dans la montagne, je le comprends parce que j’ai grandi au coin d’un feu de cheminée, avec des valeurs traditionnelles très proches. Un arbre dont les racines sont profondes peut avoir des branches suffisamment étendues pour toucher d’autres arbres. Je suis à l’aise dans mes voyages et mes rencontres parce que je sais d’où je viens. Quand Madame Taubira a été insultée je sais bien que derrière il y a ce truc d’identitaire, de réactionnaire, qui est non seulement bête mais faux. Il faut vraiment se battre contre ça. Et ce n’est pas au nom du métissage que je le dis mais au nom des racines.

C’est la première fois que vous vous exprimez publiquement. Quelle urgence vous a poussé à le faire ?
La société devient extrêmement violente. Dans ma vie je me suis souvent fait insulter parce qu’on me prenait pour un gitan. Avec ma famille on pouvait se faire acclamer sur les scènes et puis se voir refusé d’être servis ensuite. Mais c’est quelque chose que j’ai retrouvé dans tous les pays où j’ai voyagé, la nature humaine est ainsi faite, j’arrive à être distant par rapport à cela. Par contre, les représentants de l’Etat et les médias jouent à un jeu extrêmement dangereux. Globalement il y avait toujours eu un équilibre grâce à des intellectuels et des médias qui défendaient une idée noble de l’homme, ils étaient vigilants. Aujourd’hui je ne dirais pas qu’il y a davantage de racisme, mais cette vigilance s’est endormie et tous les mouvements extrémistes se sentent plus forts. J’assume le fait d’avoir des racines, d’être fier de ma culture et en même temps j’ai vécu jusque dans ma chair l’expérience de l’ouverture. Donc je pouvais me permettre de parler, aussi car je ne veux pas laisser cet amour du pays aux nationalistes, c’est très important. À l’inverse, ce serait faux de prôner le métissage comme avenir et négliger tout ce qui renverrait aux racines. En tout cas je sais que dans la région d’Angers ma prise de parole a soulagé beaucoup de gens qui s’étaient sentis humiliés.

Actualité toute chaude : sortie en mars 2014 d’un album en duo avec Michael Lonsdale, chez WorldVillage.
En savoir plus : http://www.thierrytitirobin.com / https://www.facebook.com/titi.robin]

///Article N° : 11946

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© Louis Vincent





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